C’est le narcotrafic qui occupe de nos jours l’avant-plan dans ce qui fut le centre colonial du Vice-Royaume de la Nouvelle Grenade espagnole. Et c’est la question du narcotrafic qui conditionne, apparemment, le fameux « Plan Colombie », actuellement à l’ordre du jour. Avec celui-ci, les Etats-Unis et la bourgeoisie colombienne prétendent érradiquer la culture de coca et du pavot et ainsi battre en brèche le commerce de la drogue. En réalité, il s’agit d’un fer de lance militariste visant à liquider les guérillas colombiennes, endiguer les mobilisations populaires contre le néolibéralisme dans les Andes et rasseoir l’hégémonie politicoéconomique des Etats-Unis en Amérique. Au risque de provoquer une guerre civile totale, une internationalisation du conflit et des ravages humains et écologiques irréparables.
Paix ou guerre ?
Début février de cette année, près de San Vicente del Caguan, les Forces armées révolutionnaires de Colombie- Armée du peuple (FARC-EP, voir plus loin), ont renoué le dialogue avec le gouvernement du président conservateur Pastrana en vue de relancer les négociations de paix. Les FARC-EP avaient suspendus toute négociation le 20 novembre dernier pour protester contre les collusions entre l’Etat et les forces paramilitaires - organisations d’extrême-droite qui massacrent systématiquement les paysans qui sympathisent avec la guérilla ou tout qui proteste contre les injustices sociales.
A l’occasion de la récente reprise du dialogue, Pastrana a annoncé le maintien jusqu’au 9 octobre de la zone démilitarisée de 42 000 kilomètres carrés qu’occupent depuis novembre 1998 les FARC-EP. Ces événements apparemment positifs sont en fait trompeur. Tout d’abord, on voit mal comment ce dialogue pourra déboucher sur un véritable processus de paix puisque les FARC-EP mettent, avec raison, les questions sociales et économiques au centre de tout accord tandis que le gouvernement ne cesse d’impulser des politiques ultralibérales.
De plus, au moment même où se déroule cette reprise du dialogue, des combats acharnés entre l’armée et les paramilitaires d’une part et les FARC-EP d’autre part font rage dans les départements de Cauca et de Putumayo, où le premier volet du Plan Colombie est en cours. Plutôt que le doux chemin vers la paix, c’est en vérité vers l’escalade militariste et la guerre civile totale que l’on s’achemine. La relance des négociations ne sert à chaque partie qu’à gagner du temps et à se renforcer avant l’affrontement décisif.
Les racines sociales de la violence
La Colombie s’enfonce chaque jour un peu plus dans une spirale de violence inouïe. Le pays compte près de 1,8 millions de « déplacés », 800 000 Colombiens se sont exilés. Chaque année, 25 000 Colombiens meurent par les armes, soit un taux de 70 homicides pour 100 000 habitants, l’un des plus hauts de la planète. Aux victimes des affrontements entre l’armée, les paramilitaires et les guérillas s’ajoutent celles des règlements de comptes, du commerce de la drogue, crimes favorisés par une situation d’impunité quasi-totale. L’état de corruption généralisé de l’appareil d’État bourgeois se résume bien dans l’inefficacité de la justice. Seul un meurtre sur trois donne lieu à l’ouverture d’une enquête et un sur cent à une condamnation effective.
Les principaux responsables de cette violence sont l’État, ses forces répressives et les paramilitaires. Ces dernières, regroupées nationalement depuis 1997 sous le nom d’Autodéfense unies de Colombie (AUC), bien que sous le contrôle des narcotraficants et des grands propriétaires terriens, sont de véritables appendices de l’armée et de la police pour accomplir les plus sales besognes de la guerre sociale.
Une guerre sociale
Car la majorité des victimes, les ennemis de cet État bourgeois et de son appareil répressif, ce sont les militants des mouvements paysans, armés ou non ainsi que ceux des mouvements sociaux, politiques et syndicaux contestataires. La moitié des syndicalistes assassinés dans le monde sont Colombiens. Entre 1995 et 2000, plus de 700 d’entre eux ont été assassinés. Le terrorisme d’État et la répression sont les seules armes capables d’asseoir le pouvoir à la minorité qu’est la classe dominante, représentée politiquement par un système bipartiste où libéraux et conservateurs s’alternent au pouvoir depuis des décennies.
