Les manifestants réunis à Seattle au moment où s’ouvrait l’assemblée générale de l’Organisation mondiale du commerce, l’O.M.C., en novembre 1999, ont entamé un cycle de mobilisation qui se développe sur toute la planète. Depuis lors, il n’est plus de sommet ou de conférence internationale d’importance - F.M.I., G7, sommet européen, forum de Davos, etc. -, qui ne soit accompagné de manifestations et de conférences parallèles.
Il y avait bien eu quelques signes avant-coureurs : l’ampleur, en Grande-Bretagne puis dans de nombreux autres pays, de la campagne pour l’annulation de la dette des pays du Tiers Monde ; le succès des actions menées aux États-Unis et en France contre l’Accord multilatéral sur l’investissement (A.M.I.), en 1998 ou, la même année, la réussite étonnante de l’Association pour une taxation des transactions financières pour l’aide aux citoyens (A.T.T.A.C.) en France, puis le soutien dont ont bénéficié José Bové et ses camarades de la Confédération paysanne. Déjà, l’impact mondial du soulèvement zapatiste, et le succès de la rencontre internationale organisée au Chiapas, durant l’été de 1996, témoignaient de ce changement de climat. Mais ce qui frappe les observateurs du monde entier, c’est la rapidité avec laquelle ces mouvements se sont développés et l’ampleur de la contestation. Restent de nombreuses questions, posées par le développement même de ces mouvements : sur l’origine et les bases de ces mobilisations, sur leur capacité de se coordonner à l’échelle internationale tout en se liant aux formes plus classiques d’organisations sociales - syndicats, associations ou O.N.G. -, et enfin sur les alternatives qu’elles dessinent.
1. Des mouvements qui s’opposent à la mondialisation libérale
La notion de « mondialisation » telle qu’elle est ici entendue renvoie aux formes actuelles du capitalisme, en y incluant ses aspects politiques, tant sont liées les mutations du capitalisme, l’ouverture des marchés, la position hégémonique acquise par la puissance américaine et le rôle des institutions internationales, - O.M.C., F.M.I. ou Banque mondiale -, qui en sont les vecteurs. Les mouvements eux-mêmes parlent ainsi de corporate globalization aux États-Unis, ce que l’on pourrait traduire par « mondialisation au service des grandes entreprises », ou de « mondialisation libérale » en Europe, où la définition mettra l’accent sur la face politique du processus.
La base première de la contestation porte sur les questions sociales. Même dans les pays qui, comme les États-Unis, ont connu une croissance économique soutenue, les transformations du capitalisme se sont accompagnées d’un accroissement important des inégalités et, plus généralement, d’une précarisation générale de l’emploi. Celle-ci touche toutes les couches de la société, du haut de l’échelle, où les stock-options peuvent représenter une part importante de la rémunération, aux emplois peu qualifiés qui déclinent toutes les variantes de la précarité. Ce qui est vrai à l’échelle d’un pays, l’est encore plus à l’échelle du monde, où jamais les inégalités n’ont été aussi fortes entre pays, la Banque mondiale considérant que l’augmentation de la pauvreté est devenu le problème majeur de la planète.
Autre thème très présent dans les mobilisations, les préoccupations environnementales. Sur ce terrain, les pratiques du transport maritime offrent un condensé de ce que dénoncent ces mouvements. Mise en lumière lors du naufrage de l’Erika, en décembre 1999, la logique du moindre coût suivie tout autant par les armateurs que par les affréteurs, en l’occurrence le groupe TotalFina, encourage, au nom de la concurrence internationale, le recours aux navires battant pavillon de pays complaisants en matières fiscale, sociale et de sécurité. Associée à des contrôles techniques peu rigoureux ou sans effets, cette logique accroît inévitablement les risques pour l’environnement.
La démocratie est le troisième thème récurrent de toutes ces mobilisations. L’affaiblissement des pouvoirs des États s’est fait au profit d’institutions régionales, comme l’Union européenne, ou mondiales, qu’elles soient dotées ou non d’un statut formel, de l’O.M.C. au G7, sur lesquelles les citoyens n’ont pas, ou peu, de prise. D’où le désir, partout présent dans les mouvements, de pouvoir contrôler ces institutions et, plus généralement, de retrouver des lieux, du plus proche au plus lointain, où les choix démocratiquement déterminés pourraient être mis en œuvre.
