Annie Le Brun est née à Rennes en 1942. À dix-sept ans, elle lit, d’André Breton, Nadja, L’Amour fou et L’Anthologie de l’humour noir : « Si ces livres ne répondaient pas forcément aux questions que je me posais, j’y retrouvais des préoccupations qui me paraissaient essentielles : qu’est-ce que le désir, qu’est-ce que la pensée, comment accepter l’inacceptable condition humaine“, bref, comment vivre ? », dira-t-elle plus tard, témoignant par là de la révolte et des interrogations qui étaient les siennes et qui durent encore.
Elle a vingt ans lorsque Breton l’invite à rejoindre, à Paris, le groupe surréaliste. Elle y rencontre, entre autres, le poète et dramaturge croate Radovan Ivsic (1921-2009), qui devient quelques années plus tard son époux, ainsi que Toyen, Jean Benoît ou Mimi Parent... Elle participe aux activités du groupe jusqu’à son autodissolution, en 1969, et fait paraître, en 1967 son premier recueil de poésie, Sur le champ, aux Éditions surréalistes. Après la dissolution du groupe, elle participe avec Toyen, Ivsic, Georges Godfayn... à la création des éditions Maintenant. Elle y publie plusieurs textes poétiques où se déploie une écriture lyrique, vouée à la célébration de la passion, en premier lieu amoureuse. Ses poèmes Sur le champ, Tout près, les nomades, Les Pâles et fiévreux après-midi des villes, Annulaire de lune et d’autres écrits plus récents, Il faisait encore sombre, Pour ne pas en finir avec la représentation seront repris par la suite en un seul volume sous le titre Ombre pour ombre (2004).
En 1977, Annie Le Brun fait paraître Lâchez tout. Elle y réagit à l’émergence de ce qu’elle nomme « l’idéologie néo-féministe », où elle voit une vaste entreprise de « dé-passionnalisation » de l’existence et d’indifférenciation des êtres. Contre ce nouvel ordre moral, puritain et sororal, cette affirmation de l’identité du même, elle défend une conception radicale de la liberté. Le livre est « un appel à la désertion », à l’égard de l’embrigadement militant, d’une part, mais aussi des places et des rôles assignés par la société, de l’autre. Lâchez tout connaîtra plusieurs rééditions augmentées.
Cette parution lui vaut de rencontrer l’éditeur Jean-Jacques Pauvert qui lui propose de préfacer l’édition intégrale des œuvres de Sade, œuvre qu’elle avait côtoyée lors de sa longue exploration du roman noir publiée sous le titre Les Châteaux de la subversion (1982). L’introduction devient un livre, décisif, Soudain un bloc d’abîme, Sade (1985). Cet essai, suivi par Sade, aller et détours (1989), se distingue de l’essentiel des travaux précédemment publiés sur cet auteur. En effet, Annie Le Brun ne minimise pas le vertige et l’effroi qui saisit le lecteur et s’oppose ainsi à toute tentative pour ramener ces textes dans les limites de la littérature, tout comme elle se refuse bien sûr à adopter le point de vue de la morale et de la censure. C’est qu’elle perçoit chez Sade l’expression d’une liberté à nulle autre pareille. « Dangereux, son athéisme l’est parce qu’il est conséquent et implacable jusqu’à ne pas concevoir une vie des idées indépendante de celle des corps et réciproquement ».
Plusieurs ouvrages (À distance, 1984 ; De l’inanité de la littérature, 1994) ont repris ses nombreuses interventions. Les partis pris indifférents aux modes provoquent souvent la polémique. Elle s’insurge ainsi contre les devenirs « culturel » et cultuel du surréalisme, tout autant que contre les falsifications dont il est l’objet. Ces querelles ne sont jamais strictement littéraires, elles engagent une certaine conception de l’existence et, à ce titre, croisent la question politique. Annie Le Brun est ainsi l’une des premières à mettre en lumière la criminalité « national-communiste » du régime de Milošević ; elle préface en 1996 le Manifeste de Unabomber : l’avenir de la société industrielle et, si elle défend l’œuvre lyrique et révoltée d’Aimé Césaire, c’est parce qu’elle débusque dans les attaques dont celui-ci est l’objet une « haine de la poésie constitutive du modèle postmoderne de soumission à l’ordre des choses ». Tous ces écrits ne sont que l’envers de la passion qu’elle met à défendre les œuvres qu’elle admire — celles, parmi tant d’autres, de Raymond Roussel, de Leonora Carrington ou de Francis Picabia... Ce serait un contresens d’opposer les textes polémiques à ceux qui sont consacrés aux œuvres aimées, dès lors que c’est même une nécessité qui conduit l’écrivain à s’aventure à nouveau dans le Surmâle de Jarry, certainement l’une de ses plus grandes rencontres, et à refuser farouchement le triomphe de la « pensée célibataire ».
Tout se tient analogiquement, l’« entreprise de ratissage de la forêt mentale avec l’anéantissement de certaines forêts d’Amérique du Sud sous le prétexte d’y faire passer des autoroutes ». C’est ainsi qu’Annie Le Brun, dans Du trop de réalité (2000), décrit la catastrophe à l’œuvre. Elle y insiste sur la dévastation du monde sensible à l’heure de la marchandisation et observe ce qui arrive à la poésie, à l’amour et au rêve. Si cet ouvrage s’inscrit dans la lignée des œuvres critiques, de Marcuse à Debord, il leur est toutefois irréductible dans sa manière de prendre acte des modifications survenues depuis lors, et d’insister, encore et toujours, sur la puissance de « l’énormité poétique ».
En 2010, Annie Le Brun publie Si rien avait une forme, ce serait cela, qui entend, dix ans après Du trop de réalité, ne pas sacrifier à l’esprit de déploration triomphant. Elle y recherche, au contraire, ce sur quoi il est, malgré tout, possible de miser et, à partir du « noir », de la sauvagerie, du mythe et de la question amoureuse, réfléchit la « conscience de l’inhumain qui nous hante ».
Réfractaire à toute marque d’honneur, au monde littéraire et à ses prix, Annie Le Brun s’inscrit avec force, plus solitaire cependant, dans l’intransigeante constellation surréaliste si l’on se souvient, avec Radovan Ivsic, qu’il lui « revient le mérite d’avoir affirmé et prouvé que la poésie est d’abord une façon de vivre ».