Toute tentative menaçante de disputer par les urnes cette monopolisation du pouvoir par les deux partis de la bourgeoisie est brisée par la violence. En 1985, par exemple, l’Union Patriotica, large alliance de gauche impulsée par les FARC-EP et le Parti communiste, a été physiquement liquidée après avoir obtenu 350 conseillers communaux, 23 députés et 6 sénateurs. Plus de 3 000 de ses militants, dirigeants et élus ont été assassinés en quelques mois. Résultat, dans cette « démocratie », les taux d’abstention électoraux atteignent parfois les 80 %.
Mais le degré de violence s’explique surtout par le fait que les principales sources d’accumulation capitaliste pour la bourgeoisie colombienne sont, outre l’exploitation des travailleurs, la concentration des meilleures terres au détriment de la petite paysannerie, la spoliation des richesses nationales et le trafic de drogue (voir par ailleurs). Comme Marx l’a souligné : la violence est un facteur économique. En Colombie, elle est la forme de contrôle social destiné à perpétuer une société profondément « illégale », illégitime et inégalitaire.
Le pays, comme tant d’autres, est mis sous la coupe réglée néolibérale des ajustements structurels dictés par le FMI et la Banque mondiale. Comme ailleurs, le prétexte de la dette extérieure sert de paravent au transfert des richesses dans les poches de la bourgeoisie nationale et internationale. Cette dette représente en 2001 plus de 30 milliards de dollars (elle a doublé en 5 ans), soit 35 % du PIB. Conséquence de tout cela, la moitié des 42 millions de Colombiens vit au seuil ou en dessous du seuil de pauvreté et le taux de chômage est passé de 10% en 1991 à 20 % en 2000.
Ce n’est pas un hasard si les principales victimes des massacres sont les petits paysans : 81,5 % des terres sont aux mains de 1,7 % de grands propriétaires terriens ; 65 % des paysans doivent se contenter de 5 % des terres ; dans certaines zones rurales, le taux de pauvreté atteint souvent 80 %. La violence des paramilitaires, des narcotraficants et des forces répressives permet de mener une contre-réforme agraire en chassant les paysans de leurs terres ou en les terrorisant sous prétexte de lutte anti-guérilla. C’est dans ce contexte explosif que les Etats-Unis ont impulsé leur fameux Plan Colombie.
Le Plan Colombie
Officiellement et hypocritement intitulé « Plan pour la paix, la prospérité et le renforcement de l’État », le Plan Colombie se présente comme une opération d’érradication des cultures de coca par des moyens militaires (et par des fumigations massives, voir par ailleurs). Le budget du Plan est évalué à 7,5 milliards de dollars, dont 4,5 devraient théoriquement être dégagés par la Colombie et le reste par l’Union européenne, des organismes internationaux et les Etats-Unis.
La nature de ce plan se devine déjà dans sa genèse. Le Plan n’a jamais été voté au Congrès colombien et sa gestion budgétaire sera du seul ressort de la présidence. On peut en outre affirmer qu’il existe plusieurs versions du Plan puisque le texte présenté à l’UE met l’accent sur des aspects « sociaux » et « pacifiques » tandis que celui adopté aux Etats-Unis a des accents nettement plus belliqueux. De toute façon, la seule contribution existante à ce jour est celle, nettement militariste, des Etats-Unis qui ont décidé d’agir énérgiquement sous le prétexte officiel que près de 80 % de la cocaïne importé dans ce pays provient de Colombie. Un décret du 23 août de l’ex-administration Clinton a ainsi octroyé une « aide » pour une valeur totale de 1,6 milliards de dollars, dont 75 % sont de nature militaire. Les sommes consacrées aux aspects « sociaux » sont particulièrement cyniques et hypocrites : elles sont largement insuffisantes pour couvrir les dégâts qui seront provoqués par le volet militaro-policier et économique.
