- Relations : Malgré des années de négociations israélo-palestiniennes, l’horizon d’une solution à la question palestinienne semble plus éloigné que jamais. La récente guerre dans la bande de Gaza, d’une ampleur sans précédent, peut-elle nous offrir une clé de lecture pour comprendre les raisons de cette impasse ?
Gilbert Achcar : Le conflit récent de Gaza est, en effet, un condensé du malheur dont souffrent les Palestiniens depuis des décennies. On y retrouve les ingrédients principaux qui entretiennent l’impasse. Le premier est certainement l’arrogance sans mesure du gouvernement israélien vis-à-vis des Palestiniens. Celle-ci consiste à s’arroger le droit de se mêler des choix politiques et démocratiques des Palestiniens et à chercher à leur imposer sa volonté ; c’est le cas évidemment à Gaza mais aussi en Cisjordanie, par d’autres procédés. Cela traduit le refus catégorique d’Israël de reconnaître à la population palestinienne le droit à l’autodétermination. Israël, en cela, est soutenu par l’Occident qui a rejeté en bloc l’élection démocratique à Gaza en 2006, qui pourtant n’a jamais été contestée dans ses formes.
Pour punir les Palestiniens d’avoir élu le Hamas, Israël a mis en place un blocus, entourant le territoire d’un tel dispositif de contrôle qu’il a transformé Gaza, territoire très densément peuplé, en une vaste prison à ciel ouvert. Du côté de la Cisjordanie, il faudrait parler plutôt de bantoustans, à la suite de l’expansion des colonies, du contrôle des routes y donnant accès et de l’érection du « mur de la honte ». Tout cela témoigne d’un autre aspect de l’impasse : le refus d’Israël d’accorder aux Palestiniens les conditions d’un véritable État indépendant et souverain.
Enfin, l’extrême violence de l’attaque israélienne sur Gaza, certainement une des plus meurtrières de l’histoire du conflit israélo-palestinien, caractérisée par une disproportion effarante des moyens utilisés et des forces en présence, est révélatrice de l’escalade du conflit que connaît la région, guerre après guerre. La disproportion à Gaza a crevé les yeux. Une des armées les plus sophistiquées du monde face à des combattants n’ayant que des armes légères passées en contrebande. Gaza reflète bien l’impasse historique qui se traduit non par une stagnation du conflit, mais par une détérioration continue au fil des ans.
- Rel. : D’après vous, il n’y aurait pas, du côté d’Israël, une volonté de solution au conflit. En tout cas, pas de solution qui aille dans le sens de la fin de la colonisation, du retrait des territoires occupés et de l’autodétermination du peuple palestinien — conditions essentielles pour les Palestiniens.
G. A. : Des solutions, Israël en a. Le problème, c’est qu’elles sont diamétralement opposées aux aspirations palestiniennes légitimes. Israël s’obstine à agir en État colonial. Or, aucun peuple ne peut accepter de se soumettre sans broncher aux diktats des occupants. Israël devrait le comprendre, au lieu de rejeter toute concession sur ce qui ne lui appartient même pas puisqu’il se l’est approprié par la force. Il croit pouvoir continuer jusqu’à ce que le combat palestinien cesse faute de combattants, sauf que la population est très nombreuse. Il ne voit pas que l’avenir de sa propre population finit par être mis en danger par cet entêtement. La supériorité militaire incontestée ne peut lui garantir la sécurité, car ses adversaires ne cesseront pas de se tourner vers ce qu’on appelle des moyens asymétriques pour lui faire face : terrorisme, attentats-suicides, etc. Et ce n’est pas non plus en transformant Israël en « communauté enclose » (gated community), comme ces zones résidentielles de riches en environnement pauvre, entourées de murs et de clôtures électriques, que cela changera les choses. C’est faire preuve de myopie historique, d’absence totale de sens politique que de ne pas apercevoir la folie à long terme d’une telle stratégie. C’est bâtir l’avenir sur une véritable poudrière.
- Rel. : Beaucoup ont vu dans les accords d’Oslo de 1993 des pistes prometteuses pour un dénouement pacifique du conflit. Pour vous, n’était-ce que de la poudre aux yeux ?
G. A. : Quelle qu’ait pu être la naïveté des Palestiniens à cette occasion, très vite les choses sont apparues pour ce qu’elles étaient : un marché de dupe. Israël n’a fait aucune concession sur le fond. Les questions-clés ont été renvoyées aux calendes grecques, que ce soit le gel des colonies, sans parler de leur démantèlement, le sort des réfugiés ou même le sort de Jérusalem. Le résultat est que dix ans après la signature des accords, la population des colonies en Cisjordanie avait plus que doublé — ils sont actuellement plus de trois cent mille. Et Jérusalem-Est est pratiquement annexée.
