- Dans l’introduction de Contre le théâtre politique, vous exprimez une certaine inquiétude quant à « l’inflation » du nombre de propositions artistiques qualifiées de « politiques ». Pour quelles raisons ?
Olivier Neveux : Il faut préciser l’objet de l’« inquiétude ». Je ne suis pas inquiet de voir le théâtre frayer avec la politique, je sais combien cette dernière a, depuis des décennies, permis à l’art du théâtre de s’inventer ou de se réinventer. À vrai dire, moins la politique lorsqu’elle est toute en idées, en opinions et en principes que celle que nourrissent la pratique et la nécessité. Je ne crains donc pas que l’art se dénature au contact de la politique et ne pleure pas je ne sais quelle époque perdue de l’art pur et éthéré. L’inquiétude, pour reprendre votre mot, porte sur la multiplication des spectacles à vocation politique explicite qui se justifient ou se réclament d’une attention à la société, d’un souci politique. Les tutelles, les programmateurs, les critiques d’ailleurs l’exigent. Une question dès lors : quelle est la cause d’un usage aussi insistant de ce « signifiant » ? Quelle est sa consistance ? Que peut-il donc bien désigner, en fait, lorsqu’il en vient à caractériser aussi bien telle œuvre lénifiante, bouffie de catéchisme citoyen, qui dit le bien, geint sur le vivre-ensemble disparu et telle autre heurtée et opaque ? Plus encore, que « politique » en vienne à qualifier indifféremment l’énième mise en scène d’un essai radical récemment paru, une collecte de paroles, un documentaire journalistique ou la relecture confinée de Tchekhov suggère que « politique » est devenu un signifiant passe-partout, valorisé et consensuel.
Il fait écran à la question des orientations politiques — avec ce qu’elles supposent de contradictions et d’antagonismes — autant qu’à celles des questions spécifiques du théâtre. Pour caricaturer, je dirais que le théâtre politique devrait nous confronter à des choses difficiles à penser ou à de grands artistes au travail — et bien souvent l’un va avec l’autre ; et non dire des choses banales, s’en prendre à des adversaires convenus et se servir du théâtre à la façon d’un médium quelconque, comme le tuyau de son expression ou le canal de sa petite indignation.
Si la violence néolibérale exige de remporter quelques victoires pour la stopper ou, du moins, la contrarier, si cette société suppose d’imposer un rapport de forces tenu, alors nous ne pouvons sous-estimer les armes propres à notre disposition. Un lance-pierre ou un drone n’ont pas les mêmes effets, ne touchent pas au même endroit, ne font pas « mal » de la même manière. Pourquoi demander au théâtre de faire ce que d’autres supports font mieux que lui et à plus grande échelle et ne pas chercher quels pourraient être ses effets propres ?
- Le monde du théâtre et de la culture, associé traditionnellement et schématiquement à la gauche et à ses combats, serait-il gagné par le pragmatisme ambiant, en lien avec le néolibéralisme dont vous parlez ?
O. N. : D’abord, je pense qu’il faudrait aller y voir d’un peu plus près sur ce lien supposé entre la « gauche » et le théâtre public. Pour une part non-négligeable, l’élection de Macron, ce candidat de l’extrême centre, était souhaitée. Il est arrivé au théâtre public ce qu’il est arrivé au PS : une déconnexion toujours plus accrue avec les milieux populaires, l’abandon progressif de toutes les faibles digues qui le distinguait, sous Mitterrand et Jospin, encore de la droite, le ralliement au néolibéralisme.
Cela dit, oui, bien sûr, nous ne vivons pas en dehors de ce monde, quels que soient nos dénis et, plus heureuses, les résistances… Le capitalisme ne laisse personne indemne, y compris le théâtre public. Il est, lui aussi, saisi, par exemple, par la logique concurrentielle, par les mots d’ordre du marché. C’est dans ce cadre-là qu’il faut percevoir, me semble-t-il, la nouveauté de la signification de la « politique ».
