La Russie de Poutine

, par MANDEL Mark-David

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Après la débâcle économique et criminelle qu’a connue la Russie pendant les années Eltsine — qui fut soutenu par l’Occident —, le pays a retrouvé une plus grande stabilité sous Poutine. Malgré la corruption, l’autoritarisme et d’importantes inégalités, c’est la clé de sa popularité.

Winston Churchill a comparé le régime soviétique à un mystère enrobé d’une énigme à l’intérieur d’un casse-tête. De ce point de vue, la restauration du capitalisme en Russie n’a pas changé grand-chose. Le manque de transparence du régime suscite toujours les interprétations les plus divergentes quant à la nature du système et des forces en présence.

Il existe tout de même un consensus : ce régime est perçu comme une démocratie de façade dans laquelle le président et l’appareil exécutif de l’État concentrent la quasi-totalité du pouvoir. Il faut toutefois noter l’existence relative mais non négligeable de mesures en faveur des libertés personnelles, d’association et de parole, et concernant la possibilité de voyager à l’extérieur. Ce sont des droits qui ont rarement existé en Russie. Mais la question demeure : comment expliquer la popularité du régime ou au moins celle du président sortant, Vladimir Poutine, et l’élection au premier tour de son successeur désigné avec 70 % des suffrages ?

Mais avant d’aller plus loin dans l’analyse, il faut souligner l’hypocrisie des gouvernements et des grands médias occidentaux qui déplorent aujourd’hui l’autoritarisme du régime après avoir soutenu le prédécesseur de Poutine, Boris Eltsine. C’est pourtant lui qui a supprimé manu militari la constitution démocratique en vigueur pour établir un régime présidentiel où le pouvoir de l’exécutif est libéré de tout contrôle extérieur réel, que ce soit de la part du parlement, du système judiciaire ou de l’électorat. Poutine a certes renforcé l’emprise de l’État sur la société et les médias, mais la capacité des divers groupes actifs dans la société d’intervenir dans les décisions de l’État était déjà neutralisée.

La marche forcée vers le capitalisme

S’il est vrai que le régime s’efforce de maintenir l’incapacité des forces sociales de se défendre face à l’État, il n’est pas lui-même la cause principale de cette faiblesse. Il s’agit plutôt d’une conséquence de 60 années de régime totalitaire, suivies par ce qu’on a appelé la thérapie de choc — la transition brutale au capitalisme — qui a coupé court, à la fin de la période soviétique, au développement embryonnaire d’une société civile. La marche forcée vers le capitalisme a précipité l’économie russe dans une dépression sans précédent en temps de paix, privant la grande majorité de la population de ses épargnes et des deux tiers de son revenu courant, ainsi que de la forte sécurité sociale de la période soviétique.

L’arrivée au pouvoir de Poutine a coïncidé avec la fin de la dépression, aidée par la chute du cours du rouble et l’envol du prix du pétrole. Après neuf ans de décroissance, le PNB croît à un rythme moyen de 7 % depuis 1999. Même si les bienfaits de cette croissance sont distribués de manière extrêmement inégale — la Russie étant l’une des sociétés les plus inégalitaires du monde —, les classes populaires en recueillent quand même quelques miettes. Cela expliquerait les sondages qui témoignent aujourd’hui de la grande popularité de Poutine.

Ceci dit, les salaires et les pensions sont toujours misérables pour une société aussi riche. Ainsi, le salaire mensuel moyen est d’environ 400 $ et la pension moyenne est d’un peu plus de 100 $. Parallèlement, les prix de la majorité des biens de consommation de base et des services sont ceux des pays développés. Selon une enquête nationale récente, 38 % des ménages dépensent entre 50 % à 74 % de leur revenu pour la nourriture et un autre 41 % de ces derniers, entre 25 % à 49 % de leur revenu. De plus, 40 % des ménages ne peuvent se payer de médicaments. Cela n’empêche pas Poutine de se vanter d’avoir fait passer le taux de pauvreté officiel, proche du niveau de la survie, de 30 % à 14 %.