Signer un accord qui laisse en blanc les questions essentielles, et qui ne prévoit même pas le gel des colonies, était inacceptable. Les accords d’Oslo font figure de véritable capitulation devant le diktat israélien, aux conséquences tragiques et sanglantes. En signant sans même consulter les codirigeants de sa propre organisation, Arafat a franchi la ligne rouge : il a accepté que l’Autorité palestinienne devienne en quelque sorte une force de police israélienne par procuration. L’occupant n’était astreint à rien sauf à se retirer des zones peuplées, ce qui était parfaitement dans l’intérêt d’Israël parce que les contrôler lui coûtait inutilement cher. Par contre, il pouvait rester dans le reste du territoire occupé et dans les points stratégiques et y faire ce qu’il voulait. De fait, l’intensification du processus de colonisation en Cisjordanie s’est produite dès la signature des accords. Des infrastructures routières et militaires y ont aussitôt été mises en place pour assurer à Israël le contrôle de la région à long terme.
Certes, Arafat pensait que ces accords représentaient une première étape vers un État palestinien indépendant et souverain. En fait, ils mettaient en œuvre une stratégie de colonisation élaborée dès l’occupation de la Cisjordanie et de Gaza, en 1967, par un des principaux membres du gouvernement israélien de l’époque, Ygal Allon. En effet, dès la fin de la guerre de 1967, Ygal Allon avait formulé un plan concernant le sort de ces territoires récemment occupés. Le plan Allon prévoyait la restitution au roi Hussein de Jordanie des zones de Cisjordanie où était concentrée la population palestinienne, pour ne garder que les zones stratégiques — notamment le long du Jourdain – où seraient installées des colonies israéliennes. Dans une perspective sioniste, cela évitait d’incorporer à l’État juif un nombre important de Palestiniens, ce qui aurait menacé précisément son « caractère juif » et donc vicié l’image « démocratique » d’un tel État, en diluant sa majorité juive. Les accords d’Oslo visaient à concrétiser cette stratégie.
En réalité, les implantations de colonies ne répondent pas toutes à de pures considérations de contrôle stratégique. C’est le cas de l’implantation à Hébron, par exemple, en pleine ville arabe — totalement irrationnelle. Imaginez le coût que cela peut représenter pour assurer la sécurité des colons. C’est que le sionisme a trouvé un précieux allié dans les motivations idéologico-religieuses de fanatiques. C’est toute l’ambiguïté du sionisme qui se veut un mouvement laïque mais qui instrumentalise le fanatisme religieux à des fins d’expansionnisme politique.
- Rel. : Comment comprendre maintenant le conflit qui oppose le Fatah et le Hamas, à savoir l’Autorité palestinienne de Cisjordanie et celle de Gaza ?
G. A. : L’écart entre les discours et la réalité a fini par nourrir une profonde désillusion dans la population palestinienne à l’égard de ses dirigeants issus du mouvement nationaliste, qui ont fini par se comporter de manière servile vis-à-vis d’Israël. En même temps, l’Autorité palestinienne dirigée par le Fatah s’enlisait dans la bureaucratisation et la corruption. Mahmoud Abbas est, à juste titre, comparé parfois à Pétain. C’est l’homme d’Israël et des États-Unis que ceux-ci ont essayé d’imposer à Arafat. C’est pourquoi l’opinion publique palestinienne est convaincue qu’Arafat a été empoisonné pour qu’Abbas lui succède. Une fois disparu l’homme qui incarnait l’identité palestinienne et remplacé par Abbas, la collaboration avec Israël devenait plus facile.
Il n’est pas étonnant que dans ce contexte, en l’absence d’une direction populaire progressiste crédible, un mouvement politico-religieux radical tel que le Hamas (Mouvement de résistance islamique) surgisse comme une solution de rechange à l’abdication devant Israël et à la corruption du Fatah. Toutefois, ce n’est pas parce qu’un vaste pan de la population a voté pour le Hamas que cette dernière partage nécessairement son programme intégriste islamique.
