Prise de tête XLIII

Par-delà bien et mal

, par CORCUFF Philippe

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« L’anarchisme récuse toute distinction entre bien et mal, ces deux catégories prescriptives renvoyant forcément à une instance transcendante [...]. Au bien et au mal, l’anarchisme oppose ce qui est bon et mauvais pour tel ou tel être dans telle ou telle situation [...]. Le bon et le mauvais sont donc entièrement immanents à l’expérience des êtres. »
(Daniel Colson, Petit lexique philosophique de l’anarchisme — De Proudhon à Deleuze, Le livre de poche, 2001).

La nouvelle gauche radicale n’ira peut-être pas sans stimulants libertaires. Pourtant, les anarchistes d’aujourd’hui n’apparaissent pas souvent à la hauteur, intellectuellement, de leurs prestigieux patrimoine (Proudhon, Bakounine, Stirner, Pelloutier, etc.) Quelques signes de renouvellement de la pensée libertaire pointent toutefois du côté de passerelles esquissées avec Nietzsche et le « nietzschéisme français » (Deleuze et Foucault). Du frottement des sphères anarchistes et nietzschéennes naissent des étincelles d’intelligence. Daniel Colson en est, avec Michel Onfray (Politique du rebelle, Grasset, 1997), l’un des artisans. Cependant, cette réinvention nietzschéenne de l’anarchisme n’est pas sans poser des problèmes.
Le bien et le mal sont des catégories récusées parce que « transcendantes », relevant d’un ordre « prétendant être extérieur aux autres ou d’une autre nature ». Or, pour les libertaires nietzschéens, tout n’est qu’« immanence », « tout se passe à l’intérieur des choses, des êtres et de leurs rencontres ». Le danger, ici, est de passer du constat de la relativité des valeurs au relativisme, voire au nihilisme (du type « toutes les valeurs se valent »). Nietzsche lui-même semblait hésiter entre un relativisme appelé « perspectivisme » (toutes les « perspectives » sur le monde auraient un égale dignité) et un nouveau système de valeurs, « par-delà bien et mal », nommé « vie ». Dans la seconde lignée, Deleuze bâtira, dans son Nietzsche et la philosophie (PUF, 1962), une éthique de l’affirmation en évaluant des « forces actives » (positives) et des « forces réactives » (négatives comme le « ressentiment » ou « la mauvaise conscience ») en fonction de leur contribution à « la vie », renvoyant à ce qui serait « bon » ou « mauvais » pour les différents êtres. Mais ce qui est « bon » pour l’être du nazi, ou pour l’être du procureur stalinien, du terroriste islamique, du raciste ou du colon israélien est-il « bon » pour les autres êtres ? C’est là qu’on se dit que, sans les clignotants du « bien » et du « mal », on peut être encore plus mal barré face aux divers degrés de l’inhumain. Car si les valeurs morales sont bien issues de notre monde terrestre humain (et non d’une quelconque divinité nous surplombant), elles fonctionnent comme des points de repère, juste un peu au dessus de nos têtes, nous aidant à nous orienter. À la fois immanentes et transcendantes. C’est ainsi que le bien et le mal, sans qu’on leur donne nécessairement de contenu impératif et définitif (comme Ben Laden ou Bush), participent à notre boussole éthique. Si on les transforme en repères, et non plus en normes absolues, ne nous sont-ils pas utiles, voire nécessaires ? Malgré leurs faiblesses.
C’est un peu ce que semble nous dire le personnage joué par Al Pacino dans Insomnia, le récent film de Christopher Nolan. Il y a bien une faillibilité de la morale : les catégories de bien et de mal n’englobent pas toutes nos expériences et elles sont mêmes débordées par les aléas de la vie. Et pourtant nous avons besoin d’une distinction (provisoire et redéfinissable) entre bien et mal. Comme d’un outillage imparfait, simplement humain, dans un monde incertain.

Voir en ligne : Lire la réponse de Daniel Colson

P.-S.

Article paru dans Charlie Hebdo, n° 548, édition du 18 décembre 2002.

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