Ouvertures économiques et blocages politiques

Cuba, forteresse assiégée

, par HABEL Janette

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Quelle attitude adoptera le nouveau président des Etats-Unis à l’égard de Cuba ? De la réponse à cette question dépend, en grande partie, l’évolution du régime de M. Fidel Castro confronté à la plus grave crise de son histoire. Les importantes ouvertures économiques décidées par La Havane se heurtent à l’injuste embargo maintenu, et récemment renforcé, par Washington. Dans ce contexte, comment espérer un quelconque déblocage de la situation politique intérieure ?

Dans une déclaration récente M. Fidel Castro a manifesté son intérêt pour la politique des dirigeants chinois : « Ils ont réalisé des réformes économiques de toutes sortes, mais sur le plan politique ils ont été extrêmement prudents et n’ont pas abandonné leur conception du Parti communiste comme parti dirigeant, coordinateur et constructeur du socialisme » [1]. Plus explicite, un haut fonctionnaire cubain de retour de Chine, impressionné par les succès économiques de Pékin, ajoute : « En commençant par les réformes politiques, M. Gorbatchev a désarticulé le système. La Chine a fait l’inverse en mettant d’abord en oeuvre des réformes économiques tout en préservant un parti et un Etat forts et cela marche... » Ces commentaires témoignent de l’état d’esprit qui règne dans les sphères dirigeantes à La Havane, en ce début de 1993, quatrième année d’une crise dramatique qualifiée d’abord de « période spéciale en temps de paix » puis de « période spéciale critique ». Ouverture économique et blocages politiques, tels sont les traits essentiels de la situation.

Le renforcement de l’embargo américain après l’adoption par le Sénat des Etats-Unis, en octobre 1992, de la « loi Torricelli » [2] – The Cuban Democracy Act – renforce à La Havane le syndrome de forteresse assiégée. La « loi Torricelli » a fait l’objet d’un rejet international. Mettant à profit la crainte que suscitent le regain du protectionnisme et la volonté américaine d’améliorer ses positions dans le cadre du GATT, le gouvernement cubain a remporté une victoire diplomatique significative à l’ONU : cinquante-neuf pays (dont la France, l’Espagne, le Canada, le Mexique et la Chine) ont condamné une loi « dont les effets extra-territoriaux affectent la souveraineté d’autres États... et la liberté de commerce et de navigation », trois pays ont voté contre (les Etats-Unis, Israël et la Roumanie) ; et soixante et onze se sont abstenus (dont la Russie, l’Allemagne et la Grande-Bretagne). La CE a exprimé « son opposition à une extension unilatérale par les Etats-Unis du champ d’application de mesures commerciales relevant de la politique de sécurité extérieure et intérieure américaine ». De nombreux gouvernements latino-américains ont également protesté contre une mesure juridiquement inacceptable et jugée contre-productive sur le plan politique. À Cuba même, la Conférence des évêques catholiques ainsi qu’un groupe de dissidents, le Courant socialiste démocratique dirigé par MM. Elizardo Sanchez Cruz et Rolando Prats, ont condamné le renforcement de l’embargo américain.

Échec du plan alimentaire

Comment sortir de la crise économique qui frappe de plein fouet Cuba ? Une révision constitutionnelle, décidée par le 4e Congrès du parti et approuvée par l’Assemblée nationale populaire en juillet 1992, vise à entériner une nouvelle politique économique, à assurer la protection juridique des investissements étrangers, garantir les bénéfices offerts au capital d’où qu’il vienne, et à établir des règles claires à propos du droit de propriété (l’État cubain autrefois propriétaire de « tous les moyens de production » n’a plus désormais à sa disposition que les moyens de production qualifiés de « fondamentaux » ; la constitution d’entreprises mixtes et d’associations économiques est reconnue et le monopole d’État du commerce extérieur est assoupli). Ces garanties constitutionnelles étaient nécessaires. En effet, les accords de joint-ventures (soixante-seize d’importance très inégale, selon M. Carlos Lage, membre du bureau politique), signés avec des entrepreneurs étrangers restent insuffisants [3]. Il fallait donc rassurer les investisseurs potentiels qui craignent les risques politiques et les représailles de la puissante communauté cubaine de Miami : la firme française Total, engagée dans la prospection pétrolière, a fait l’objet de pressions multiples pour qu’elle abandonne ses recherches [4].

Les perspectives économiques demeurent fort sombres : « Le résultat le plus important de 1992, c’est d’avoir résisté... » Après cet énoncé sobre mais elliptique, M. Carlos Lage estime que « 1993 risque d’être aussi difficile sinon plus » et personne n’est en mesure de dire « combien de temps peut durer la période spéciale » [5].

En ce qui concerne les deux priorités fondamentales du moment, l’alimentation et l’énergie — M. Carlos Lage est laconique : « Les résultats du plan alimentaire ne correspondent ni aux attentes ni aux besoins. » Les importations de lait en poudre permettent juste de couvrir les besoins des enfants de zéro à sept ans à condition que la distribution se fasse régulièrement, ce qui n’est pas toujours le cas [6]. De cinq oeufs par semaine on est passé à quatre. « Le compte à rebours a commencé », plaisantent les Cubains.