2. Une pluralité de préoccupations
Cette pluralité de préoccupations a été soulignée, lors des manifestations de Seattle, par certains observateurs qui se demandaient ce qui pouvait bien unir les syndicalistes de la sidérurgie, inquiets des conséquences sociales de l’ouverture des marchés, et les défenseurs des tortues et des dauphins, protestant contre l’usage, autorisé par les traités de libre commerce, de filets dérivants. Ils en concluaient que ces mouvements seraient de faible portée, qu’une coalition aussi hétéroclite rassemblée face à l’O.M.C. ne saurait durer au-delà de l’événement, et surtout qu’ils ne pouvaient être porteur d’alternatives sérieuses à la mondialisation libérale. La suite des événements a pourtant montré la profondeur d’un mouvement aujourd’hui devenu planétaire. Le caractère global de la mondialisation libérale, que certains auteurs, comme François Chesnais, définissent comme un « nouveau régime d’accumulation du capital à dominante financière », permet de comprendre la pérennité de ces mouvements : même si les critiques portent sur des domaines très différents, les acteurs ont conscience de leur caractère complémentaire et de la nécessité de jouer la synergie entre ces combats. Les problèmes et les difficultés sont d’une autre nature.
Il s’agit d’abord du lien entre générations militantes ou, ce qui revient souvent au même, entre les mouvements engagés dans les mobilisations contre la mondialisation libérale et les syndicats et O.N.G. présents depuis longtemps sur le terrain.
3. La radicalisation de la jeunesse
La plupart des manifestants américains, ceux de Seattle et de Washington, avaient moins de vingt-cinq ans. Ce fut la même chose à Prague, en Europe. Ces manifestants, pour beaucoup des étudiants, ne sont pas membres, dans leur grande majorité, de partis politiques ni même d’organisations à caractère national. Aux États-Unis, leur engagement a souvent commencé avec les campagnes clean clothes, lesquelles, à partir des campus, entendaient moraliser la fabrication des vêtements, en vérifiant les conditions de travail et de salaires, y compris dans les pays du Sud où ces fabrications avaient été délocalisées. Beaucoup d’entre eux se reconnaissent dans les milieux « alternatifs », d’une culture qui pourrait se rattacher à la tradition libertaire ou à l’écologie radicale. Pour les manifestations, ils ont mis au point des méthodes d’action qui leur sont propres, basées sur l’action radicale non violente. La structure de base en est le « groupe affinitaire », ce qui permet à chacun de participer à l’action collective en gardant son identité et ses références. Ces groupes désignent des délégués qui se réunissent pour mettre au point les plans de manifestations, des formations à l’action non violente sont organisées, et les échanges, via Internet, se multiplient entre groupes venus de différentes régions.
Cette vague de radicalisation d’une fraction importante de la jeunesse, même si elle n’a pas, aujourd’hui, l’ampleur de celle des années 1960-1970, modifie profondément la situation des mouvements sociaux dans de nombreux pays. Mais, comme toujours quand une nouvelle génération militante se forme, le lien entre celle-ci et les mouvements plus anciens ne va pas de soi : les jeunes doivent se forger une identité, des pratiques, des repères, qui ne peuvent être ceux des générations précédentes. Les manifestations lancées depuis 1999 nous donnent une idée de ce que pourront être ces pratiques et cette identité : elles risquent fort de bousculer les traditions et les habitudes !
4. Les victimes de la mondialisation
La convergence la plus naturelle, ne serait-ce que pour des raisons symboliques, s’est réalisée avec les mouvements qui représentent les premières victimes de la mondialisation : mouvements de chômeurs et de paysans pauvres. Ces derniers se sont regroupés, au milieu des années 1990, dans Via campesina, où l’on trouve, au côté de syndicats du Nord comme la Confédération paysanne, l’Assemblée des pauvres de Thaïlande, le « M.S.T. », mouvement des travailleurs ruraux sans terres du Brésil, etc. Ils se battent autant pour le droit à la terre que contre les O.G.M. et pour le maintien d’une agriculture naturelle. Ils dénoncent, dans les projets de l’O.M.C., l’ouverture généralisée des marchés des produits agricoles, mais aussi, derrière le débat sur la « propriété intellectuelle », la spoliation des populations des pays tropicaux qui voient leurs produits naturels brevetés par les firmes multinationales.
Parmi les composantes de ces mobilisations, il faut citer les mouvements de femmes qui se sont retrouvés, en 2000, dans la « marche mondiale des femmes contre les violences et la pauvreté » et les O.N.G., myriade d’organisations dont le nombre ne cesse d’augmenter. Leur succès a une double origine. Depuis les années 1980, de nombreux jeunes préfèrent ce type d’engagement, plus concret et d’apparence moins idéologique, à l’adhésion à des formations politiques ou même à des syndicats. Le développement des O.N.G. s’explique aussi par les mutations de l’action internationale des États et des institutions multinationales : pour ces derniers, il est plus souple, moins compromettant, et surtout moins cher de s’appuyer sur des O.N.G. plutôt que d’intervenir directement pour régler une crise humanitaire ou pour aider au développement de pays pauvres. Les O.N.G. sont de plus en plus dépendantes des financements institutionnels et sont prises dans les contradictions classiques de toute action voulant à la fois s’appuyer sur un rapport de forces pour changer réellement les choses et poursuivre le dialogue et la concertation avec les institutions.
5. La mise en mouvement du syndicalisme
Mais l’enjeu majeur se situe dans le rapport aux syndicats, qui sont encore, et de loin, la composante la plus nombreuse et la plus structurée des mouvements sociaux et citoyens.
