Une nouvelle étape

, par AGUITON Christophe

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Le dernier forum social européen, en octobre 2004 à Londres, a réuni plus de 20 000 personnes, mais il y en avait 70 000 à Paris en 2003 ou à Florence en 2002. Les divisions au sein de l’association ATTAC, en France, sont sur la place publique. Deux ans après la victoire de Lula, au Brésil, apparue comme le symbole de l’avancée des idées altermondialistes, les inégalités sociales sont toujours là. On pourrait multiplier les « indices », qui permettent à certains commentateurs d’en conclure à la « crise » du mouvement altermondialiste.
Chacune de ces affirmations mérite d’être discutées : se baser par exemple sur le nombre pour décréter que le Forum social de Londres a été un recul serait ne rien connaître des réalités militantes britanniques, beaucoup plus faibles qu’en France ou en Italie, et des effets ravageurs de la décennie Thatcher.
Néanmoins, ce serait faire preuve d’aveuglement que de ne pas voir que le monde d’aujourd’hui est très différent de celui de Seattle en 1999 pour se contenter d’accuser les médias de jouer des effets de mode. Le mouvement altermondialiste est transformé par deux éléments majeurs, l’un interne aux mouvements, l’élargissement social des mobilisations, l’autre étant la conséquence de la nouvelle situation politique mondiale.

Dans une première étape, de 1998 à 2002, le mouvement altermondialiste se caractérisait par le caractère mondial de ses cibles, en priorité les grandes institutions internationales ; le caractère global de ses revendications, que résume bien la dénomination que se sont donnés les activistes nord-américains de « mouvement de justice globale » ; et une assez grande homogénéité sociale des militants mobilisés, jeunes à fort capital culturel et scolaire, généralement issus des couches favorisées. Ce mouvement a eu un impact considérable parce qu’il était la riposte à la mondialisation du capitalisme qui se généralisait dans la décennie 1990. Une réponse d’autant plus mobilisatrice qu’elle était, elle aussi, mondiale et globale !
En 1999, à peine 30 000 militants bloquent la conférence de l’OMC à Seattle, en 2001 ce sont près de 300 000 personnes qui manifestent contre le G8 à Gênes et, pour en rester à l’exemple italien, ce sont 3 millions de manifestants qui s’opposent, en 2002, à la remise en cause de l’article 18 du code du travail et 3 millions à nouveau qui se mobilisent, en 2003, contre la guerre en Irak. Le refus de la guerre en Irak a d’ailleurs mobilisé massivement sur tous les continents le 11 février 2003 et a renforcé le caractère global et unifié à la mobilisation.

Cette unité dans la thématique et la forme de l’action masquait pour partie un événement essentiel : l’enracinement social des mobilisations. Pour en rester à l’Europe, mais c’est aussi vrai pour l’Asie et surtout l’Amérique Latine, de nombreux pays ont connu des journées de grève générale – chose rarissime dans les 20 dernières années – et des mobilisations de très grande ampleur. Les thèmes en ont été la défense de la démocratie (contre Le Pen en France ou l’auto-amnistie de Silvio Berlusconi en Italie), de l’environnement (le refus du détournement de l’Ebre en Catalogne) et surtout les questions sociales avec les mobilisations italiennes sur l’article 18, allemandes en refus de la loi "Hartz 4" qui réduisait l’indemnisation du chômage ou françaises contre la réforme des retraite du gouvernement Raffarin. Ces mobilisations sociales se sont développées en riposte à des réformes justifiées par les différents gouvernements au nom des contraintes de compétitivité imposées par la mondialisation. Elles se sont donc inscrites naturellement dans le mouvement de contestation de la mondialisation libérale, en même temps que les syndicats s’investissaient dans les forums sociaux, mondiaux ou européens.

Deux éléments ont pourtant compliqué les choses pour les altermondialistes. Il y a d’abord, le caractère national de ces mobilisations, développées en référence à des projets de loi ou des réformes gouvernementales. Si la sympathie s’exprimait au-delà des frontières, les mouvements, eux, se sont inscrits dans des cadres qui restaient nationaux. Cet enracinement local des mouvements se combine ensuite avec un effet de cycle où victoires et défaites pèsent sur les consciences comme sur les mobilisations suivantes. Ainsi, en France, l’échec relatif des grèves de mai et juin 2003 contre la réforme des retraites continue à peser.