En 1992, le pays a pu acheter environ 6 millions de tonnes de pétrole (la moitié du volume importé en 1991) qui ont coûté 850 millions de dollars, soit le tiers des ressources nationales ; des diplomates occidentaux estiment que 80 % de la capacité industrielle est actuellement paralysée par manque de combustible. Et le pays a dû renoncer à 75 % de ses importations.

Dans ces conditions, le nouvel accord conclu avec la Russie permettra peut-être de terminer la construction de la centrale nucléaire de Juragua et de diversifier ainsi les sources d’énergie à condition que soit garantie la sécurité d’une installation que l’on dit de type Tchernobyl qui se trouve à 150 kilomètres des côtes américaines. La France, engagée dans la coopération économique avec la Russie, en particulier en matière de sûreté des centrales nucléaires, aurait été sollicitée par La Havane.

L’accord conclu avec Moscou permet de normaliser des relations chaotiques. On ne peut effacer du jour au lendemain une intégration économique de plus de vingt ans : la Russie a besoin de Cuba pour le sucre, et La Havane a besoin de Moscou pour le pétrole. Selon le professeur Anatoly D. Bekarevitch, « aucune entreprise ne pourrait vendre le sucre, les agrumes ou le nickel à des prix plus bas. De plus, personne ne pourrait livrer comme Cuba ces marchandises en quantités aussi importantes [7]. »

L’accord prévoit la création d’une commission intergouvernementale de collaboration économique, des accords sur la navigation commerciale (le paiement du fret était en litige), un protocole d’échanges et de paiements pour 1993 et le maintien du Centre de télécommunications et d’espionnage électronique russe sur le territoire cubain en échange de livraisons d’armes. Mais le changement réside dans les « nouvelles formes de collaboration économique et commerciale » envisagées : la création d’entreprises conjointes entre la Russie et le capital étranger sur le territoire cubain.

Des raisons de politique intérieure et une réévaluation de l’avenir de l’île expliquent le revirement russe. Selon M. Anatoly Bekarevitch, deux tendances s’opposaient jusqu’alors à Moscou concernant Cuba : l’une soumise « à la pression des États-Unis », l’autre « pragmatique tenant compte en priorité des intérêts russes » : cette dernière l’a emporté. Moscou n’exclut pas une normalisation éventuelle des relations avec les Etats-Unis qui ferait de la plus grande des Antilles une porte d’entrée vers l’Amérique latine et le nouveau marché commun nord-américain (Mexique, États-Unis, Canada). Cette motivation vaut aussi pour la Chine et pour le Japon dont le commerce avec Cuba s’est amplifié.

La nouvelle administration démocrate à Washington va-t-elle modifier le cours d’une politique qui date de plus de trente ans ? L’un des soucis majeurs de M. Clinton est d’éviter une déstabilisation régionale. M. Wayne Smith [8], observateur éclairé des relations bilatérales, craint les conséquences qu’aurait pour le flanc sud des Etats-Unis un exode massif en provenance de l’île qu’on ne pourrait enrayer par des rapatriements forcés, et celles en Amérique latine d’éventuels affrontements armés à Cuba. Comment assurer une transition pacifique, un soft landing, tout en voulant renverser M. Fidel Castro ? Tel est le dilemme de Washington jusqu’à présent prisonnier des secteurs les plus extrémistes de l’exil cubain.

Des trois conditions mises par la diplomatie américaine à une normalisation, deux sont déjà remplies : les derniers militaires russes doivent quitter Cuba en 1993 ; et l’aide aux révolutionnaires latino-américains a cessé depuis l’arrêt des combats au Salvador. Reste l’exigence d’élections « libres » avec la participation de la communauté cubaine de Miami, préalable à la levée de l’embargo dont la fin, selon une étude réalisée à Washington, « donnerait au gouvernement de Castro un apport annuel de 800 à 1 100 millions de dollars grâce au tourisme et aux versements des exilés ». C’est pourquoi l’administration Clinton ne relâchera sans doute pas la pression sans contrepartie politique. L’auteur de l’étude se prononce « pour une diplomatie plus active... utilisant la carotte et le bâton [9] ».

Purges et limogeages

Mais des contacts indirects ont eu lieu avec l’équipe de M. Clinton. Ainsi, MM. Wayne Smith et George McGovern, personnalités démocrates, se sont rendus dans l’île [10]. Utiliser l’ouverture économique pour développer les contacts avec la dissidence interne (plus présentable que les gens de Miami), en faire un « interlocuteur valable » et obtenir ainsi les changements politiques que des années de confrontation n’ont pu provoquer, telle serait l’ambition de ces responsables américains.

L’amorce de négociations, dont pourrait résulter un début de normalisation des relations vitales pour Cuba, a lieu dans les conditions les plus difficiles. M. Fidel Castro veut aligner des « divisions » au garde-à-vous. D’où l’intensification de la répression contre la dissidence.

