Ernest Mandel, le refus obstiné du fatalisme et de la résignation

, par LÖWY Michael

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Jan Willem Stutje, Ernest Mandel. A Rebel’s Dream Deferred, London, Verso, 2009.
Traduit par Christopher Beck et Peter Drucker, 392 pages.

Il s’agit de la première biographie systématique de celui qui fut le principal dirigeant et théoricien de la Quatrième Internationale après 1945, ainsi que, comme l’écrit Tariq Ali dans sa préface, un des penseurs révolutionnaires les plus créatifs et indépendants de notre époque. La première édition du livre est parue en 2005 en langue flamande. L’auteur est un historien néerlandais qui a nourri sa recherche non seulement avec une vaste bibliographie, mais aussi un grand nombre d’entretiens personnels avec d’anciens amis et camarades, et, surtout, du matériel fourni par les archives personnelles d’Ernest Mandel. Il s’agit d’un travail de grande qualité, combinant la rigueur de l’historien, une évidente sympathie pour le personnage, et une distance critique lucide qui empêche toute dérive apologétique.
Nous allons suivre dans ce compte-rendu l’ordre des chapitres du livre, qui est en partie chronologique et en partie thématique. Né à Anvers en 1923 dans une famille de Juifs polonais – non croyants – de culture allemande, le jeune Ezra (plus tard Ernest) découvre le socialisme en lisant, à l’âge de treize ans... Les Misérables de Victor Hugo ! Dans un témoignage postérieur, il observe : « Mes idées politiques se sont alors constituées, définitivement, pour le reste de ma vie. » Homme de gauche, Henri Mandel – le père – se rapproche, après les procès de Moscou, des milieux trotskystes allemands réfugiés en Belgique. Ezra, quant à lui, va adhérer en 1938, à l’âge de 15 ans, au RSP (Parti socialiste révolutionnaire), section belge de la Quatrième Internationale. Sans se laisser décourager par la guerre et l’occupation nazie de la Belgique, il s’engage dans la résistance ; arrêté une première fois en janvier 1943, il profite d’un moment d’inattention de ses geôliers pour s’échapper. Contributeur régulier du journal clandestin en langue allemande Das Freie Wort (La Parole libre) qui s’adresse aux soldats allemands, voici ce qu’il écrit en septembre 1943 : « Les assassins criminels nazis sont en train d’exterminer des centaines de milliers d’hommes, femmes et enfants innocents et abandonnés, considérant ces Polonais, Russes et Juifs nus comme des « sous-humains » [...] L’humanité civilisée ne peut pas tolérer ceci ! Chacun de vous, soldats allemands, est complice s’il ne proteste pas contre ces crimes et préfère rester silencieux. Aucun de vous ne peut se cacher derrière des arguments comme « obéissance aux ordres » ou « devoir de soldat ». [...] Votre devoir c’est d’arrêter la bestialité nazie : des chiens enragés doivent être enchaînés ! ». Emprisonné une deuxième fois en mars 1944, déporté en Allemagne, transporté d’un camp à l’autre, il s’échappe encore une fois, en juillet 1944, mais finira pas être rattrapé peu après et ne sera libéré qu’en mars 1945 par l’armée américaine. L’optimisme invétéré de Mandel – parfois accompagné d’un certain aveuglement – se traduit, selon un témoignage postérieur, par son attitude au moment de la déportation : « J’étais heureux d’être déporté en Allemagne, parce que je serais au centre de la révolution allemande » ! Cette foi obstinée dans la révolution allemande – héritée du marxisme classique – ne l’a pas quitté, jusqu’en 1990.
En 1944-46, Ernest Mandel était convaincu de l’imminence de la révolution européenne : le capitalisme avait atteint sa dernière phase, celle de l’agonie mortelle, comme Trotsky l’avait si bien expliqué en 1938. Ce n’est que peu à peu qu’il va accepter, à contrecœur, la réalité du reflux de la vague révolutionnaire.
Suivant l’orientation d’entrisme sui generis adoptée par la Quatrième Internationale, il va adhérer au Parti socialiste belge en 1951, en gardant secrète son identité de dirigeant trotskyste (ses brillants articles dans la presse de l’Internationale étaient signés du pseudonyme « E. Germain »). En 1956 il va fonder l’hebdomadaire La Gauche avec le soutien du syndicaliste André Renard et du vieux dirigeant socialiste Camille Huysmans ; parmi les collaborateurs, on trouve les plumes de Pierre Naville, Maurice Nadeau, Ralph Miliband, Lelio Basso et Ignazio Silone. Le périodique aura une réelle influence sur la gauche socialiste et syndicale, en imposant le débat sur les « réformes structurelles » anticapitalistes. La grève générale belge de l’hiver 1960-61 – considérée par Cornelius Castoriadis comme « l’événement le plus important du mouvement ouvrier après la guerre » – est analysée par E. Mandel comme le précurseur d’une future radicalisation des luttes en Europe. L’interdiction de La Gauche par le Parti Socialiste en 1964 l’oblige à quitter le parti et à créer l’Union de la gauche socialiste, qui aura peu de succès.