Mais ce qui semble beaucoup plus important que l’augmentation somme toute très relative du niveau de vie populaire est davantage la stabilité sociale et politique que le pays a connue sous Poutine — qu’il n’a de cesse de monter en épingle. Depuis six ou sept ans, les salaires et les pensions sont au moins payés régulièrement et le chômage a quasiment disparu des grandes villes. Cette stabilité est prisée par la population.
Quant aux membres de la grande bourgeoisie, qui doivent leurs fortunes au pillage des biens publics lors de la transition — c’était sans doute le vol le plus massif de l’histoire, perpétré sous l’égide du pouvoir exécutif et avec le soutien des gouvernements occidentaux —, ils ne semblent pas mécontents de ce régime qui leur garantit la stabilité, sous condition du versement soutenu de tribut et de loyauté politique absolue. Les origines criminelles de cette classe sont trop récentes et ses appétits sont trop grands pour qu’elle ose se retrouver face à face avec les classes populaires sans l’appui d’un État autoritaire. Selon les sondages, une majorité des Russes, plus même qu’en 1989, désapprouvent encore aujourd’hui ces millionnaires, les considérant comme des criminels. De toute manière, la bourgeoisie a abandonné toute velléité d’autonomie lorsque Poutine a confisqué la fortune pétrolière de Mikhaïl Khodorkovski, l’homme le plus riche de la Russie. L’absence de démocratie ne dérange pas trop non plus le capital étranger, dont les investissements sont en hausse.

Pourquoi donc cet empressement du régime à contrôler la société ? La réponse réside, d’un côté, dans la nature du capitalisme issu de la thérapie de choc et, de l’autre, dans la profonde insécurité du régime. Deux facteurs intimement liés.

Le pouvoir exécutif incontrôlé permet l’enrichissement de ses membres, qui craignent tout naturellement des élections libres qui pourraient mettre fin à leur impunité et même les évincer de leur fonction. Il s’agit donc d’une kleptocratie du type qu’on trouve souvent dans les pays du Sud. Malgré la promesse faite en 2000 par Poutine d’établir une « dictature de la loi », et malgré sa plénitude de pouvoir, la corruption est aussi fleurissante aujourd’hui qu’à la fin de l’ère eltsinienne. « Tous les buts que nous nous sommes fixés ont été atteints », a pourtant déclaré Poutine récemment.

Poutine succède à Poutine

Évidemment, un État possédant des missiles nucléaires et un héritage historique si long et mouvementé ne peut être réduit à cette seule dimension (de la kleptocratie). Mais il s’agit quand même d’une clé pour comprendre le régime contemporain. Cela expliquerait surtout l’importance de maintenir la continuité de l’équipe au pouvoir. En désignant son vice-président au poste de président (la constitution ne lui permettait que deux mandats consécutifs) et en assumant lui-même par la suite le poste de premier ministre (chef du cabinet), Poutine se succède en effet à lui-même et rassure les membres de l’administration. Même si personne ne sait comment cet arrangement fonctionnera exactement, l’essentiel est qu’il n’y ait pas de grands changements de personnel et que les rapports spéciaux que les différents membres de la grande bourgeoisie ont établis avec l’exécutif restent intacts.

À cela, il faut ajouter la peur du peuple qui reflète l’incapacité de ce régime d’appuyer sa légitimité sur des bases solides — tâche évidemment complexe pour une kleptocratie. Depuis Eltsine, le régime recherche désespérément pour se légitimer une « idée nationale », mais qui lui échappe toujours. Il tente de renouer avec certaines traditions du passé, mais les valeurs du socialisme sont rejetées et le régime d’avant l’URSS était une autocratie semi-féodale et profondément réactionnaire. La mise en évidence de l’Église orthodoxe, toujours servile et obscurantiste en Russie, ne suscite guère d’enthousiasme. Reste le culte du président — assidûment cultivé par le régime et par les médias électroniques — et la promotion de la fierté nationale, notamment vis-à-vis de l’Occident qui, nous explique-t-on, veut imposer à la Russie des normes étrangères (la démocratie ?) et mettre la main sur ses ressources.

D’où viendra donc le changement ? En dépit de sa manie de contrôle, on peut compter sur l’incompétence et la corruption du régime pour provoquer périodiquement de l’agitation sociale d’où pourraient émerger éventuellement des mouvements sociaux capables de poser des limites au pouvoir de l’État. On en voit peut-être des signes avant-coureurs dans le militantisme du mouvement syndical autonome qui prend racine dans les filiales des multinationales — notamment dans les secteurs de l’automobile et de l’alimentation. Ces entreprises se distinguent par la jeunesse de leur main-d’œuvre qui fait preuve d’un sens de la dignité plus aigu que les aînés et par l’absence des vieux syndicats serviles hérités de la période soviétique qui collaborent avec la direction pour bloquer l’émergence d’organisations autonomes. Ainsi, malgré un code du travail réformé par Poutine et un système judiciaire pro-patronal rendant les grèves légales presque impossibles, on assiste pour la première fois en quinze ans à des grèves, non plus pour obtenir un salaire qui n’a pas été versé pendant plusieurs mois, mais pour obtenir une augmentation salariale et l’amélioration des conditions. Ce militantisme, encore embryonnaire, est une source d’espoir dans ce pays.

L’auteur est professeur au Département de science politique de l’Université du Québec à Montréal.