« Tous les citoyens ont le droit de combattre par tous les moyens, y compris la lutte armée s’il n’y a pas d’autre recours, quiconque tenterait de renverser l’ordre politique, social et économique établi par cette Constitution », précise l’article 3 de la nouvelle Constitution adoptée par l’Assemblée nationale du pouvoir populaire, en juillet 1992.

La signification politique de cet amendement, passé presque inaperçu, est pourtant décisive. Quelles que soient les réformes, les reculs, les concessions rendues nécessaires par l’extrême gravité de la crise, il ne peut y avoir d’équivoque : le pouvoir révolutionnaire ne saurait être renversé. Cuba ne sera pas le Nicaragua. Il n’y aura pas de révolution « de velours ». Avis est donné aux Eltsine, voire aux Gorbatchev en herbe, aux réformateurs de tout poil qui transgresseraient l’ordre social et compromettraient la souveraineté nationale dont le Parti communiste « marxiste-léniniste, avant-garde organisée de la nation cubaine », selon la nouvelle formulation constitutionnelle, est désormais le garant. Ceux qui parmi les cadres dirigeants misent sur les réformes économiques pour amorcer en douceur une transition politique doivent connaître les risques qu’ils encourent et savoir qu’ils exposent le pays à la guerre civile.

Mais combien de temps les Cubains vont-ils supporter les contradictions suscitées par le développement d’îlots capitalistes réservés aux investisseurs étrangers tandis que les « marchés libres paysans » restent interdits ? La coexistence de deux logiques économiques est d’autant plus explosive que les autorités imposent une structure de commandement monolithique alors que l’hétérogénéité de la population s’accroît tant sur le plan sociologique que politique ou religieux. Pourtant le Parti communiste n’offre aucun espace de discussion publique alors que sa prétention à représenter l’ensemble du peuple devrait entraîner le développement du pluralisme. La nation, même en guerre, peut-elle parler en permanence d’une seule voix ? Pour la première fois, la population demande des bilans. M. Fidel Castro répond à l’impatience populaire par des limogeages et nul n’est épargné, pas même son propre fils.

M. Carlos Aldana, membre du bureau politique, qui occupait un poste-clé dans la hiérarchie, a été exclu du parti sur décision du comité central accusé de connivences financières avec le PDG de la filiale de Sony à La Havane. Mais la version officielle a un effet boomerang : « Que penser d’un appareil qui nourrit en son sein de telles pratiques ? », s’interroge un ancien commandant à la retraite de l’armée rebelle. Pour d’autres, M. Aldana aurait cumulé trop de pouvoirs et fait preuve d’une autonomie excessive...

Ces purges périodiques ne suffisent plus à répondre aux attentes d’une plus grande participation, d’une plus grande décentralisation. Les élections en cours ne le permettront pas non plus. Fin février, seront élus des députés au suffrage direct. Les récentes élections des délégués aux assemblées municipales ont donné lieu à une participation massive... sous la vigilance des comités de défense de la révolution (CDR). Les candidatures étaient de toute façon contrôlées par la CTC (centrale syndicale) et les organisations de masse. Exception significative, l’UNEAC (Union des écrivains et artistes) n’en faisait pas partie. L’intérêt des résultats réside donc dans le pourcentage de votes blancs ou nuls, seul moyen pour la population de refuser tel ou tel candidat ou de manifester son opposition. Faute d’information, des journalistes mexicains se sont livrés à des enquêtes locales dans quelques quartiers de La Havane où ils ont pu constater un pourcentage élevé de votes nuls ou blancs de l’ordre de 20 % [11].

Bien que partiels ces résultats reflètent un mécontentement grandissant contre « la bureaucratie tropicale... un système impénétrable qui paralyse les meilleures idées », selon l’expression de M. Reynaldo Gonzalez, directeur de la Cinémathèque cubaine, écrivain, auteur de La Femme impénétrable, pièce de théâtre jouée, en décembre dernier, dans le cadre du Festival de cinéma de La Havane.

En l’absence de solution de rechange (ni le panorama international ni l’environnement régional n’en offrent), certains espèrent encore que M. Fidel Castro prendra la tête des changements nécessaires mais sans trop y croire. Ce scepticisme alimente le désespoir de ceux qui craignent l’implosion et la chute de la révolution. Au profit de Miami ? « Ça jamais ! », s’écrie un critique littéraire qui s’effondre en sanglots...

Notes

[1Granma, 31 octobre 1992.

[2Du nom du député démocrate du New-Jersey.

[3Granma, 10 novembre 1992.

[4El Financiero. Supplément économique, 18 décembre 1992, Mexico.

[5Cf. note 3.

[6Cf. Tribuna de La Habana, 8 novembre 1992.

[7Rusia-Cuba : los desafios del tiempo. IHEAL - Paris-III Banque interaméricaine de développement, Moscou, Paris, 1992.

[8Ancien responsable de la section d’intérêts américains à La Havane.

[9Centre d’études stratégiques et internationales, Financial Times, 22 décembre 1992.

[10Cf. Revista Mensual, IPS, La Havane, novembre 1992.

[11Proceso, 28 décembre 1992 ; La Jornada, 21 décembre 1992, Mexico.

Source

Le Monde diplomatique, février 1993.

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