Concrètement, les aspects militaires du Plan prévoient de liquider 30 % de la production de cocaïne et de pavot d’ici 2002 et de l’érradiquer totalement pour les années suivantes. Les fumigations massives, l’utilisation d’unités d’élites de l’armée pour détruire les cultures et le renforcement du contrôle de l’espace aérien et fluvial figurent au menu d’une opération divisée en trois phases. La première phase, « l’Opération Sud » actuellement en application pour une durée d’un an, concerne le sud du pays et plus particulièrement le département du Putumayo (on trouve dans ce dernier 56 000 hectares de coca et de pavot, soit près de la moitié des surfaces de cultures illégales du pays). La seconde phase concernera toutes les régions du sud-est et du centre du pays pendant 2 à 3 ans. Enfin, le reste du pays sera couvert lors de la phase trois qui durera de 3 à 6 ans.
Alors que traditionnellement, c’est la police qui recevait l’aide des Etats-Unis, c’est aujourd’hui à l’armée que l’on donne la priorité pour combattre le narcotrafic, malgré ses liens évidents pour tous avec ce dernier et les violations des droits humains dont elle est responsable. Ces droits, malgré les beaux discours, la bourgeoisie étasunienne n’en a cure. Dans une audition au Sénat, le sous-secrétaire à la Défense pour les opérations spéciales de l’administration Clinton, Bryan Sheridan, avait déclaré franchement que « l’aide perdrait en efficacité si l’on ajoutait des conditions pour garantir le respect des droits de l’homme de la part des militaires ». Pour eux, la « professionnalisation » et la modernisation de l’armée devrait suffire à limiter les dégâts de ce côté !
L’imposant volet militaire du Plan Colombie comprend d’importantes fournitures de guerre à l’armée colombienne (75 hélicoptères Huey et 18 Black Hawk ainsi que des radars), sa profonde réorganisation et modernisation ainsi que l’entraînement par des conseillers militaires étasuniens de 3 bataillons (3 000 soldats) spécialisés dans la lutte « antinarcotrafic » - 30 000 autres nouveaux soldats seront également recrutés alors que l’effectif actuel de l’armée colombienne dépasse les 130 000 hommes. À partir de 3 bases en Colombie (Tres Esquinas, Larandia et Palanquero), les Etats-Unis déployent actuellement plus de 300 « conseillers militaires » en Colombie. Chiffre insuffisant pour entraîner les 30 000 nouveaux soldats. Ne pouvant dépasser ce quota de conseillers, ils ont donc fait appel à des firmes militaires privées telles que Military Professional Ressources Inc (MPRI), Dyn Corps, Corporate Soldiers ou la National defense concil fundation, bref, à des mercenaires.
Un Vietnam andin ?
Le Plan Colombie représente donc la plus grave ingérence militariste étasunienne sur le continent latino américain depuis l’opération « Juste Cause » en 1989 au Panama. Certains le comparent à une nouvelle guerre Vietnam où les Etats-Unis s’étaient également graduellement impliqué dans une escalade militaire. En effet, en 1995, l’aide étasunienne à la Colombie s’élevait à 30 millions de dollars, puis est passée à 130 millions en 1998, 250 millions en 1999 et 1,3 milliards en 2000-2003. La Colombie se place ainsi désormais au troisième rang en termes d’aide militaire après Israël et l’Egypte.
Mais, à court et à moyen terme, le Plan Colombie n’impliquera pas la participation directe de troupes US au combat, car les États-Unis ont justement retenus les leçons négatives du Vietnam. Leur stratégie s’appuie plutôt sur les expériences du Guatemala et du Salvador. Dans le milieu des années 80, la guérilla du FMLN salvadorien était sur le point de vaincre militairement. Les États-Unis sont massivement intervenus au secours de l’armée et, sans envoyer de troupes au combat, ont réussi à faire porter des coups terribles au FMLN qui fut forcé d’accepter des accords de paix impliquant son désarmement et son intégration à la vie civile tandis que le régime adoptait des changements démocratiques formels.
Un plan à la sauce FMI
Le Plan Colombie implique également un volet socio-économique d’importance. Le financement des 4,5 milliards de dollars que l’Etat colombien devra dégager se fera essentiellement à l’aide de mesures économiques qui ressemblent comme deux gouttes d’eau aux plans d’ajustement structurel préconisés par le FMI. Le gouvernement Pastrana va ainsi aggraver la dette extérieure en contractant de nouveaux prêts, réduire les dépenses publiques, augmenter la TVA, geler les salaires des travailleurs de la fonction publique, réformer la sécurité sociale (capitalisation des retraites) et privatiser de nombreuses entreprises publiques (charbon, télécoms, électricité) ainsi que la Banque nationale... Bref, sous couvert de « Plan pour la paix et la prospérité », c’est une nouvelle offensive néolibérale qui fera payer les frais de la guerre à ceux qui en souffriront le plus.
