Dans les projets de loi sur la réduction du temps de travail émanant du mouvement social, on trouvait souvent un dispositif où les aides publiques auraient été accordées sous deux conditions : que le nombre d’emplois créés soit proportionnel à la baisse du temps de travail et que la réalité de ces créations d’emplois fasse l’objet d’un avis favorable des syndicats.
C’est autour de ce type d’enjeux que peut se construire un projet de contrôle des salariés sur le triptyque constitutif du rapport salarial capitaliste : salaire/effectifs et statuts/organisation du travail. C’est en tout cas de cette manière que se positionnent les premières luttes sociales post-loi Aubry. La reprise des embauches donne en effet l’occasion aux salariés de surfer sur la conjoncture pour recommencer à faire valoir leurs exigences. Dans cette période où les entreprise croulent sous les profits et les commandes, où la Bourse enregistre une progression stupéfiante, il va être difficile d’expliquer pourquoi les salaires devraient rester bloqués, pourquoi les embauches ne pourraient se faire que sur statut précaire et pourquoi les horaires de travail devraient devenir toujours plus « atypiques ». La mobilisation inédite des cadres sur le temps de travail montre qu’il n’est pas impossible de reconstituer une relative unité des salariés autour de principes de légitimité opposés à ceux de la finance, pour discuter des besoins d’embauche, proposer des formes de flexibilité compatibles avec la vie privée des salariés et résorber la précarité sous toutes ses formes.
L’actionnariat salarié n’a pas pour but de procurer un financement aux entreprises : elles n’en ont pas besoin et ce serait en tout état de cause un apport subsidiaire. Il vise à institutionnaliser le fractionnement du salariat et constitue par ricochet une attaque subreptice contre la protection sociale. Ses théoriciens (Aglietta, Beffa et Boyer, Kessler et Strauss-Kahn) le justifient ainsi : le salaire est une forme surannée de rémunération d’un travail de moins en moins individualisable et de plus en plus immatériel. Ce qui est moderne, c’est l’actionnariat, les fonds d’épargne et les stock options. Le nouveau contrat social serait alors le suivant : la progression des salaires (et donc des cotisations sociales) est plus ou moins gelée en échange d’un intéressement financier aux résultats. Certains font ensuite miroiter la possibilité d’un contrôle syndical sur l’utilisation de ces fonds qui permettrait aux salariés-actionnaires de peser sur la gestion des entreprises notamment en matière d’emploi.
C’est un marché de dupes. Au moment du grotesque bras de fer entre la BNP et la Société générale, on a vu que les salariés actionnaires n’ont pas pu eu faire valoir un point de vue autonome et ont servi de masse de manoeuvre. Ce n’est pas étonnant : la distribution d’actions a pour objectif de faire obstacle à la constitution d’un acteur collectif en atomisant les salariés au prorata de leur portefeuille, et en segmentant un peu plus le salariat. À un pôle, les précaires — salariés des PME de la sous-traitance, intérimaires, femmes au temps partiel — et, de manière générale les bas salaires, n’auront que des miettes symboliques.
À l’autre pôle, les salariés les plus qualifiés, les cadres, seront transformés en porteurs des intérêts généraux de l’entreprise et en quasi-associés (jusqu’à la prochaine récession en tout cas). On ne voit pas très bien quel pouvoir d’intervention cette collectivité éclatée tirerait de l’opération : l’action sociale n’a rien à voir avec la comptabilisation de coupons.
On n’a pas l’impression que les salariés disposent d’un pouvoir particulier aux Etats-Unis ou au Royaume-Uni. En revanche, ce qui distingue ces pays, c’est une extraordinaire montée des inégalités dont les formes non salariales de rémunération sont les principaux vecteurs. Dans le cas français, cet engouement soudain est particulièrement suspect. Pourquoi ne pas utiliser les multiples formes d’épargne salariale qui existent déjà ? Est-ce vraiment pour renforcer le poids des salariés ou pour les rendre encore plus attractives ? N’est-ce pas la difficulté du dosage entre des exonérations de charges pour le patron et des avantages pour les salariés qui explique cette longue et opaque gestation ? Après la non-abrogation de la loi Thomas privée de décrets, après le pétard mouillé de la note Cahuzac sur les plans d’épargne d’entreprise, après cette cacophonique litanie de rapports téléguidés et contradictoires, on est en droit de se demander où est le pouvoir des travailleurs dans tout cela.
On retrouve finalement les retraites, et donc le salaire. Dans le scénario initial, on baissait les retraites par répartition puis on proposait des fonds d’épargne salariale comme une retraite surcomplémentaire par capitalisation. À cause des ratés de ce dispositif, tout se passe comme si on inversait l’ordre des plats. Le rapport Teulade efface le rapport Charpin, et on met en avant un projet de fonds salariaux qui pourrait séduire les patrons (mieux vaut abonder des fonds que verser des salaires parce que c’est net de charge) et convaincre les syndicats qu’ils vont pouvoir peser sur la gestion de fonds qui n’ont — c’est promis — rien à voir avec la retraite. Ce consensus ne pourrait se faire que sur le dos de la Sécu dont les recettes seraient taries, ce qui justifierait, dans trois ou quatre semestres, un nouveau plan Charpin (mettons en 2002, après les présidentielles). Cela impliquerait aussi un déport de la représentation syndicale vers les plus hauts salaires destinataires privilégiés des distributions d’actions.
On est donc très loin d’une socialisation rampante des entreprises et l’argument d’un pouvoir de contrôle est au fond d’un grand cynisme. Les chefs d’entreprises interrogés sur leur intérêt pour l’épargne salariale privilégient majoritairement les objectifs visant à motiver les salariés et à leur apporter une meilleure compréhension des entreprises et du marché : ainsi « tous tirent dans le même sens ». Une petite partie d’entre eux évoquent une protection contre les OPA hostiles. Bref, les patrons ne semblent pas redouter l’émergence de ces nouveaux pouvoirs ni d’ailleurs compter sur l’apport de ces fonds salariaux. L’un des enjeux des mois à venir est donc, pour les salariés, de profiter de la bonne conjoncture pour améliorer leurs conditions d’existence, sans trop se laisser distraire par une très hypothétique subversion financière du capitalisme.