Un piolet dans la mémoire

, par CORCUFF Philippe

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Avec les trotskistes, on est d’abord confronté à la pente conspirationniste des médias : « Ils sont partout »... Il y a quelque chose de proche de l’antisémitisme dans les fantasmes récurrents de « complot trotskiste ». Pas étonnant, car souvent le trotskisme a été en France et ailleurs une histoire juive. Trois récits autobiographiques nous le rappellent : Profession : révolutionnaire de Boris Fraenkel, Une lente impatience de Daniel Bensaïd et La dernière génération d’Octobre de Benjamin Stora. Bensaïd est encore militant à la Ligue Communiste Révolutionnaire. Fraenkel a été exclu en 1966 de l’Organisation Communiste Internationaliste (branche dite « lambertiste » du trotskisme, devenu Parti Communiste internationaliste, puis Parti des Travailleurs), après avoir été le tuteur politique de Lionel Jospin. L’ « acte d’accusation » de son exclusion précise : « De même que Garaudy est devenu l’agent du pape, Boris Fraenkel est le doigt du pape dans la culotte du prolétariat international » (sic). Benjamin Stora quittera le même PCI en 1986.
Fraenkel est né en 1921 à Dantzig. Ses parents étaient des Juifs venant de Russie. Il militera en pleine montée du nazisme dans un mouvement de jeunesse sioniste. Seul Juif de sa classe, il découvre un beau matin en arrivant dans son lycée qu’un banc lui est dorénavant réservé à l’écart des autres élèves. En 1938, il se retrouve en France, puis devient trotskiste en 1943, alors réfugié en Suisse. Le père de Bensaïd est un Juif de Mascara. Tenant un café ouvrier à la sortie de Toulouse, il sera raflé par la Gestapo en 1943. Grâce à l’obstination de sa femme, qui obtient un « certificat de non-appartenance à la race juive », via l’intervention d’un évêque, il restera en sursis à Drancy jusqu’à la Libération, contrairement à ses deux frères expédiés dans les camps de la mort. L’étoile jaune restera toujours à portée de main dans le café toulousain face à la moindre velléité antisémite. En 1962, Daniel rejoint les Jeunesses Communistes au lycée et participe en 1966 à la naissance de la Jeunesse Communiste Révolutionnaire dissidente. Stora est né en 1950 dans le quartier juif de Constantine. Il débarque à Sartrouville en 1962. Il adhère à l’Alliance des Jeunes pour le Socialisme (branche « jeune » de l’OCI) en octobre 1968. Aujourd’hui, une fable (parfois associée à une autre idée reçue conservatrice selon laquelle « les extrêmes se rejoignent » !) se répand : « l’extrême-gauche » serait antisémite car critique à l’égard d’Israël. Parfois l’inculture politique nourrit l’aplomb.
Le trotskisme est aussi une histoire anti-stalinienne. Bensaïd rappelle qu’« Ayant lu Victor Serge, Ante Ciliga, Trotski, David Rousset, nous n’avons pas découvert le goulag avec Soljenitsyne ». Stora évoque les affrontements physiques avec les staliniens du PCF. Mais le combat anti-stalinien a parfois conduit à des formes de mimétisme bureaucratique avec l’adversaire, comme le montrent les expériences lambertistes de Fraenkel et Stora. « Cette soumission aux chefs dans les organisations trotskistes, construites à l’origine en réaction à l’absence de démocratie des partis staliniens, n’a cessé de m’étonner », note le premier. Le second s’interroge sur « l’épuisement du destin du communisme », percevant son engagement passé « comme un mélange d’idéalisme et d’aveuglement, de romantisme et d’une inquiétante volonté de pureté, d’intelligence et de dogmatisme ». Bien qu’auto-ironique sur de juvéniles illusions lyriques ou sur une certaine fascination pour la violence armée, Bensaïd a toutefois vécu dans une ambiance plus « libertaire » à la LCR.
Que dire de ces traversées trotskistes d’un siècle empli de tragédies ? « Il convient de tout revoir, de tout repenser », termine Fraenkel. Stora se révèle « sans illusions, ni reniements ». Bensaïd voudrait transmettre le témoin à de nouvelles générations, afin que la résistance aux oppressions ne se perde pas, que l’urgence de changer radicalement la société persiste dans l’apprentissage paradoxal de la patience. Depuis 1990, la maladie est là et la mort rôde (son avant-dernier chapitre est brutalement et magnifiquement intitulé « Fin et suite »), et pourtant il continue à militer et à écrire : « une lente impatience »... Dans les combats renouvelés du XXIe siècle, le corpus théorique du trotskisme n’aura vraisemblablement qu’un rôle annexe, mais l’éthique chevillée au corps des Fraenkel, Bensaïd et Stora demeurera précieuse. « Rester fidèle à ce qu’on fut, tout reprendre par le début, chacune des deux tâches est immense », écrivait Maurice Merleau-Ponty.

P.-S.

Article paru dans Charlie Hebdo, n° 623, édition du 26 mai 2004.

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