Pillage néocolonial
Aucun spécialiste ne prend réellement au sérieux le prétexte de « guerre totale à la drogue », jadis décrétée par le père et prédécesseur de l’actuel président Bush. L’ampleur des budgets et des effectifs militaires le démontre - surtout comparés à ceux alloués à la défense des droits de l’homme par exemple (50 millions), ou à l’aide aux réfugiés (15 millions). La paix, la prospérité, la morale n’ont également rien à faire avec l’engagement des Etats-Unis. Les véritables objectifs sont ailleurs : ils sont plus prosaïquement économiques, géostratégiques et politiques. On peut définir ces objectifs à deux niveaux liés entre eux ; les uns internes à la Colombie, les autres à l’échelle du continent latino-américain tout entier et à sa région Andine en particulier.
Tout d’abord, la Colombie est un des pays les plus grands et des plus peuplés du continent, occupant une position stratégique importante (5 pays limitrophes, ouvert sur deux océans). Il contient surtout de grandes richesses naturelles (bois tropicaux, pétrole, nickel, émeraudes, or, charbon) encore largement inexploitées. Outre ses terres fertiles, le Putumayo où se déroule la Phase I du Plan Colombie, est une voie d’accès à l’Amazonie et c’est là que converge un gigantesque projet hydraulique.
Ce n’est pas par hasard non plus si, parmi les grandes firmes du lobby Columbian business partnership, celles qui furent le plus actives sont des compagnies pétrolières telles que Occidental petroleum, BPAmoco et Texaco. Ces firmes sont déjà présentes en Colombie et, après une série de contrats signés avec le président Pastrana en 1999-2000, elles espèrent étendre leur exploitation. Car le pétrole représente l’une des principales richesses de la nation : le pays produit actuellement plus de 800 000 barils par jours - ce qui lui permet de couvrir ses besoins et d’exporter 63 % de sa production - et espère atteindre 1,7 millions de barils d’ici 2010. La Colombie est d’ores et déjà le septième fournisseur en pétrole des Etats-Unis. Avec la dépendance de plus en plus importante de ce pays envers ce produit, toutes les sources d’approvisionnement dans le monde deviennent des « intérêts nationaux vitaux » et une priorité pour la « sécurité nationale ».
Selon Stan Goff, ex-sergent des Forces spéciales US et qui a participé à l’entraînement du 1er bataillon anti-drogue de l’armée colombienne, " « l’objectif des Etats- Unis, c’est le pétrole (...) Il s’agit de défendre les opérations de l’OXY (Occidental petroleum), de la British petroleum (BP, qui a fusionné avec la firme US Amoco) et la Texas Oil pour s’assurer le contrôle des champs colombiens. »
Pour les Etats-Unis, la Colombie représente donc bien un intérêt stratégique et économique, elle est leur 4e client sur le continent ; plus de 400 des 500 premières firmes étasuniennes commercent avec ce pays. Ces firmes ce sont d’ailleurs rassemblées dans une Columbia business partnership qui a mené un lobbying fructueux pour que soit adopté le Plan Colombie. Avec comme argument officiel que « des transation importantes actuelles ou futures pour les entreprises des Etats-Unis sont menacées par le trafic de drogue ».
L’inquiétude de la bourgeoisie étasunienne est en effet très grande, mais c’est face à la progression des guérillas et des mouvements sociaux en lutte contre le modèle néolibéral. De plus, ces réformes néolibérales, dictées par le FMI et la Banque mondiale sont imposées par un gouvernement aux abois : selon un sondage récent, la politique économique néolibérale de ce dernier est condamnée par 82% de la population.
