À la demande des animateurs de ce forum et après en avoir discuté avec Alain Accardo, j’apporterai quelques précisions quant à ses commentaires sur mon livre Bourdieu autrement (Textuel, 2003). Globalement, je dirais que nous partons avec Alain Accardo d’un cadre commun d’évaluation de la sociologie de Pierre Bourdieu et qu’à l’intérieur de ce cadre nous avons des divergences plus localisées.
Tout d’abord, je pense, comme Alain Accardo, que la sociologie de Bourdieu constitue une des œuvres sociologiques majeures du XXe siècle et qu’elle mérite, à ce titre, de figurer aux côtés des classiques de la discipline comme Marx, Durkheim ou Weber. En second lieu, en tant que renouvellement post-marxiste de la critique sociale, les outils sociologiques forgés par Bourdieu perdraient une partie de leur sens s’ils ne servaient pas aux combats contre les différentes formes de domination. Un tel constat nous éloigne, lui comme moi, de ceux qui confinent cette contribution scientifique à un usage exclusivement académique, désamorçant ainsi ces potentialités critiques pour les ordres dominants. Il n’y a pas beaucoup de sociologues qui partent de ces deux propositions, particulièrement dans la conjoncture actuelle, et cela crée une convergence forte entre nos perspectives, alimentée par un dialogue constant depuis presque vingt ans et un respect mutuel pour nos travaux respectifs.
À partir de ce cadre commun, des divergences existent. Je vais les lister, en tenant compte des éléments déjà fournis par Alain Accardo dans son entretien :
1°) Partant d’instruments méthodologiques fournis par Michel Foucault [1], mais aussi d’indications explicites (dans « L’illusion biographique » [2] ou de pratiques non théorisées (son mode de lecture croisée de Marx, Durkheim et Weber, par exemple) de Bourdieu lui-même, je me suis efforcé de rééquilibrer les analyses classiques qui prennent la sociologie de Bourdieu, pour reprendre les expressions d’Alain Accardo, comme « un tout », en s’intéressant surtout à son « sens global », par une attention à ses aspérités, à ses hétérogénéités et à ses implicites. La cohérence qui émerge d’un panorama général partant d’un présupposé d’homogénéité de « l’œuvre » (ce que je fais aussi dans la première partie de Bourdieu autrement intitulée : « La sociologie de Bourdieu : une nouvelle critique sociale ») s’écaille quelque peu quand on s’intéresse davantage aux détails. Est-ce du « pointillisme épistémologique », comme le suggère Alain Accardo ? Peut-être faut-il distinguer ici le champ scientifique et le champ politique. La dynamique proprement scientifique est ainsi souvent alimentée par les controverses, les affinements d’analyse, les spécialisations. Mais le risque, dans ce mouvement perpétuel, est sans doute de perdre de vue des cartographies globales, qui ont pourtant une utilité cognitive pour aider le chercheur à situer les savoirs spécialisés. Quant au champ politique, les militants de l’émancipation auraient vraisemblablement davantage besoin d’outils stabilisés et de cartographies globales pour s’orienter dans l’action, particulièrement face à une tendance intellectuelle à l’œuvre dans les sociétés occidentales favorisant l’émiettement (ce que l’on appelle le « post-moderne »). Mais les affinements de concepts et les interrogations critiques sur leur validité ne sont pas non plus sans utilité pour eux, afin d’éviter les processus de dogmatisation (comme on l’a précédemment connu avec « le marxisme »). Dans les deux cas, on pourrait faire l’hypothèse qu’on a besoin tout à la fois de globalisation et d’affinements, la logique du champ politique accordant une priorité à la première et celle du champ scientifique aux seconds.