Parallèlement à son activité belge, « E. Germain » s’investit dans le travail théorique – son premier livre important, le Traité d’économie marxiste (1961), est une tentative, rare à cette époque, d’articuler la théorie économique et l’histoire – et dans les batailles internes de la Quatrième Internationale, en soutenant – avec une certaine distance critique – les thèses de Michel Pablo : face à la « guerre qui vient », il faut s’investir (« l’entrisme ») dans les partis ouvriers de masse, communistes ou socialistes selon les pays. La tentative d’imposer à la section française de la Quatrième Internationale, de façon autoritaire, l’entrée dans les rangs du Parti communiste français – fortement marqué par le stalinisme – la conduira à quitter l’Internationale, ce qui provoquera peu après une scission en France et, par la suite, dans l’ensemble de l’Internationale [1]. Discret dans ses commentaires, Stutje, le biographe, ne peut pas cacher son étonnement : « pourquoi un centralisme si excessif ? Pourquoi la coercition ? ». À son avis, « Germain » a préféré sacrifier sa propre opinion pour garder l’unité avec Pablo. Il faudra attendre 1963 pour que, suite à une rencontre amicale entre Mandel et James P. Cannon, le vieux dirigeant du SWP américain, l’unité de l’Internationale soit refaite (en partie, du moins). Lors du Congrès de réunification, « Germain » présentera une thèse sur les trois secteurs de la révolution mondiale – la révolution prolétarienne des pays capitalistes avancés, la révolution coloniale, la révolution politique dans les pays de l’Est –- qui rompt avec le tiers-mondisme de Pablo, installé à Alger depuis 1962 [2].
Cela ne veut pas dire qu’E. Mandel ne s’intéresse pas au Tiers Monde et en particulier à l’Amérique latine. En 1964, il est invité à Cuba où il rencontre Che Guevara et rédige, en solidarité avec lui, une réponse aux thèses de Charles Bettelheim pour défendre la planification centrale contre les « mécanismes du marché » et la prédominance de la loi de la valeur. Une deuxième rencontre avec Guevara, à la demande de celui-ci, lors de son passage à Alger en 1965, n’a pas pu avoir lieu. Lorsqu’E. Mandel visitera à nouveau Cuba, en 1967, le Che était déjà parti pour la Bolivie. À l’annonce de sa mort, E. Mandel rend hommage à « un grand ami, un camarade exemplaire, un militant
héroïque ».
En mai 1968, Mandel est à Paris et participe, la nuit du 10 mai, à la construction des barricades de la rue Gay Lussac, au cœur du Quartier Latin. Il est aidé par sa compagne Gisela Scholtz — une jeune militante du SDS allemand qu’il avait épousée en 1966 —, par les camarades français de la JCR – Alain Krivine, Daniel Bensaïd, Henri Weber, Pierre Rousset et Janette Habel – et par un latino-américain de passage, Roberto Santucho, principal dirigeant du PRT (Parti révolutionnaire des travailleurs), section argentine de la Quatrième Internationale.
Peu après, en 1969, le IXe congrès de la Quatrième Internationale décide, par une résolution majoritaire soutenue par E. Mandel, d’adopter en Amérique latine une stratégie de lutte armée.
Stutje se demande si, encore une fois, E. Mandel n’a pas sacrifié son opinion personnelle au profit de l’unité, cette fois avec les jeunes Français de la LCR et les Latino-Américains, favorables à cette nouvelle ligne de conduite. Ayant été présent à cet événement, je ne partage pas l’analyse du biographe ; il cite d’ailleurs une déclaration de Mandel – en réponse aux dénonciations d’universitaires allemands en 1972 – dont on peut difficilement mettre en question la sincérité : quand les droits démocratiques élémentaires ont été abrogés, le droit à l’autodéfense armée est indiscutable [3].
Au cours de ces années, Ernest Mandel va rédiger deux de ses travaux les plus importants : La Formation de la pensée économique de Marx (1967) et Le Troisième âge du capitalisme (1974) ; ce dernier est peut-être son livre le plus influent malgré l’absence, regrettée par plusieurs de ses amis, d’une vue synthétique, au-delà des brillants chapitres sur differents aspects du capitalisme contemporain. D’autres écrits importants ont été publiés à cette époque : le débat sur Trotsky avec Nicolas Krasso dans les pages de la New Left Review — qui a beaucoup contribué à attirer ses rédacteurs vers le marxisme révolutionnaire — et Les Ondes longues du développement capitaliste. Une interprétation marxiste (1980), à partir de prestigieuses conférences prononcées deux ans auparavant à l’université de Cambridge. L’influence d’E. Mandel sur la jeunesse rebelle est à son point culminant et il est interdit de séjour dans cinq pays dont la France, les États-Unis et l’Allemagne. Le chancelier allemand, le « libéral » H. D. Genscher, explique