Qu’entendent les tutelles ou le ministère de la Culture par « politique » ? Ce qu’elle est devenue à l’issue d’une bagarre idéologique soutenue : un synonyme de la « gestion » experte et consensuelle des affaires communes, un « objet » sociétal de commentaire ou la très insipide invocation d’un « vivre-ensemble » aussi abstrait que soustrait aux conditions réelles d’existence. Elle n’est plus liée à l’expression d’un conflit, né de la conscience d’alternatives, à une pratique de la délibération. Dans sa déclinaison courante, elle veut le plus souvent dire « actualité ». Mais c’est là une vraie démission. Ce qui fait « actualité », il est possible de l’aborder de façon tout à fait dépolitisée, anecdotique et constative. Parler de l’actualité, se nourrir du réel ne suffit pas ! Plus substantiellement, il est possible de faire l’hypothèse que le néolibéralisme et ses agents ne comprennent pas “l’intérêt” de l’art une fois passé le divertissement mondain ; ou, autrement dit, pourquoi y “investir” de l’argent public ? La réponse trouvée, au tamis d’une perspective calculante, est qu’il lui incombe de résoudre la misère sociale que ce même néolibéralisme s’échine à produire.
- Cette injonction à l’utilité ne serait-elle pas liée au fait que les élites politiques n’arrivent pas bien à saisir ce que peut être le théâtre ?
O. N. : Oui, il existe évidemment une crise des « élites ». Elles sont aujourd’hui, pour une large part, incultes et fières de l’être. Cela tient à de multiples facteurs : aux formations suivies, aux logiques internes de valorisation de ces milieux. L’art n’y occupe qu’une part au mieux mineure.
Mais je pense que cette explication seule ne suffit pas. Le théâtre public traverse une crise de légitimité. Elle touche les artistes. À qui et à quoi pouvons-nous bien servir ? Il s’agit, pour une part, de l’intériorisation de la condamnation sarkozyste de l’échec de la démocratisation culturelle. Nous allons répétant que nous avons échoué, que l’art est superflu, que les questions de forme sont secondaires, sans interroger la réalité du constat (pouvons-nous seulement préciser en quoi consiste cet « échec » ?) et en se ralliant à la primauté de « l’horreur économique », celle qui ne devrait, pourtant, jamais avoir le dernier mot sur les activités sociales. Il s’agit, pour une autre part, des mécanismes internes du « marché théâtral public » avec sa démentielle logique bureaucratique (il ne faut jamais oublier que la bureaucratie est consubstantielle au néolibéralisme qui organise pourtant toutes ses contre-réformes au nom de la simplification), ses « appels à projets » et la vacuité qui ne peut que s’en déduire.
- D’un autre côté, les gens de théâtre sont-ils de moins en moins intéressés par le combat politique ?
O. N. : Je ne sais pas. Mais nous voyons bien tout de même qu’une nouvelle génération arrive, très investie dans des combats qui ont une dimension politique, à savoir des combats antisexistes, anti-patriarcaux, des combats contre le racisme systémique, les violences policières… De nouveaux champs de lutte passionnants émergent. Ils vont produire des œuvres, c’est une évidence. La question qui reste ouverte est celle de la politisation de ces luttes.
À côté de cela, il y a, depuis plusieurs années, une dépolitisation des enjeux propres à la culture et à l’art. Les luttes pour la culture sont moins importantes et structurantes ; celle des intermittents et des précaires pour un accès au régime d’assurance chômage qui vaudrait pour tous et toutes, et pas seulement pour les intermittents du spectacle, n’a pu se mener qu’à la condition de ne pas mettre les questions artistiques et culturelles au premier plan, la fameuse « exception culturelle », puisque nous nous battons aussi pour les saisonniers, …
- Nous assistons à une inquiétante banalisation de l’extrême droite et des thèses racistes dans les champs médiatiques et politiques. Commencez-vous à observer des prises de position sur ce sujet chez des gens de théâtre ?
