- Témoignagne chrétien : Quels sont les principes de l’écosocialisme ?
Michaël Löwy : C’est une idée qui est dans l’air depuis quelques dizaines d’années. La démarche commune est de partir de l’idée qu’un socialisme qui n’est pas écologique n’a pas d’avenir et qu’inversement, une écologie qui accepte le capitalisme n’est pas non plus à la hauteur des enjeux. Il s’agit de faire converger ces deux traditions, ce qui implique une discussion de leurs propres fondements : de la part des écologistes, une tradition qui tend à contourner la question du capitalisme et à ne pas se poser le problème du socialisme et, du côté socialiste, la tendance au productivisme et à ne pas considérer l’écologie comme une question centrale. Il y a donc un travail critique et auto-critique nécessaire pour arriver à constituer cet espace espace commun, cet atelier qu’est l’écosocialisme. Il y a plusieurs précurseurs : André Gorz en France, James O’Connor aux États-Unis, Frieder Otto Wolf en Allemagne, Manuel Sacristan en Espagne — entre autres. En 2001, mon ami Joel Kovel et moi avons publié un texte qui s’appelait Manifeste écosocialiste, qui a été traduit en plusieurs langues et à partir duquel s’est créé quelques années plus tard un réseau écosocialiste international. Mais ce n’est que la partie émergée de l’iceberg : c’est un processus en cours qui a des affinités avec d’autres courants de la gauche écologique, avec l’écologie sociale des anarchistes, avec la décroissance. Il y a aussi un intérêt croissant pour l’écosocialisme chez certains courants marxistes comme le NPA par exemple. Mais on a encore beaucoup de travail à faire.
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- Comment êtes-vous reçus par les courants dominants de l’écologie qui semblent en rester à la notion de « développement durable » ?
L’écologie mainstream — Europe-Écologie Les Verts, etc. — ne s’intéresse pas vraiment à nos propositions. Ils discutent avec le Parti socialiste, pas avec nous. Ils sont sur un autre terrain. Mais il y a des gens dans l’aile gauche des Verts qui s’intéressent au programme écosocialiste, même s’ils ne sont pas prêts à l’assumer tout de suite. Au Front de gauche aussi, autour de la proposition de « planification écologique », on trouve des affinités..
- En lisant le projet écosocialiste, nous nous sommes demandés quels rapports vous entreteniez à la notion de progrès.
Je pense qu’il faut opérer une rupture avec l’idéologie dominante du progrès, la confiance aveugle dans la science, la technologie, le développement des forces productives, etc. Donc, si l’on peut parler de progrès, ce ne peut être qu’une vision critique du progrès, qui n’est pas une loi de l’histoire, qui ne dépend pas simplement des avancées technologiques et scientifiques. Mais on peut dire aussi qu’il y a un progrès dans l’émancipation des femmes, quand les femmes ont le droit de disposer de leur corps. De la même manière, nous sommes contre l’idéologie technologiste ou technocratique qui croit que tout problème a une solution technique, ce qui est une mystification bourgeoise. Une bonne partie de la technologie existante est à supprimer ou à transformer radicalement parce qu’elle dépend des énergies fossiles, de l’énergie nucléaire, qu’elle est nuisible pour les travailleurs et leur santé. Il s’agit de refuser la démarche qui a été souvent celle des marxistes et qui est de simplement reprendre en charge la technologie existante en changeant de propriétaire. Cela dit, on n’est pas prêts à dire que toute la technologie moderne est à rejeter, que l’idée même d’avancée technologique est à rejeter, et qu’il faut revenir à la technologie de l’âge de pierre.
- Justement, il y a en ce moment des mouvements dans le secteur de l’automobile, par exemple à PSA. Or, il s’agit là d’une industrie très nuisible, peut-être d’ailleurs vouée à moyen terme à disparition, compte tenu de l’épuisement des ressources en pétrole. Comment dès lors articuler les luttes des travailleurs qui cherchent à maintenir leur emploi pour pouvoir vivre et une critique écologique de cette production ?