2°) Je propose de débarrasser la philosophie de la catégorie de « totalité », d’inspiration hégélienne (avec des effets inégaux sur les différentes espèces de « marxisme »), et les sciences sociales de celle de « système » (dont « système capitaliste »), avec ses connotations fonctionnalistes. Ces deux notions tendent à associer, à mon sens deux impasses intellectuelles : a) la mise en rapport des différents aspects d’un ensemble social dans un tout fonctionnel, faisant « système », parfois — facteur aggravant — autour d’un axe principal (la fameuse « dernière instance » de l’Économique sur les autres aspects des rapports sociaux chez nombre de « marxistes »), et b) la prétention panoptique de rendre compte de toutes les dimensions du monde social, de tout englober dans quelques concepts. Sur le premier point, il me semble que la théorie des champs sociaux telle que Bourdieu a commencé à la développer tend à faire éclater les notions de « totalité » et de « système », en posant dans une « société » une série de logiques autonomes, irréductibles les unes aux autres, et en mouvement (mouvements intérieurs — les frontières des différents champs étant enjeux de luttes continuelles — et mouvements d’ensemble — l’état des relations entre les différents champs —, plus ou moins désajustés par des discordances temporelles). La notion d’« homologie structurale », fortement marquée par ce que Bourdieu a appelé sa période de « structuraliste heureux » [3], peut alors être interprétée comme une trace nostalgique du rêve scientifique de totalisation. Se présentant davantage comme une « boîte noire » postulant des relations, elle n’a pas la même force descriptive et explicative que celle de champ. Sur le deuxième point, Bourdieu a insisté, dans ses réflexions épistémologiques, sur les limites de tout concept, associé aux limites de tout point de vue dans le monde social sur le monde social. La réflexivité sociologique, et la critique de l’intellectualisme qui en constitue une des modalités, est susceptible d’élargir le champ de vision d’un point de vue scientifique, mais pas d’en faire un point de vue total. Cette double dimension est clairement explicitée dans un passage de la Leçon sur la leçon : « Il est trop évident que l’on ne doit pas attendre de la pensée des limites qu’elle donne accès à la pensée sans limites — ce qui reviendrait à ressusciter sous une autre forme l’illusion, formulée par Mannheim de « l’intelligentsia sans attaches ni racines », sorte de survol social qui est le substitut historique de l’ambition du savoir absolu. Il reste que chaque nouvel acquis de la sociologie de la science tend à renforcer la science sociologique en accroissant la connaissance des déterminants sociaux de la pensée sociologique, donc l’efficacité de la critique que chacun peut opposer aux effets de ces déterminants sur sa propre pratique et sur celle de ses concurrents. » [4] Mais, là aussi, on trouve quelques résidus nostalgiques de la totalisation dans les textes de Bourdieu, dans le recours à des expressions telles que : « toujours », « la totalité de », « l’ensemble de », « la vérité complète du monde social », etc.
3°) Alain Accardo a vraisemblablement raison lorsqu’il indique que nos interprétations respectives de ce que Bourdieu a défini comme son « constructivisme structuraliste » convergent principalement pour prendre appui sur la nécessaire tension entre les deux pôles, mais avec des tonalités différentes : lui étant davantage sensible à la dimension structurale et à « l’inertie des structures sociales existantes », moi insistant davantage sur la dimension constructiviste et sur les possibilités de transformation du monde social. On peut penser, dans le sillon de la sociologie des productions intellectuelles avancée par Bourdieu, que cela a des relations avec nos rapports à l’action ces dernières années : lui plus détaché de l’action militante directe aujourd’hui, moi qui y demeure plus inséré. Je tire cette hypothèse (d’auto-analyse) sociologique d’une remarque suggestive faite par Bourdieu à propos des différences de problématisation des classes chez les théoriciens « marxistes » : « Dans la tradition marxiste, il y a une lutte permanente entre une tendance objectiviste qui cherche les classes dans la réalité (d’où l’éternel problème : « Combien y a-t-il de classes ? ») et une théorie volontariste ou spontanéiste selon laquelle les classes sont quelque chose que l’on fait. D’un côté, on parlera de condition de classe et, de l’autre, plutôt de conscience de classe. D’un côté, on parlera de position dans les rapports de production. De l’autre, on parlera plutôt de « lutte des classes », d’action, de mobilisation. La vision objectiviste sera plutôt une vision de savant. La vision spontanéiste sera plutôt une vision de militant. » [5] N’y aurait-il pas, de manière analogue, une pente subjectiviste, chez moi, et une pente objectiviste, chez Alain Accardo, dans notre « constructivisme structuraliste » commun, du fait de nos proximités inégales, dans le moment présent, aux pratiques militantes ?
Par contre, je souhaite reformuler l’hypothèse d’Alain Accardo quant au fait que mon « constructivisme » conduirait « à surestimer l’autonomie des stratégies individuelles et la liberté de manœuvre des agents » ou encore « les capacités d’innovation des individus ». Certes, je tire de mon travail autour de la sociologie des régimes d’action initiée par Luc Boltanski et Laurent Thévenot que les individus ne sont pas seulement constitués de « dispositions » (fonctionnant comme des déterminants sociaux intériorisés) mais aussi de « compétences » (les habilitant à faire des choses). Mais, pour moi, l’équipement corporel et mental des individus, fait donc de dispositions et de compétences (que je préfère distinguer, à la différence de Bourdieu, qui les associe dans la notion d’habitus), continue à travailler à partir de contraintes sociales, intériorisées et extériorisées. C’est pourquoi je parlerais plus volontiers de « marges de manœuvre » que de « liberté ». Mais ce ne sont pas seulement les compétences des individus qui alimentent ces marges de manœuvre, ce sont aussi des conditions structurales, c’est-à-dire l’existence d’une pluralité de champs et de modes de domination non intégrés (bien qu’en relation), qui rendent possible des espaces de jeu et de contradictions entre eux.
P.C.
Août 2003.