Cher/e/s amie/s et camarades,
Je suis heureuse de pouvoir assumer ici, comme vient de l’évoquer Patrice Cohen Séat en me donnant la parole, mon appartenance à Espaces Marx : j’en suis membre fondateur et membre du Comité de direction dans une optique explicitement et volontairement pluraliste — puisque je fais en effet partie de la gauche radicale non gouvernementale. Si ce pluralisme a un sens, prolongé positivement dans les débats de ces journées, il doit permettre d’exprimer non seulement les convergences mais aussi les divergences. Faute de temps, je voudrais centrer mon intervention sur un thème principal, essentiel au sujet de notre Rencontre, et qui fait débat : les questions de la propriété (également soulevé notamment dans la contribution écrite de François Chesnais, Claude Serfati et Charles-André Udry qui circule ici).
Il est très important que le mouvement de résistance à l’actuelle mondialisation ajoute aux côtés du magistral refus de Seattle (« la planète n’est pas une marchandise ! ») un autre slogan contribuant à son identité « en formation » : « non aux privatisations forcées ». Ce thème-là est en réalité en filigrane de bien des interventions et contributions de ces jours-ci. Il est présent dans la défense des biens publics universels dont la liste doit être établie — depuis l’eau et la terre, à la science et aux connaissances notamment médicales et technologiques — et dont l’autre facette est en fait celle des droits humains universels : notamment le droit à l’accès à des ressources de base, à l’éducation, à la santé... à la subordination de l’économie à des critères éthiques, sociaux, écologiques, humains...
Evidemment, lorsqu’on parle de biens publics et droit universels , se posent les questions de leur gestion et donc aussi des institutions mondiales. C’est une question compliquée que je ne peux développer. Et il est certain qu’une construction européenne défendant de façon démocratique l’exigence de respect prioritaire des biens et droits publics universels et de subordination du commerce mondial à ce critère-là, pourrait être un point d’appui du mouvement de résistance à l’actuelle mondialisation. On nous a présenté, notamment ce matin, des analyses et propositions fort riches concernant l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Mais je dois dire ici, quel que soit l’intérêt de ces contributions, qu’il n’est pas possible de faire comme si des formations politiques qui acceptent les règles de fonctionnement, les traités, les critères de l’Union européenne telle qu’elle est — c’est-à-dire non démocratiques et subordonnés au droit de la concurrence et à des objectifs de privatisations généralisées — pourraient être les porte-parole de notre mouvement à l’OMC !
Il n’est pas non plus possible de se taire sur les conditions qui permettent aujourd’hui la généralisation de ces politiques de privatisations forcées. Les causes en sont complexes et certaines ont été débattues dans les ateliers et les plénums. On a parlé des changements de rapports de forces sociaux dans les grands pays du « centre » capitaliste et dans le monde, entre débiteurs et créditeurs, entre gestionnaires et actionnaires, entre bourgeoisie et prolétariat... Je voudrais seulement souligner ce qui a marqué le tournant du « court siècle » et facilité la contre-révolution dite « libérale » en fait conservatrice puisqu’elle renvoie à des conditions sociales dignes du 19e siècle : les impasses bureaucratiques réelles derrière l’État-providence et la gestion technocratique des services publics, ici ; et, dans les pays dits socialistes, le règne du parti/État au nom des travailleurs, sur leur dos ! Nous devons refuser la fausse alternative d’une gestion publique non démocratique et source de ses propres inefficacités en regard des besoins, d’une part — et de l’autre, les privatisations forcées que l’on nous impose sans aucune preuve universellement reconnue (au plan empirique et théorique) de leur capacité à résoudre les problèmes posés pour les peuples concernés.
Il n’y a là aucun fatalisme. Et nos camarades brésiliens de Porto Alegre démontrent quotidiennement, dans des conditions difficiles et fragiles car sous pression d’un environnement national et international hostile, qu’un autre monde est possible, qu’une autre gestion publique des biens et droits universels est possible — résistant aux privatisations.