La seconde grande évolution du mouvement renvoie à la situation internationale après le 11 septembre 2001, la guerre en Irak et la réélection de George W. Bush. Une situation paradoxale où la mondialisation libérale reste au cœur des politiques économiques, mais où les divisions s’approfondissent entre grands pays et regroupements régionaux. Sur le plan économique, la croissance retrouvée de 2004 a relancé le flux des investissements directs étrangers et l’expansion des multinationales. C’est un moteur essentiel pour la poursuite de la mondialisation libérale qui n’est remis en cause par aucun pays important. Sur le plan politique, la réélection de George Bush, et les craintes de voir l’administration américaine poursuivre sa politique belliciste et unilatérale, a ouvert la boîte de Pandore des nationalismes. Pour les Etats les plus importants, Russie, Chine ou Inde, ce nationalisme peut s’exprimer directement alors que pour les puissances moyennes la médiation par des alliances régionales est le seul moyen d’atteindre la taille critique nécessaire. Ainsi la construction européenne et le projet de constitution sont justifiés, pour de nombreux responsables politiques, par la nécessité de construire une Europe forte face à l’unilatéralisme américain. Cette nouvelle situation pèse sur les mouvements sociaux qui choisissent, pour certains d’entre eux, de se ranger dans le camp de leurs gouvernements. Une partie significative des « piqueterros », les mouvements de chômeurs argentins, a ainsi décidé de rejoindre le parti de Kirshner, le président de la République et, en Europe, la Confédération syndicale européenne appelle à voter pour la constitution européenne.

L’enracinement social, qui va de pair avec un ancrage national, et l’approfondissement des fractures internationales pourraient se combiner pour désarticuler les alliances de mouvements sociaux qui sont au cœur de l’altermondialisme. Ce serait l’accomplissement – avec cinq ans de retard - de la prédiction du Financial Times au lendemain des manifestations de Seattle qui estimait que l’alliance contre-nature entre syndicalistes, écologistes et jeunes radicaux ne saurait durer. Ce scénario pessimiste est loin d’être le plus probable. Jamais les mouvements n’ont atteint un tel niveau de coordination internationale, et les relations directes, les liens tissés et la confiance entre acteurs concernent aujourd’hui des dizaines de milliers de militants venus du monde entier. Des militants qui se retrouvent tous les ans dans les forums sociaux, qu’ils soient mondiaux ou régionaux. Cette internationalisation des mouvements ne relève pas seulement de positions de principe ou d’une démarche de solidarité militante. Elle découle de la mondialisation elle-même : l’ouverture des marchés impose des réponses coordonnées, la transformation et les délocalisations des entreprises exige de nouvelles alliances, entre syndicats du Nord et du Sud mais aussi entre syndicats, mouvements de consommateurs ou environnementalistes…

La cinquième édition du Forum social mondial à Porto Alegre a été un moment important d’expérimentation de pratiques alternatives, de réflexion et de formules organisationnelles novatrices à même d’aider les mouvements à débattre, se coordonner et agir ensemble. Les forums ont été créés, au Brésil, sous la responsabilité d’un réseau de huit organisations incluant le Mouvement des sans-terres, la CUT, le principal syndicat, ou la coordination des ONGs brésiliennes. Ces organisations étaient responsables du choix des orateurs, au moins dans les séances plénières, et des grandes orientations du Forum. Lorsque le forum social européen s’est créé une formule plus participative et plus inclusive a été choisie. Le forum est sous la responsabilité d’une assemblée européenne de préparation à laquelle tous les mouvements qui le souhaitent peuvent participer. Pour ce cinquième forum social mondial, une formule encore plus ouverte a été choisie. Le programme a été construit par l’ensemble des mouvements participants qui ont proposé séminaires, assemblées de réflexion ou de coordination de campagnes, plus de 2600 activités en tout.

Les innovations ne se limitent pas à l’élaboration du programme. Un effort particulier a été fait pour promouvoir les pratiques alternatives. Les stands de nourriture et boissons ne se sont fournis que chez les petits producteurs et les questions environnementales ont été intégrées dans la conception même du lieu. L’informatique était entièrement sous logiciels libres et la priorité a été donnée aux démarches militantes : traductions assurées par le réseau « babels » regroupant des milliers d’interprètes qui participent bénévolement, et un système de numérisation, lui aussi en logiciel libre, a permis de mettre à disposition sur Internet le contenu des débats du forum social.

Les forums connaissent donc un processus d’ouverture et d’élargissement et ils s’enrichissent de nouvelles pratiques et de l’arrivée de nouveaux acteurs. La question qui est aujourd’hui au cœur des débats est de savoir comment faciliter l’action commune entre ces différents mouvements. Comment aider à la constitution d’un réel mouvement social européen ou comment s’organiser face au pouvoir exorbitant des grandes multinationales ? C’est ce type de débats qui seront au cœur de l’avenir de l’altermondialisme.

P.-S.

Article paru dans la revue L’Économie Politique (Alternatives économiques), janvier 2005 - n°25, p. 37-41.

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