Vider le bocal
L’objectif premier en Colombie est donc de liquider toute résistance sociale, avant tout armée, pour assurer le pillage de ses ressources par les transnationales et l’application des mesures néolibérales. Les bourgeoisies étasuniennes et colombiennes veulent anéantir la guérilla ou du moins l’étriller durement pour lui imposer une paix humiliante. Cet objectif est décisif pour permettre la reprise de contrôle des territoires où elles opèrent ou qu’elles administrent (près de la moitié du pays) afin d’ouvrir la voie à leur exploitation. L’affrontement généralisé avec les guérillas, comme on l’a dit, est donc inévitable. Les zones visées par le Plan Colombie sont celles qu’elles contrôlent - par contre, les terres qui sont le sous le pouvoir des paramilitaires ne sont pas visées, de même que toute opération réelle contre les narcotraficants, ce qui démontre bien la vacuité du prétexte de lutte contre la drogue. En chassant les paysans de ces terres à travers les fumigations et les exactions des paramilitaires, on vise ainsi un double but : isoler les guérillas de leur base sociale (« vider le bocal ») pour mieux les détruire (à travers une une guerre de type Kosovo selon certains) et ensuite accaparer les terres abandonnées.
Stabiliser les Andes
A une autre échelle, le Plan Colombie s’inscrit comme un volet militaire dans une vaste reconfiguration politique et économique de la domination impérialiste étasunienne sur le continent et ce dans un contexte de crise économique et de perte de légitimité du modèle néolibéral et des bourgeoisies nationales. A travers l’ingérence militaire en Colombie, les Etats-Unis veulent contrôler militairement la région andine pour stabiliser cette zone vitale, secouée depuis quelques années par des soulèvements populaires et indigènes importants (Pérou, Bolivie, Equateur).
Il n’est donc pas étonnant que les Etats- Unis développent, avec la complicité des bourgeoisies nationales et sous le couvert du Plan Colombie, un réseau de bases militaires : Iquito au Pérou, Arubo-Curaçao (Caraïbes) et Manta. Cette dernière, l’une des principales bases aériennes du Plan Colombie, se situe en Equateur. Cette base fut cédée pour 10 ans par l’ex-président Mahuad, renversé depuis par une insurrection indigène en février 2000.
L’objectif de contrôle stratégique dela région a clairement été avoué par le général Charles Wilhelm, chef du Commandement Sud de l’armée des Etats-Unis qui a déclaré que « Manta est la base idéale pour remplacer les capacités perdues en abandonnant la base aérienne d’Howard (Panama) (...). L’importance de Manta se situe dans le fait que c’est l’unique lieu qui nous donnera l’étendue opérationnelle aérienne dont nous avons besoin pour couvrir toute la Colombie, le Pérou et la Bolivie. »
Le Vénézuela est également dans la ligne de mire. L’hégémonie impérialiste des Etats- Unis y est depuis quelques temps contrariée par les velléités nationalistes aux accents bolivariens du président populiste Hugo Chavez. Le Plan Colombie permet aisément d’exercer une menace et une pression sur ce dernier dont le pays est l’un des principaux fournisseurs de pétrole des Etats-Unis. Deux autres bases aériennes de l’US Air Force prévues comme bases opérationnelles pour le Plan Colombie se trouvent sur des îles (Aruba et Curaçao) au large du Vénézuela.
Pour justifier leur interventionnisme croissant dans la région et impliquer les pays limitrophes dans le conflit colombien, le Plan Colombie implique une stratégie nonofficielle d’internationalisation du conflit à travers l’utilisation des paramilitaires pour mener des incursions armées - ou les bombardements « accidentels » - dans les pays frontaliers. Des centaines de paysans équatoriens sont depuis peu forcés de quitter les zones frontières suite à ce genre « d’incidents » qui ne cessent de se multiplier.
Assurer le leadership dans l’ALCA
Le Brésil, qui compte également une frontière commune avec la Colombie, est également parmi les sujets de préoccupation de l’Empire. Brasilia tente en effet de plus en plus de jouer un rôle, encore modeste, de puissance régionale et de pôle pour les pays Sud-américains. Le Vénézuela et le Brésil ont, par exemple, conclu des accords pétroliers importants risquant de mettre à mal le monopole des firmes pétrolières US. Les accords et ces tendances sont inacceptables pour les États-Unis alors qu’ils tentent d’imposer la création d’une Aire de libre-échange sur tout le continent américain (ALCA). L’apparition de pôles régionaux risque de mettre à mal le leadership économique et politique absolu sur l’Amérique latine qu’ils visent avec ce projet. Le Plan Colombie fait donc partie intégrante d’une remise au pas encore plus forte des bourgeoisies nationales latino-américaines.