La pénétration dans toutes les parties du monde des critères de privatisation forcée a été facilitée par l’endettement des pays de la périphérie capitaliste (dits du Sud), et de l’Europe de l’Est dans les années 1980. Il faut bien entendu analyser dans chaque cas les causes combinées internes et externes de cet endettement — en dénonçant notamment le rôle majeur qu’a eu la montée des taux d’intérêt mondiaux, entraînée par celle qui finançait le budget de Reagan aux Etats-Unis et ses dépenses de guerre, aux début de cette décennie-là. Mais les recettes de privatisation préconisées ensuite par le Fonds monétaire international (FMI) pour rembourser la dette, ont trouvé des relais sociaux intérieurs, une ancienne ou nouvelle bourgeoisie qui, au Sud ou à l’Est, s’est portée volontaire pour la braderie à son propre bénéfice du patrimoine public des pays où elle régnait ! C’est pourquoi on ne peut parler seulement de rapports Nord/Sud (ou Est/Ouest) derrière la mondialisation, mais aussi de gagnants et de perdants sociaux, des classes « réellement existantes » : à Porto Alegre, nous serons aux côtés des paysans sans terre et des travailleurs du Brésil, et notre camarade de Russie a bel et bien exprimé un choix en nous demandant hier notre solidarité contre le nouveau Code du Travail russe qui est l’essence des nouveaux rapports de propriété auxquels n’oserait rêver le patronat de l’Union européenne !
Là-bas et ici, on essaie de nous faire croire que l’accès populaire à la propriété via l’actionnariat serait porteur d’une possible socialisation et démocratisation de la propriété dans un rapprochement historique du capital et du travail. Là aussi, je dois exprimer une divergence radicale. En tant qu’économiste, j’ai tout particulièrement étudié, et notamment dans le cas yougoslave, ce qu’on appelle la « transition » des pays dits socialistes vers des « économies de marché » qui est la forme concrète de leur insertion dans la globalisation dite libérale, en fait capitaliste. Ce à quoi on assiste, derrière la remise en cause justifiée du règle du parti/État et de ses privilèges dans les rapports de propriété, et derrière le type de démocratie mis en place, c’est en fait à la remise en cause de tous droits collectifs et à l’établissement d’une démocratie censitaire qui pénètre toutes les sphères de la société creusant des écarts sociaux considérables. Les « droits censitaires » (c’est-à-dire « à chacun selon son argent ») dans les domaines des services publics privatisés accompagnent le développement de l’actionnariat : loin d’être une forme de démocratisation et de socialisation, il s’agit du mécanisme concret par lequel la pilule amère des privatisations est avalée... Et elle ne le serait pas « si facilement » si l’ancienne propriété sociale n’avait pas été parasitée par une nomenklatura, une bureaucratie souvent détestée et incapable. Là-bas et ici, dans des conditions différentes, l’actionnariat est un piège qui permet à la fois de démanteler les services publics et de démanteler les statuts collectifs. Il permet de ne pas poser comme droit, la reconnaissance d’un statut universel des travailleurs refusant, comme la planète, d’être des marchandises...
Face à la capacité d’intervention des multinationales et des institutions de la globalisation capitaliste, une nouvelle internationale de la résistance est en train d’émerger. Je fais partie, comme certains ainsi d’une IVe Internationale qui œuvre à son dépassement dans une cinquième. La mondialisation permet et exige en fait, comme le dit Ricardo Pétrella, une « Première planétaire », pluraliste dont l’identité radicalement démocratique et anti-capitaliste de masse sera liée à l’exigence fondamentale de subordonner l’économie au contrôle individuel et collectif des êtres humains et à la défense de leurs droits politiques, culturels, sociaux contre des intérêts corporatistes étroits qui se cachent derrière un soi-disant « libéralisme ».
Malheureusement les institutions européennes actuelles s’inscrivent dans cette globalisation marchande socialement régressive comme en témoigne la Charte européenne des droits qui nous est proposée. Alors c’est dans la rue que nous devrons être nombreux à Nice, comme hier à Seattle ou à Prague pour exprimer le refus de telles régressions et défendre l’idée qu’un autre monde est possible — un monde dont nous débattrons à Porto Alegre !