Première chose, je ne pense pas qu’il faille compter avec la disparition du pétrole pour résoudre les problèmes. Il y a beaucoup trop de pétrole encore et on peut compter sur la folie capitaliste pour continuer avec le pétrole encore longtemps. Il faut, effectivement, avoir une politique volontariste de réduction de la circulation automobile et on peut commencer dès maintenant. D’ailleurs, il y a des villes qui ont réduit la circulation automobile. Il faut mener une bataille politique : fermer les centre-ville par exemple, augmenter la circulation des transports publics, les pistes cyclables, les zones piétonnes, il y a une majorité pour ça. Mais je ne pense pas que la voiture va disparaître. Elle a une certaine utilité, elle va continuer à exister encore longtemps, peut-être avec d’autres sources d’énergie. Il faut simplement réduire considérablement sa place qui est actuellement gigantesque : ce n’est pas qu’un moyen de transport, c’est un symbole de statut social, c’est une façon d’affirmer sa virilité ou sa féminité... Enfin, c’est un délire, c’est un fétiche, c’est une divinité. Il faut casser cette mythologie de la voiture et la réduire à un moyen de transport limité qui pose beaucoup de problèmes. Maintenant, avec les ouvriers, je pense qu’il y a une possibilité de dialogue à condition qu’on parte du principe que personne ne doive perdre son emploi. Il faut partir de l’idée qu’on lutte pour leur garantir l’emploi, mais pas pour qu’ils continuent à produire des voitures. Donc il faut avancer des propositions alternatives : produire autre chose, comme des trams, des bicyclettes, des éoliennes... Il faut des rencontres entre des écologistes et des syndicalistes pour mettre au point ces propositions alternatives. Et je pense qu’à ce moment-là il y aura une écoute du côté des syndicats.
- Quel rapport au salariat et à l’argent entretiendrait une société écosocialiste ?
Je pense que dans l’idée de l’écosocialisme, il y a l’idée de la gratuité. Un maximum de choses doivent être gratuites : les services publics, l’éducation, la santé, certains biens de consommation, etc. On doit aller vers un maximum de gratuité, qu’on financerait par le travail des gens, par la production. Maintenant l’argent est roi, mais si on introduit la gratuité dans un grand nombre de services et de biens, le rôle de l’argent va être réduit. Cela dit, il faut laisser aux gens une certaine liberté s’ils veulent acheter des livres ou un bateau à rames, etc. L’argent va donc garder un certain rôle, et les gens vont être payés pour leur travail, qui devra être une activité socialement utile. L’idée est que tout le monde travaille mais que tout le monde travaille moins. Il faut un partage du travail, une réduction de la journée de travail à un minimum, ce qui va réduire la production et donc la consommation aussi. Tout ça doit être discuté démocratiquement dans le cadre d’une planification démocratique écosocialiste.
- Et comment s’organiserait le travail et la gestion des entreprises ? Seraient-elles autogérées, gérées par l’État ? Et d’ailleurs, quel serait le rôle de l’État dans cette société ?
Je pense qu’il faut transformer profondément l’appareil politique. L’objectif à terme serait de remplacer l’État par une autre forme de pouvoir démocratique. Il faut une forme de pouvoir capable de gérer l’intérêt commun, mais l’État tel qu’on le connaît, c’est un monstre. Donc il faut poser l’idée d’une forme de politique post-étatique, dont on peut difficilement maintenant tracer le contour. Je pense qu’il faut l’autogestion à tous les niveaux, pas simplement au niveau local. Souvent, les gens posent la question en disant : « L’usine doit être autogérée. » D’accord, mais si certaines décisions se prennent au niveau de l’usine, d’autres se prennent au niveau de la ville, de la région, du pays, du continent, et un jour, au niveau de la planète. Ça dépend des décisions. Je donne toujours l’exemple d’une centrale nucléaire : la décision de la fermer, ce n’est pas ses ouvriers qui vont la prendre, c’est la société dans son ensemble. Après, on va donner aux ouvriers la charge de la gestion du démantèlement, qui va prendre des dizaines d’années d’ailleurs. C’est eux qui vont le gérer démocratiquement. Donc il y a une place pour l’autogestion locale, mais il y a aussi une place pour la société qui se gère elle-même.
- Mais comment organiser l’autogestion, qui sous-entend la démocratie directe, à l’échelle d’un grand territoire comme un pays, un continent ou le monde ? Ça paraît très compliqué.
C’est en effet compliqué. Il faut combiner démocratie directe et démocratie représentative. Par exemple, sur la question du nucléaire, il y a deux partis : le parti de l’énergie nucléaire socialiste et le parti anti-nucléaire. Chacun a ses experts, etc. Les deux présentent leurs arguments, et il y a un vote, une espèce de référendum où tout le monde vote directement oui ou non. Et ensuite il peut y avoir des élections où on élit les délégués de l’un ou de l’autre parti, il y aura une assemblée, etc. Donc, la décision fondamentale doit être prise par tout le monde directement par un vote. Et après, les organes représentatifs doivent s’occuper de gérer la manière dont on va faire ça, les détails, etc. où trouver l’argent, etc.