Enfin, à travers le contrôle militaire et politique d’une vaste zone de 3 500 000 kilomètres carrés et peuplée de 100 millions d’habitants, les Etats-Unis veulent également contrôler économiquement une région aux richesses immenses. En plus du pétrole, déjà cité, c’est l’Amazonie qui est visée puisqu’elle contient l’écosystème le plus important et le plus diversifié de la planète : plus d’un million d’espèces vivantes recencées, des millions d’autres encore inconnues. À l’heure des révolutions biotechnologiques et génétiques, le contrôle de cette richesse sera déterminant pour maintenir la toute-puissance de l’impérialisme étasunien et de ses transnationales.
Mettre en déroute le Plan Colombie
Face aux vastes dangers du Plan Colombie, un large mouvements de résistance antiimpérialiste se construit et se renforce chaque jour, non seulement en Colombie et en Amérique latine, mais également aux Etats-Unis et en Europe. Le rejet et la lutte contre le Plan Colombie fut parmi les thèmes les plus suivis lors du récent Forum social mondial à Porto Alegre où le forum animé par des représentants des FARC-EP, entre autres a connu une affluence énorme.
Aux niveaux nationaux et internationaux, mouvements sociaux, pacifistes, écologiques, des droits de l’homme, organisations syndicales et partis de gauche ou révolutionnaires, tous s’unissent pour mettre en déroute le Plan Colombie et apporter leur nécessaire solidarité envers le peuple colombien et ses organisations progressistes.
L’escalade militaire qu’implique le Plan Colombie ne résoudra en rien le conflit colombien ni le problème du narcotrafic, ni la crise latino-américaine. Que du contraire. Une réforme agraire radicale et une paix accompagnée de changements sociaux et démocratiques tout aussi radicaux constituent les seules alternatives viables pour les intérêts, la dignité et la souveraineté des peuples de la région. Objectifs qui ne seront définitivement atteint que lorsque le « rêve bolivarien » de Che Guevara - constituer une « Patria Grande » latino-américaine grâce à la révolution socialiste - sera réalisé.
Les forces de la guérilla
La Colombie compte trois mouvements de guérilla : les FARC-EP, l’Armée de libération nationale (ELN) et l’Armée populaire de libération (EPL). L’ELN, « castro-guévariste », avec 4 000 combattant(e)s, est également née dans les années 60, fondée en grande partie par des curés dissident pratiquant la théologie de la libération (Camilo Torrès) et sympathisant avec la Révolution cubaine. L’EPL enfin, ne compte que quelques centaines de guérilleros et est en fait issue d’une scission d’un mouvement maoïste plus important qui a rendu les armes en 1991. Nées dans les années 60 à la fois comme bras armé du Parti communiste colombien et de communautés autonomes, les FARC-EP comptent aujourd’hui près de 20 000 guérilleros.
Pour les FARC-EP, l’horizon stratégique reste « la conquête du pouvoir pour la construction du socialisme ». Plus de 30% des effectifs sont des femmes, et les deux tiers des guérilleros sont d’origine paysanne. Les FARC-EP sont présentes ou contrôlent 40% des municipes du pays et disposent de nombreux réseaux d’appui paysans et de milices urbaines. Depuis 1998, après avoir fait subir à l’armée des défaites cuisantes dans de véritables batailles rangées, le gouvernement à accordé aux FARC-EP une zone démilitarisée de 42 000 kilomètres carrés (presque la taille de la Belgique). Les FARC-EP ont, depuis 1980, adopté une stratégie très militariste pour la conquête du pouvoir politique. Avec la zone démilitarisée, un certain retour à des stratégies plus « politiques » est visible à travers la constitution d’une situation de double pouvoir territorial où les FARC-EP édictent les lois, rendent la justice et assurent l’essentiel des services sociaux et éducationnels. Dans cette zone, les FARC-EP ont également entrepris de vastes forums de débats démocratiques où ont participé plus de 25.000 Colombiens (citoyens, syndicalistes, paysans, etc.). Ces forums ont permis d’enrichir le programme politique des FARC-EP, notamment en ce qui concerne des projets concrets d’élimination alternative des cultures de coca.