ainsi l’interdiction : « Le professeur Mandel non seulement soutient la doctrine de la révolution permanente dans son enseignement, mais travaille activement pour celle-ci. » Karola et Ernst Bloch – le célèbre philosophe marxiste allemand –, amis très proches d’Ernest et Gisela, lui écrivent à ce moment : « Tu dois être vraiment un géant s’ils ont tellement peur de toi ! Tu es l’ennemi numéro un des classes dominantes. » Il faut dire que l’interdiction ne l’a pas empêché d’entrer en France clandestinement à plusieurs reprises, comme en 1971 quand il fera un discours mémorable devant 20 000 personnes, dans un meeting de la Quatrième Internationale devant le cimetière du Père Lachaise, en l’honneur du centenaire de la Commune de Paris.
La mort de son ami Rudi Dutschke en 1979 et, surtout, celle – dans des circonstances tragiques – de sa compagne Gisela en 1982 vont être des coups personnels durs. Stutje ne cache pas ses critiques sur l’incapacité d’E. Mandel à communiquer avec Gisela, et à l’aider à affronter sa crise émotionnelle. Un an plus tard, il épousera Anne Sprimont, de trente ans plus jeune, dont la fermeté et l’indépendance d’esprit lui seront d’un grand secours. À cette époque, la plupart des dirigeants de la nouvelle génération de la Quatrième Internationale sont convaincus que le cycle ouvert par Mai 68 est terminé, notamment après les défaites de la gauche au Portugal et en Espagne, mais E. Mandel a du mal à accepter cette nouvelle réalité : lors du XIe congrès mondial (1979) il avait promis que le prochain congrès aurait lieu dans Barcelone libérée...
Mandel a toujours voulu être historien — c’est Michel Pablo qui l’a convaincu de s’occuper d’économie politique — mais ce n’est qu’en 1986 qu’il publie enfin son premier ouvrage d’histoire : La Signification de la Deuxième Guerre mondiale. Il s’agit sans doute d’un ouvrage novateur et intelligent mais je ne pense pas, contrairement à ce qu’affirme Stutje, qu’il prend en compte la spécificité de la Solution finale. Ce n’est qu’après avoir été critiqué sur ce point qu’il publiera, en 1990, un important essai – qu’il va inclure dans l’édition allemande de son livre – sur les « Prémisses matérielles, sociales et idéologiques du génocide nazi ».
Les réformes de Gorbatchev en URSS vont susciter chez E. Mandel des grands espoirs et l’attente d’une imminente « révolution politique » ; l’éventualité d’une restauration du capitalisme ne l’effleure pas. Son enthousiasme sera encore plus grand lors des grandes manifestations de novembre 1989 à Berlin-Est qui conduiront à la chute du mur et auxquelles il a participé. Il croyait qu’il s’agissait du réveil de la révolution allemande, vaincue par l’assassinat de Rosa Luxemburg, et en tout cas du « plus grand mouvement en Europe depuis Mai 1968, sinon depuis la Révolution espagnole ». Il faudra déchanter après 1990, avec la réunification allemande et le rétablissement du capitalisme à l’est...
Malgré le désenchantement, E. Mandel publiera encore quelques livres importants : Pouvoir et Argent (1992), une analyse des origines sociales de la bureaucratie, et Trotsky comme alternative (1992) qui reconnaissent, tous les deux, la légitimité des critiques de Rosa Luxemburg aux Bolcheviks (sur le chapitre de la démocratie) et les dérives « de substitution » de Trotsky au cours des « années obscures » de 1920-21. Au cours de ses dernières années, Mandel avait remplacé le dilemme classique « socialisme ou barbarie » par celui, apocalyptique, de socialisme ou mort ; le capitalisme nous conduit, insistait-il, à la destruction de l’humanité par la guerre nucléaire ou par la destruction écologique. Contrairement à Stutje, je ne pense pas qu’il s’agissait là d’un « messianisme enragé » mais plutôt d’une appréciation lucide des dangers...
Stutje observe, à juste titre, que Mandel avait tendance à séparer le corps de l’esprit et avait un mode de vie extrêmement malsain : trop de nourriture, pas d’exercice. Après une attaque cardiaque en 1993, il a dû réduire ses activités ; il a néanmoins accepté — contre l’avis de ses amis — de participer à un débat à New York, en novembre 1994, avec une secte « trotskyste », la Spartacist League, qui faisait des attaques contre la Quatrième Internationale son fonds de commerce, et il publiera une longue réponse argumentée à leurs diatribes. Stutje cite une lettre que j’avais envoyée à E. Mandel à ce moment : « Cette obscure secte américaine ne restera dans la mémoire du mouvement ouvrier qu’à cause de ta polémique. » Sa dernière apparition politique eut lieu lors du XIVe congrès de l’Internationale (juin 1995). Peu après, en juillet, il décédait d’une nouvelle crise cardiaque. Ses obsèques, un événement militant suivi par un grand nombre de personnes venues du monde entier, eurent lieu en septembre au Père Lachaise.