Aux États-Unis, le syndicalisme, organisé dans une confédération unique, l’A.F.L.-C.I.O., était présent massivement à Seattle et à Washington. C’est une rupture importante avec une histoire récente où les syndicats restaient centrés sur l’entreprise et se tenaient très proches du Parti démocrate : à la fin des années 1960, quand la vague de protestations contre la guerre du Vietnam était à son apogée, l’A.F.L.-C.I.O. était restée fidèle au président Johnson. Ce tournant s’explique par l’affaiblissement considérable que le syndicalisme a connu aux États-Unis, comme dans la plupart des pays développés, durant les années 1980 et le début des années 1990. L’influence de l’A.F.L.-C.I.O. tendait à se réduire aux usines d’automobiles de la région de Detroit et au secteur public, loin des entreprises à forte croissance économique, surtout concentrées dans l’ouest et dans le sud du pays. Pour prendre pied dans ces nouveaux secteurs, les syndicats ont dû répondre aux aspirations de leurs salariés, dont beaucoup de femmes, de jeunes, mais aussi de cadres et d’immigrés. C’était le début d’une mutation qui a amené l’A.F.L.-C.I.O. à prendre à son compte des revendications comme la demande de régularisation des immigrés clandestins, et à travailler avec les associations et les autres mouvements, les étudiants engagés dans la campagne clean clothes en particulier. Cette évolution a permis que l’engagement du syndicalisme américain contre la mondialisation libérale se fasse en coordination avec les autres mouvements, et surtout avec les jeunes, regroupés à Seattle et Washington dans le Direct Action Network (réseau d’action direct constitué sur Internet), cela sans prétendre régler tous les débats, l’A.F.L.-C.I.O. soutenant le candidat démocrate à l’élection présidentielle, pendant que de nombreux responsables d’O.N.G. et d’associations se rangeaient derrière Ralph Nader, le candidat des verts.
Cette complémentarité existe dans de nombreux pays du Sud, en Corée comme au Brésil, mais elle est plus difficile à concrétiser en Europe. En France, une partie significative du monde syndical - la C.G.T., Sud et le Groupe des 10, la F.S.U. - s’est trouvée au côté de la Confédération paysanne pour soutenir José Bové et participe aux campagnes menées par l’association A.T.T.A.C. Mais il existe aussi des cas plus difficiles, comme en Grande-Bretagne, où plus de deux décennies de thatchérisme ont affaibli les syndicats, peut-être plus que partout ailleurs. Ceux-ci ont rejeté les jeunes radicaux regroupés dans Reclaim the Streets, un mouvement issu de l’écologie radicale et qui entend récupérer l’espace urbain tout en luttant contre la mondialisation financière, et ne se sont que peu liés aux mobilisations pour l’annulation de la dette des pays pauvres, animées par la coalition Jubilee 2000.
Les mouvements contre la mondialisation libérale renouvellent les problématiques militantes et permettent de penser autrement les liens entre actions locales, nationales et internationales. Pour le syndicalisme, il s’agit donc d’un enjeu décisif.
6. Une autre logique
L’impact des mobilisations qui remettent en cause la mondialisation libérale est amplifié par les contradictions internes aux institutions internationales.
Ces contradictions ne portent pas sur le fond des politiques qu’elles édictent. Le « consensus de Washington », ainsi dénommé du fait de la présence, dans la capitale fédérale, des sièges du F.M.I., de la Banque mondiale et du département du Trésor américain, continue à être la base des recommandations de ces institutions. On y retrouve les ingrédients classiques du libéralisme : ouverture des marchés, y compris celui des capitaux, privatisation des entreprises, réduction des déficits publics, etc.
Les débats portent sur les méthodes et sur les outils, et donc sur le rôle du F.M.I. et de la Banque mondiale. Mais les contradictions sont aussi, tout simplement, le reflet d’intérêts stratégiques et commerciaux différents. L’échec de l’O.M.C. à Seattle renvoie à des causes multiples, les conflits d’intérêts, spécialement entre Européens et Américains ayant pesé de tout leurs poids. Mais les manifestations ont été perçues comme le facteur déterminant, en partie parce qu’elles cristallisaient des attentes et des valeurs porteuses d’un autre sens qu’un simple conflit d’intérêt commercial.
Ces mouvements sociaux, ces mouvements citoyens se voient attribuer une responsabilité considérable : porteurs d’une capacité de blocage effective, on attend d’eux qu’ils proposent des alternatives et qu’ils dessinent une autre logique. Si l’on en est encore loin, les campagnes qu’ils animent au niveau international pour l’annulation de la dette des pays du Tiers Monde, contre l’intrusion de la logique du marché dans toutes les activités humaines, pour le contrôle de la spéculation financière et l’arrêt des plans d’ajustement du F.M.I. qui frappent en premier lieu les plus faibles représentent déjà une esquisse d’une politique différente.