- Et si le vote conduit à des reculs, par exemple sur le maintien finalement du nucléaire ou, pour pousser le bouchon un peu loin, au rétablissement de la peine de mort ?
On part de l’hypothèse que dans une société écosocialiste ou même dans une société de transition vers l’écosocialisme où on a déjà cassé la logique du capital, les gens ne seront plus soumis au poids de l’idéologie bourgeoise, au martèlement de l’idéologie dominante, de la publicité et de la presse qui est à sens unique et qui nous explique que le nucléaire est indispensable. Une fois que les gens sont débarrassés de ça, qu’ils peuvent écouter démocratiquement les deux points de vue à égalité, on peut parier qu’une rationalité démocratique va prédominer. Maintenant, on peut dire : « Est-ce qu’il y a une garantie ? » Non, il n’y a pas de garantie. Les gens peuvent se tromper, il n’y a pas de garantie, mais c’est un pari. En tout cas, on trouve que ce pari-là est préférable au pari sur une commission de techniciens ou un bureau politique qui va décider à la place du peuple. Cela, c’est un pari dont on sait qu’il ne marche pas.
- Comment imaginez-vous la transition vers l’écosocialisme et sur quelles forces sociales peut-elle s’appuyer, que ce soit en France ou à l’étranger ?
C’est un processus historique qui ne va pas se faire du jour au lendemain, ce n’est pas la prise du Palais d’Hiver. On a tout intérêt à ce que ce soit un processus pacifique et on fera tout pour. La première condition évidemment c’est que la grande majorité de la population soutienne le projet. Ce ne sera donc pas un coup d’État, mais un mouvement soutenu par la grande majorité des gens. Maintenant, s’il y a une minorité réactionnaire ou fasciste ou un groupe de militaires qui veulent imposer par la force le retour en arrière, le peuple a le droit de se défendre et de prendre les armes pour défendre la démocratie.
- Et comment est-il possible que les gens adhèrent majoritairement au projet compte tenu du bain culturel individualiste et consumériste dans lequel nous sommes plongés ? Est-ce par une forme d’éducation populaire ?
L’exemple positif que je peux citer, c’est l’Amérique latine, que je connais bien, où il y a des mouvements indigènes, des mouvements paysans et des mouvements sociaux urbains qui se posent la question de l’écologie, d’une écologie sociale et parfois même d’une écologie socialiste. Tout cela se traduit partiellement au niveau de certains gouvernements, notamment de l’Équateur et de la Bolivie. Là, les forces sociales principales sont paysannes et indigènes, avec des milieux intellectuels de la gauche, le mouvement écologique... Ce n’est pas encore la masse du mouvement syndical, par exemple. En Équateur, on a obtenu une victoire importante qui va dans le sens de l’écosocialisme : le petrole qui se trouve dans le sous-sol du Parc Yasuni, une vaste aire protegée de la forêt habitée par des indigènes ne sera pas exploitée : en échange, le gouvernement équatorien du Président Correa (un catholique de gauche) exige des pays riches qu’ils indemnisent l’Equateur pour l’équivalent de la moitié de la valeur de ce pétrole. Dire que la forêt est un bien commun, qu’on respecte le droit de la population et qu’on laisse les énergies fossiles sous la terre c’est un pas important pour rompre avec le productivisme... Ce n’est pas encore la transition ecosocialiste, mais c’est très important. Il y a un gouvernement de gauche et un mouvement social, la conjonction des deux donne des résultats. Ce n’est pas une recette, mais c’est un petit exemple positif. Malheureusement, en Europe, on est loin de ça. Alors, évidemment, il y a un travail d’éducation politique, populaire, un travail d’explication à faire. Mais il y a avant tout l’expérience des gens, l’expérience de lutte pour des choses concrètes où l’écologique et le social viennent ensemble. Je compte beaucoup sur ça parce que je suis un partisan de la philosophie de la praxis marxiste, qui dit que c’est dans la pratique que les gens vont changer aussi bien les circonstances que leur propre conscience. Donc je compte beaucoup sur l’action, la pratique, l’expérience collective, les mouvements sociaux, les mouvements socio-écologiques, une dynamique de luttes. Mais c’est en effet un pari, au sens pascalien : pas de certitude, mais un espoir, et un choix où l’on engage toute sa vie…