Si nous soutenons la légitimité des guérillas et de la lutte armée, qui, dans le contexte colombien, est l’une des voies de la résistance sociale, ces guérillas ne sont pas pour autant exemptes de critiques. Contrairement aux dires des Etats-Unis et des grands médias, elles ne sont pas liées organiquement au narcotrafic, et sont encore moins un « cartel » contrôlant la totalité de la filiaire de la drogue. Même le président Pastrana est obligé de l’avouer : « Le terme de narcoguérillas est utilisé par ceux qui n’y croient pas »... Dans les faits, les guérillas se contentent de prélèver un impôt révolutionnaire sur toutes les transactions commerciales qui s’éffectuent dans leur zone, y compris, donc, le commerce de la drogue. A ce titre, on pourrait tout aussi bien qualifier les Pays-Bas de narco-État puisqu’ils taxent les célèbres coffee-shop !
Il reste que les fonds générés par ces impôts sur le commerce de la drogue représentent une très importante source de financement. Ce qui provoque parfois des cas de corruption, de désertion ou de collaboration réelle avec le narcotrafic dans le chef de certains guérilleros. De même, la moitié des 3.000 enlèvements annuels contre rançon, méthode plus que douteuse, sont le fait des guérillas. Alfonso Cano, secrétaire de l’Etat-major central des FARC-EP reconnaît que ce genre de pratique « n’est pas un instrument positif » tout en admettant que « les nécessités économiques sont sans cesse plus importantes »... Autre lacune, les guérillas n’ont jamais été conscientes de l’importance de l’autonomie et des luttes spécifiques pour les droits des Indiens.
La drogue : un vrai problème, de fausses solutions
La question de la drogue n’est pas la cause première des maux colombiens, elle n’en est que l’une des expressions la plus dramatique. Les véritables causes se situent comme on l’a vu dans la structure de classe inégalitaire et dans la question agraire. Depuis les années 50 et 60, la production agricole colombienne a sans cesse été laminée et remodelée par la chute et les oscillations des prix des matières premières sur un marché mondial lui même soumis aux intérêts des grandes puissances capitalistes et de leur firmes.
Actuellement, 4 millions d’hectares sont utilisés pour les cultures tandis que 30 autres millions sont consacrés à l’élevage extensif, très lié au latifundisme et au narco trafiquants qui y ont massivement investis. Cette proportion traduit la pure et simple destruction de la vocation agricole des meilleures terres. Ce qui entraîne, d’une part, un accroissement des importations alimentaires (qui ont augmenté de 700 % ces dernières années, essentiellement en provenance des États- Unis) et, d’autre part, une concentration accrue, la perte d’emplois et de ressources pour des milliers de journaliers et de petits paysans. Pour survivre, ces derniers se sont trouvé contraint à cultiver la feuille de coca et le pavot, cultures plus rentables à court terme et facile à produire, même dans sur des terres pauvres. La boucle est bouclée.
L’essor de la production de drogue commence au début des années 70 avec le développement des cultures de marijuana dont l’exportation était aux mains de trafiquants étasuniens. A partir des années 80, de par sa position géographique, la Colombie devient une plaque tournante dans la transformation des feuilles de coca du Pérou et de cocaïne Bolivie et dans son transport vers les Etats-Unis. La classe dominante s’investit pleinement dans ce processus et les gouvernements corrompus successifs n’auront de cesse que de favoriser cette évolution. Au début des années 90, suite à l’ouverture totale à la concurrence des produits agricoles étrangers, la production de coca et de pavot s’accroît considérablement, surtout en 1991. A partir de 1995, avec la diminution des productions péruviennes et boliviennes, elle explose littéralement et la Colombie devient le premier pays producteur avec 120 000 hectares recensés. On estime à 1 million le nombre de personnes qui dépendent de l’économie de la drogue en Colombie. Le marché y représente 50 milliards de dollars annuels, mais de cette somme, seulement 2,5 milliards retournent dans le pays, dont à peine 500 millions, soit 1 % du total, pour les 400 000 petits paysans producteurs. Le reste s’accumule dans les banques et les autres circuits de blanchiment des Etats-Unis.
