Après les bombes, le protectorat

, par SAMARY Catherine

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Le plus souvent, les interventions militaires exacerbent les tensions dans les pays qu’il s’agit de « sauver ». L’OTAN assure alors de longues années de missions de sécurité et de formation pour le compte de gouvernements de transition qu’elle a imposés. Cette tutelle a perduré en Afghanistan jusqu’en août 2021. Au Kosovo et en Irak, ses troupes poursuivent leurs activités depuis plus de deux décennies.

Privée des colonies qui firent les beaux jours des empires européens, l’Amérique n’a pas hésité, à la croisée des XIXe et XXe siècles, à gérer directement ces néocolonies que furent Cuba et les Philippines, puis Haïti, la République dominicaine, le Nicaragua, ou encore le Panamá.
À la fin de la seconde guerre mondiale, les États-Unis et leurs alliés occidentaux recourront à nouveau au protectorat pour assurer la transition démocratique de l’Allemagne et du Japon. Washington rêvait aussi d’imposer cette humiliation à la France.
Le grand retour de l’idée de protectorat dans les années 1990 ne tient évidemment pas au hasard. Avec la victoire américaine dans la guerre froide se terminait aussi une époque où toutes les crises, nationales ou régionales, se résolvaient dans le cadre du bras de fer entre les États-Unis, véritable superpuissance, et l’Union soviétique, qui, à défaut des autres attributs d’un « Grand », conservait son pouvoir militaire.
Ces confrontations n’allaient pas sans « règlement à l’amiable » et partages d’influence dans le dos des peuples concernés. Mais ce monde bipolaire devait tenir compte de la forte pression des mouvements de libération sociale et nationale. D’où une consolidation relative des États et le maintien des conflits « sous contrôle », les grandes puissances ayant pour alliés des pouvoirs d’États (souvent dictatoriaux) orientés vers une logique de développement.
La disparition de l’Union soviétique et de son « bloc » a achevé le tournant libéral amorcé dans les années 1980. Sous la pression des institutions de la mondialisation et de l’Union européenne, l’État-providence est démantelé, tandis que marché et profit reprennent le dessus. La course aux privatisations et la rupture des logiques de distribution creusent les écarts sociaux et régionaux et multiplient les conflits sanglants. Certains États du tiers-monde s’effondrent, faute de l’aide que leur apportaient jusque-là soit Moscou et ses amis pour se les attacher, soit Washington et les siens pour contenir l’influence soviétique. Il est même des États qui « disparaissent » purement et simplement.
Dans certains cas, comme en Somalie à la suite de l’éphémère et catastrophique intervention américaine d’octobre 1993, c’est l’indifférence qui domine après une aide médiatisée — le pouvoir de « nuisance » de ces conflits sur le reste du monde ou sur leur environnement régional étant réputé faible. Dans d’autres, d’importance secondaire pour Washington, le protectorat est confié à l’ONU, comme au Timor.
Se multiplient alors les situations — Kosovo, Afghanistan, Irak — où, ayant fait triompher leurs solutions par la force des armes, les États-Unis entendent imposer un carcan garantissant que la « leçon » ne serait pas inutile, et dans lequel ils s’investissent à des degrés divers, en fonction des enjeux plus ou moins stratégiques. Au Kosovo, ils passeront la main dès que possible à l’Union européenne, tout en multipliant les bases de l’OTAN dans la région. En Afghanistan, ils délégueront la gestion quotidienne du pays — y compris le maintien de l’ordre à la Force internationale pour l’assistance à la sécu- rité (FIAS), dont l’OTAN a pris la tête en août 2003 — en poursuivant le combat militaire contre Al-Qaida et ses alliés talibans [1]. En Irak, [envahi en mars 2003 par l’armée américaine], ils gardent, en revanche, toutes les rênes du pouvoir économique, politique et militaire.