Dans sa conclusion, Stutje rend hommage aux exceptionnelles qualités intellectuelles et littéraires d’Ernest Mandel et à sa confiance sans limites dans la créativité et la solidarité humaines. Il cite mes propres commentaires sur « l’optimisme anthropologique » d’E. Mandel, sa confiance dans la capacité des êtres humains à résister à l’injustice. Mais le biographe n’a pas compris, il me semble, ma remarque suivante : l’optimisme de la volonté n’était pas toujours compensé, chez lui, par le pessimisme de la raison... [4]
En tout cas, on peut conclure avec l’auteur de ce bel ouvrage que Mandel restera un exemple pour les générations futures, par son refus obstiné du fatalisme et de la résignation.

Notes

[1On lira avec profit, sur cet épisode, l’ouvrage de Michel Lequenne, Le Trotskysme, une histoire sans fard, Paris, Ed. Syllepse, 2005.

[2Il avait fait deux années de prison à Amsterdam, accusé d’avoir tenté de fabriquer des faux billets pour soutenir le FLN !

[3Il est vrai aussi qu’il a pris, dès 1974, ses distances envers les illusions de cette stratégie. Je me souviens d’une discussion informelle avec lui, à l’occasion du Xe congrès mondial, où je défendais avec fougue l’orientation « politico-militaire » de nos camarades de la « Fraction Rouge du PRT » — exclus par Santucho pour trotskysme – tandis qu’Ernest les considérait voués à l’échec. Bien entendu, c’est lui qui avait raison...

[4Cf. M. Löwy, “E. Mandel’s revolutionary humanism”, in : Gilbert Achcar, The Legacy of Ernest Mandel, Londres, Verso, 1999.

Source

Revue Transform !, n° 7. URL : http://www.espaces-marx.net/spip.php?article625

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