D’ailleurs, ce qui est frappant, c’est que le Hamas, après le bombardement criminel israélien qui a fauché la vie à un nombre effroyable de civils et détruit une grande partie des infrastructures dans la bande de Gaza, s’en est trouvé plus renforcé en Cisjordanie qu’à Gaza même, selon les sondages. La population de Cisjordanie a été dégoûtée par l’attitude de facto complice d’Israël de Mahmoud Abbas et de son équipe. En même temps, la population de Gaza ne voit pas où le Hamas peut la mener. Une profonde démoralisation s’ensuit, contrairement à ce que pourraient laisser penser les cris de victoire du Hamas, et l’on peut prévoir une nouvelle augmentation de l’exode palestinien — exactement ce que souhaite Israël.
Par ailleurs, comme vous savez, les dernières élections en Israël ont fait que la troisième force politique, après le Likoud et Kadima, deux partis de la droite dure (Kadima, faut-il le rappeler, est à l’origine une scission du Likoud menée par Sharon), ce n’est plus le Parti travailliste, mais Israël Beiteinou, un parti d’extrême-droite dont le programme politique aspire à un Israël ethniquement pur ! Ce glissement à droite de la société israélienne n’est pas pour rassurer. Du fait que, malgré le déluge de brutalité dans Gaza, le gouvernement israélien n’ait pas réussi à imposer sa volonté sur ce territoire, la tentation va devenir plus grande encore pour lui de s’enfoncer dans la violence. Netanyahou, peu de temps après le cessez-le-feu, qualifiait celui-ci d’aveu d’échec et promettait, s’il parvenait au pouvoir, de poursuivre l’agression jusqu’à éradiquer complètement le Hamas. Or, s’il se lançait dans une telle entreprise, cela l’obligerait à commettre un massacre encore plus grand que celui qui a été perpétré. Le risque de génocide devient de plus en plus réel.
- Rel. : La stratégie politique et militaire d’Israël envers les Palestiniens, qui enfreint une quantité considérable de droits internationaux – n’est pas pensable sans l’aval des États-Unis. Croyez-vous que l’arrivée au pouvoir d’Obama annonce un changement de cap dans la politique américaine ?
G. A. : Quel que soit le gouvernement succédant à celui de Bush, il ne peut qu’être moins partial. L’administration Bush a été du jamais vu. Un soutien inconditionnel aux opérations militaires les plus meurtrières et scandaleuses : l’offensive de Sharon contre l’Autorité palestinienne en 2002, la guerre du Liban en 2006 et récemment celle de Gaza. Il a sanctionné l’érection du « mur de la honte » qui sépare Israël du territoire palestinien tout en protégeant les colonies.
Alors il est certain qu’avec Obama, il y aura un léger redressement. Mais jusqu’où ira-t-il ? C’est à voir. Pour l’instant, faire des pronostics n’est possible qu’en extrapolant à partir de ce qu’il a fait jusqu’ici. Or, cela ne suscite pas de grand optimisme. Déjà le choix d’Hillary Clinton aux Affaires étrangères était loin d’être rassurant : comme sénatrice, elle n’a cessé de renchérir sur ses rivaux dans le soutien inconditionnel à Israël.
La question est de savoir si les États-Unis sont disposés à faire ce qu’il faut pour réduire la tension au Moyen-Orient. Car le conflit palestinien est au cœur de cette tension. Bush père l’avait bien saisi après la première guerre d’Irak, en 1991. D’où la pression musclée, allant jusqu’à des menaces de sanctions économiques, qu’il a exercée sur le gouvernement d’Israël, dirigé à l’époque par le Likoud, pour l’obliger à entamer un processus de paix et participer aux négociations de Madrid en octobre 1991. Est-ce qu’Obama va renouer avec ce genre de pression pour limiter la casse ? C’est la grande question. Ce n’est pas impossible.
Ce qui est sûr, cependant, c’est que le retrait des territoires occupés ne viendra pas à court terme du gouvernement israélien. Il faudrait pour cela que la population israélienne prenne conscience que la poursuite de la politique d’occupation ne peut qu’engendrer pour elle toujours plus d’insécurité. Mais on n’en voit pas les prémisses. Du coup, les changements ne peuvent que lui être imposés de l’extérieur. Et la seule puissance capable de le faire reste les États-Unis.
Une intervention de ce que l’on appelle « la communauté internationale » afin d’obtenir le retrait des territoires occupés et l’autodétermination du peuple palestinien, sans que le gouvernement israélien ne court-circuite le processus, est indispensable. L’alternative, c’est la barbarie. Si le monde ne prend pas conscience de la nécessité impérieuse d’intervenir fortement pour imposer un compromis équitable au Moyen-Orient, les catastrophes s’y succéderont. Et ceux qui n’auront rien fait en seront complices.