La formule du protectorat recouvre donc des situations extrêmement diversifiées et évolutives, qu’il faut juger à partir de la question : qui contrôle quoi ? Elle n’échappe en tout cas pas à la « contradiction ouverte », soulignée par Noam Chomsky, « entre les règles de l’ordre international établi dans la Charte des Nations unies et les droits reconnus dans la Déclaration universelle des droits de l’homme [2] » : d’un côté, la souveraineté des États, qui interdit toute ingérence dans les affaires intérieures ; de l’autre, celle des peuples, qui exigerait au contraire de voler à leur secours, contre leur propre régime s’il le fallait. La géopolitique du chaos [3] des années 1990 a pourtant paru légitimer le « droit d’ingérence », très en vogue à une époque où les grandes puissances se virent reprocher non point leurs responsabilités dans ces « désordres », mais une « inaction » relevant de la non-assistance à peuple en danger.
Pour ceux qui réclament cette forme d’assistance comme pour ceux qui s’en méfient, il importe donc de dresser le bilan de ces « protectorats » au cas par cas, en comparant le contenu des mandats, les conditions de leur élaboration, l’existence ou non d’un organisme de contrôle, etc. Seule une attitude critique, mais ouverte, permettra de ne tomber ni dans une indifférence criminelle (pensons au Rwanda), ni dans l’aveuglement envers un « impérialisme humanitaire », supposé « bénin [4] », dont les remèdes se révèlent pires que le mal. En dépit de points communs, l’Irak n’est pas l’Afghanistan, sans parler du Kosovo et, bien sûr, de la Bosnie. Ces deux dernières expériences demandent un examen particulier. L’un et l’autre de ces semi-protectorats ont mis fin à des guerres et entamé la reconstruction, à partir de la mise en place d’institutions politiques et d’élections, depuis maintenant plusieurs années. Mais selon quelle dynamique ?
Les accords de Dayton en 1995 sur la Bosnie-Herzégovine et la résolution 1244 du Conseil de sécurité de l’ONU, en juin 1999, sur le Kosovo, bien que mettant fin à des guerres, n’ont pas remis en cause les logiques antagonistes en présence. Les quasi-protectorats ont donc chapeauté un tout incohérent. D’autant que la présence et l’aide massive internationales n’ont pas tenu leurs promesses, qu’il s’agisse de protection des populations ou de développement économique.
Pour légitimer l’extension de l’OTAN, on en présente régulièrement l’« efficacité » protectrice comme une « évidence » qui la distinguerait des Nations unies. Cette illusion s’est nourrie du fait que la puissance atlantique a déployé son armada en Bosnie après la conclusion d’un réel cessez-le-feu, et alors que les casques bleus de l’ONU n’avaient, en plein conflit, qu’un mandat (aberrant) de « maintien de la paix », éventuellement pondéré d’un droit limité de « légitime défense ». En pratique, les États-Unis se sont d’abord mis à l’écart de la gestion de la crise yougoslave, considérée comme stratégiquement secondaire, tout en conseillant et armant des troupes censées équilibrer les forces serbes : l’armée croate ou celle de Sarajevo ; l’Armée de libération du Kosovo (UCK) en 1999. Ils ont mis en avant l’OTAN comme force de frappe aérienne dans deux circonstances : comme « bras armé de l’ONU » en Bosnie avant l’accord de 1995 ; puis dans la guerre menée contre la Yougoslavie sans mandat de l’ONU, de mars à juin 1999.
L’OTAN ne s’est donc réellement déployée au sol, dans les zones de conflit balkaniques, qu’après la signature d’accords entre tous les protagonistes — y compris en Macédoine, après les accords d’Ohrid de 2001 [5]. Il s’agissait, au-delà, d’assurer l’extension de l’Alliance aux pays d’Europe de l’Est et des Balkans (lire l’article de Philippe Descamps, page 51), avec des bases dans plusieurs d’entre eux, y compris des ports pour la flotte américaine. En cas de tensions violentes, Washington préférait s’appuyer sur d’autres effectifs au sol que les siens, voire s’en retirer : les soldats américains passaient alors le relais à des troupes locales ou européennes, les États-Unis déployant les leurs dans des régions du monde jugées plus décisives…
Bien que représentant 80 % de la population du Kosovo, les Albanais furent exclus des négociations qui mirent fin à la guerre parce que la résolution 1244, signée par le président yougoslave, affirmait le respect des frontières de la République fédérale de Yougoslavie (RFY).
En attendant, le mark devint la monnaie du Kosovo, dont la Mission des Nations unies (MINUK) prit provisoirement en main la gestion sous la protection de troupes de l’OTAN.