O. N. : Il y aura des prises de position. Signer une pétition pour appeler les gens à ne pas voter Le Pen ou un autre est un peu l’ADN minimal du théâtre public. Mais nous ne pouvons plus nous contenter d’ânonner une énième fois que « le ventre est encore fécond d’où est sortie la bête immonde ». Cela ne suffira pas. La période est grave, l’heure est, ainsi que l’écrit Ugo Palheta, à la « possibilité du fascisme » [1] dans ce pays. La dénonciation morale est insuffisante. Comme le schématisme qui oppose un bon Macron (ou un bon Hollande) républicains, et une méchante Le Pen et qui minore, pour cela, systématiquement les politiques antisociales, ouvertement xénophobes menées ces dernières années.
- Que pourrions-nous attendre d’autre de la part du milieu théâtral dans ce contexte-là ?
O. N. : Tout l’objet de mon livre est de revenir aux œuvres et d’interroger ce qu’une œuvre peut dans la logique de nos luttes. Je pense que nous ne pouvons pas demander à une œuvre d’être l’égale d’un manifeste, d’une tribune ; non pour des raisons morales ou artistiques : cela a pu produire des spectacles importants, contrairement à ce que ressasse la doxa esthétique et cela a même pu produire des effets, forts et notables. Mais il est vain de demander au théâtre d’écraser le fascisme, autant d’ailleurs que de changer le monde. Cet art est indubitablement insuffisant, fragile, plus encore, dérisoire. Ce n’est nullement une incitation à renoncer mais une invitation à penser politiquement sa place la plus juste dans le combat. Ce qui n’empêche pas, d’ailleurs, d’intervenir à côté, de s’investir dans des collectifs, des mobilisations, des démarches unitaires… L’œuvre n’est pas le dernier mot de nos luttes.
- Cependant, vous parlez aussi de l’« expérience égalitaire », de la capacité d’une œuvre à bouleverser une personne, quelle que soit son extraction sociale. Comment favoriser cette expérience ?
O. N. : À la suite d’Annie Le Brun pour qui « la liberté est contagieuse », je fais l’hypothèse qu’il en va de même de l’expérience de l’égalité. Le travail de Jacques Rancière qui présuppose « l’égalité des capacités des intelligences » est, à cet égard, puissant [2] : il permet de repérer quels plateaux nous considèrent à égalité de capacités et d’intelligences, ceux qui ne s’adressent pas à des gens « qui ne savent pas », qu’il faudrait éclairer, conscientiser et former, mais à des individus qui savent toujours quelque chose ou, du moins, toujours autre chose. Le néolibéralisme est une immense machine à infantiliser, à diriger les individus, il a la « passion de l’inégalité » selon Jacques Rancière. Une telle expérience peut, a contrario, donner goût à ce que l’égalité permet. Avec une difficulté (heureuse) : nous ne sommes jamais certains que cela fonctionne. Il n’existe pas de bouton qui, une fois activé, produit automatiquement de l’émancipation. C’est précisément en laissant à l’expérience théâtrale l’aléatoire de cette possibilité que quelque chose peut se penser de l’œuvre et de sa construction. Quelque chose de difficile et de complexe qui touche à l’art. Et nous ne pouvons, à cet égard, qu’être inquiet de la dilution du souci politique de l’art.
- Dans la société, de façon générale ?
O. N. : Dans la société mais aussi chez les artistes, les spectateurs. La réduction des œuvres à leurs contenus et, pire, à leurs intentions, n’est pas sans conséquence [3].
- Cela fait écho à ce que vous écrivez dans Contre le théâtre politique sur le film Merci patron ! de François Ruffin, et son intention de « clarté ». Mais ne faut-il pas parfois donner la main au spectateur ?
O. N. : Non, je ne le crois pas. Public populaire ou non populaire, nous sommes tous, à des degrés différents, avec des manières différentes, démunis devant une œuvre exigeante. Il faut postuler qu’il y a des sujets — au sens de subjectivités. Je résiste dès lors farouchement à l’idée qu’il faudrait y aller par paliers pour s’adresser à certains publics — quelle condescendance. C’est une bonne chose que d’apprendre à faire avec l’opacité, l’inconnu, le déconcertant. Cela dit, une question apparaît, grave et urgente : comment dédramatiser le fait d’être face à ce que nous ne comprenons pas, qui perturbe, énerve, désoriente et brise la routine et l’évidence de nos représentations ?
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