La stratégie anti-drogue étasunienne, concrétisée par le Plan Colombie, se base sur une prémisse fallacieuse. Selon le général Barry McGaffrey, le « tsar » antinarco, "Les trafiquants dépendent des cultures de coca et de pavot qui sont dans des zones hors de tout contrôle du gouvernement". Cette analyse fallacieuse - en réalité, ce sont les cultivateurs de coca qui dépendent des narcotraficants, et non l’inverse permet d’expliquer pourquoi on s’attaque en priorité aux petits producteurs qui ne représentent, comme on l’a vu, que 1 % du commerce. Ensuite, ce point de vue permet de justifier l’assimilation de la lutte antinarco avec la guerre antisubversive.
La pulvérisation par voie aérienne de puissants herbicides visant à détruire les cultures de coca est le dada de cette stratégie répressive. Des centaines de milliers de tonnes d’herbicides très toxiques, tel le Gliphosarium, fabriqué par la firme Monsanto sous le nom de Roundup, sont déversés sur les cultures de coca et de pavot, détruisant indistinctement les autres cultures et causant de graves dommages écologiques (150 000 hectares de bois ont déjà été dévastés) et surtout sanitaires pour les populations locales. Le Plan Colombie prévoit d’intensifier ces fumigations avec l’aide d’un champignon transgénique appelé Fusarium Oxysporum. L’utilisation de ce champignon sur le sol colombien fut même l’une condition imposée par les Etats-Unis. Là où passe ce transgénique capable de survivre 30 à 40 ans, aucune autre culture n’est plus possible. De plus les risques de sa dissémination et de processus de mutations sont importants, mettant ainsi en péril les équilibres écologiques de la région.
La pratique de la fumigation, même massive, est, comme l’expérience l’a démontré, parfaitement inutile. La production de coca se déplace ailleurs. La stratégie répressive et d’érradication est en fait une impasse et un danger. Elle est même une nécessité pour les cartels de la drogue car elle permet de maintenir les prix - et donc les bénéfices - à un niveau élevé, ruinant par la même occasion la compétitivité des cultures alternatives, ce qui enchaîne les petits paysans aux cultures illégales. Le cercle est pour le moins vicieux.
Paramilitaires : une longue tradition
L’organisation de bandes paramilitaires chargées d’assurer le « nettoyage social » pour le compte de la classe dirigeante est une longue tradition en Colombie. Lors de la guerre civile larvée appelée « La Violencia » dans les années 50 et 60, des groupes de tueurs dénommés Los Pajaros (Les oiseaux) massacraient, pour le compte des conservateurs, et des latifundistes les dirigeants politiques et paysans libéraux ou communistes.
A partir des années 60, suivant en cela les préceptes de la lutte anti-insurrectionnelle imposée par les Etats-Unis dans toute l’Amérique latine, l’armée se charge alors de l’entraînement de ce genre de groupes. Dans les années 80, avec la remontée des guérillas, l’armée reprend de plus belle l’entraînement de groupes paramilitaires (les « paracos »), financés cette-fois non seulement par les latifundistes, mais également par les cartels de la drogue. Aujourd’hui, comme le reconnaît le principal dirigeant des « paracos », Carlos Castaño, 70% des leurs ressources provient de la drogue. Castanos est à la tête de la principale fédération des groupes paramilitaires, les Autodéfenses unies de Colombie (AUC), nées en 1997 et qui comptent entre 8.000 et 12.000 combattants. Les liens avec l’armée sont étroits ; de nombreux paracos sont d’anciens soldats et il existe une véritable division du travail entre les deux forces : l’armée se charge du combat avec les guérillas tandis que les AUC s’occupent des « sales besognes » ; l’intimidation par le massacre des leaders paysans suspectés de sympathie envers les guérillas (la « limpieza social » ).
Au cours de l’année 2000, les AUC ont été responsables de 350 massacres provoquant au total la mort de 1 200 personnes. Le Département d’Etat US admet lui-même que 70 à 80 % des assassinats de civils et de violation des Droits de l’homme sont à imputer aux paracos, le reste étant à charge des forces répressives, du crime organisé et seulement en dernier des guérillas.
S’ils sont officiellement dénoncés par les autorités colombiennes et étasuniennes, dans la pratique, rien n’est tenté contre les AUC puisqu’elles constituent un pion important dans l’échiquier posé par le Plan Colombie.