Accueillies comme libératrices par les Albanais, ces troupes permirent effectivement le retour rapide des centaines de milliers d’entre eux expulsés de la province par les forces serbes. Elles incarnaient l’espoir d’une indépendance future, dans le contexte d’une détérioration des rapports de la Serbie avec les grandes puissances et au prix d’une « démocratie par les bombes » radicalisant plus que jamais les antagonismes politiques, non seulement avec les Serbes, mais aussi avec tous ceux qui, Albanais ou non, étaient suspectés d’accepter le dialogue avec eux [6]. Inutile de dire que les 40 000 soldats placés sous le commandement de l’OTAN n’ont empêché ni la contre-épuration ethnique dont ont été victimes des dizaines de milliers de Serbes et de Tziganes, ni le début de guerre civile, mi-politique mi-mafieuse, entre Albanais. De même, en Bosnie-Herzégovine, on a camouflé l’échec d’une présence militaire censée ne durer qu’un an en transformant celle-ci, de Force d’application des accords (IFOR), en Force de stabilisation (SFOR).
La stratégie de « sortie de crise » visant au désengagement a amené, dans un cas comme dans l’autre, à déléguer aux forces locales (souvent les anciennes milices ultra-nationalistes reconverties en forces de police) la tâche de rétablir l’ordre dans les lieux conflictuels. La criminalité et la corruption accompagnèrent la pauvreté, la précarité des institutions et la présence internationale. Un « syndrome de dépendance » s’installait partout, organiquement lié au protectorat lui-même. « Les organisations internationales [...] font partie du problème et non de la solution », estimait en 2003 l’économiste Zarko Papic [7].
Elles ont, ajoutait-il, « intérêt à se maintenir et à se développer ». Parallèlement, les salaires du moindre chauffeur ou traducteur pour une organisation internationale détournaient de l’emploi « normal »… quand il existe.

Le bilan, en Bosnie comme au Kosovo, n’apparaît donc pas, tant s’en faut, positif. Cela ne condamne toutefois pas toute forme de protectorat. À preuve, le Timor-Oriental : après le génocide d’un tiers de sa population, puis l’occupation impitoyable que ce petit peuple avait subie (1975-1999), la protection de l’ONU lui a permis de réussir d’abord à s’arracher à l’emprise de l’Indonésie, de son armée et de ses milices, ensuite à décider par référendum de son indépendance, enfin à construire les bases de celle-ci. Le 20 mai 2002, après deux ans et demi de protectorat onusien, la République de Timor Lorosa’e voyait le jour, avec pour président, élu par 83 % des voix, le leader de la résistance, M. Xanana Gusmão [8]
Sans doute la réussite relative de cette expérience tient-elle à ses caractéristiques spécifiques. Le protectorat instauré à Timor répondait à une forte exigence de l’opinion, sur le terrain comme à l’échelle internationale. Non seulement il ne cautionnait pas de fait les crimes commis par l’occupant indonésien, mais il les condamnait sans la moindre ambiguïté. Il était confié aux Nations unies et géré par elles. Il comportait une durée limitée, précédée par l’expression de la volonté populaire d’indépendance et conclue par des élections démocratiques. Il s’est réellement saisi des dossiers cruciaux pour mettre toutes les chances du côté des Timorais. Voilà une formule dont le peuple irakien aurait certainement été heureux de bénéficier…

Catherine Samary, « Après les bombes, le protectorat »
Manière de voir, n° 183, juin-juillet 2022, p. 39-42.
Catherine Samary, « Après les bombes, le protectorat »
Manière de voir, n° 183, juin-juillet 2022, p. 39-42.

P.-S.

© Manière de voir, n° 183, juin-juillet 2022, p. 39-42.

Notes

[1NDLR. Contrairement à l’opération américaine contre l’Afghanistan lancée, un mois après les attentats du 11-Septembre, pour déloger les talibans du pouvoir, la FIAS a été autorisée par les Nations unies, le 20 décembre 2001. Elle a compté jusqu’à 130 000 hommes, venant de 51 pays membres et partenaires de l’OTAN. En 2014, la coalition confie aux forces afghanes l’entière responsabilité de la sécurité avec l’appui de l’Alliance atlantique.

[2Noam Chomsky, « Bombing and human rights : behind the rhetoric », dans Ethical imperialism, The Spokesman 65, The Russell Press Ltd., Nottingham, 1999.

[3Lire Ignacio Ramonet, Géopolitique du chaos, Folio, Paris, 1999.

[4Mary Kaldor, « A Benign Imperialism », Prospect, Londres, avril 1999.

[5NDLR. Signés le 13 août 2001, ces accords ont mis fin à l’insurrection de la minorité albanaise et leur ont accordé des droits politiques et linguistiques spécifiques.

[6Cf. Jean-Arnault Dérens, « Adieu au Kosovo multiethnique », Le Monde diplomatique, mars 2000.

[7Zarko Papic, dans Christophe Solioz et Svebor André Dizvarevic, La Bosnie-Herzégovine. Enjeux de la transition, L’Harmattan, Paris, 2003.

[8Lire Any Bourrier, « Naissance réussie d’un État au Timor », Le Monde diplomatique, juin 2002.

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