Mondialisation et internationalisme : actualité du Manifeste communiste

, par LÖWY Michael

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Le Manifeste du Parti Communiste est le plus connu de tous les écrits de Marx et Engels. En fait, aucun autre livre, sauf la Bible, n’a été si souvent traduit et ré-édité. Qu’a-t-il en commun avec la Bible ? Pas grand chose, si ce n’est la dénonciation prophétique de l’injustice sociale. De façon analogue à Amos ou Isaïe, Marx et Engels ont lévé leur voix contre les infâmies des riches et des puissants, en solidarité avec les pauvres et les humbles. Ainsi que Daniel, ils ont lu l’écriture sur les murs de la Nouvelle Babylone : Mene, Mene, Tekel Upharsin : tes jours sont comptés. Mais, contrairement aux prophètes de l’Ancien Testament, ils ne déposaient leurs espoirs sur aucun dieu, aucun messie, aucun sauveur suprême : le libération des opprimés sera l’oeuvre des opprimés eux-mêmes.

Que reste-t-il du Manifeste 150 ans après ? Certains passages ou arguments étaient déjà devenus obsolètes du vivant de leurs auteurs, comme ils reconnaissent eux-mêmes dans leurs nombreuses préfaces. D’autres le sont devenus au cours de notre siècle, et exigent un réexamen critique. Mais le propos général du document, son noyau central, son esprit - il existe quelque chose comme « l’esprit » d’un texte - n’a rien perdu de sa force et de sa vitalité.
Cet esprit résulte de sa qualité à la fois critique et émancipatrice, c’est-à-dire de l’unité indissoluble entre l’analyse du capitalisme et l’appel à son renversement, entre l’étude de la lutte des classes et l’engagement avec la classe des exploités, entre l’examen lucide des contradictions de la société bourgeoise et l’utopie révolutionnaire d’une société solidaire et égalitaire, entre l’explication réaliste des mécanismes d’expansion capitalistes et l’exigence éthique de « renverser toutes les conditions au sein desquelles l’homme est un être diminué, asservi, abandonné, méprisé » [1].

A beaucoup d’égards, le Manifeste est non seulement actuel, mais plus actuel aujourd’hui qu’il y a 150 années. Prennons comme exemple son diagnostic de la mondialisation capitaliste. Le capitalisme, insistaient les deux jeunes auteurs, est en train de mener en avant un processus d’unification économique et culturelle du monde sous sa houlette : « Par son exploitation du marché mondial, la bourgeoisie a rendu cosmopolites la production et la consommation de tous les pays. Pour le plus grand regret des réactionnaires, elle a rétiré à l’industrie sa base nationale. (...) L’autosuffisance et l’isolement régional et national d’autrefois ont fait place à une circulation générale, à une interdependance générale des nations. Et ce pour les productions matérielles aussi bien que pour les productions intellectuelles ».

Il ne s’agit pas seulement d’expansion mais aussi de domination : la bourgeoise « contraint toutes les nations, si elles ne veulent pas courir à leur perte, à adopter le mode de production de la bourgeoisie ; elle les contraint à introduire chez elles ce qu’on appelle civilisation, c’est à dire à devenir bourgeoises. En un mot, elle se crée un monde à sa propre image » [2]. Or, cela constitue, en 1848, bien plus une anticipation des tendences futures qu’une simple description de la réalité contemporaine. Il s’agit d’une analyse qui est beaucoup plus vraie aujourd’hui, à l’époque de la « mondialisation », qu’il y a 150 années, au moment de la rédaction du Manifeste.

En effet, jamais le capital n’avait réussi, comme aujourd’hui, à la fin du 20ème siècle, à exercer un pouvoir aussi complet, absolu, integral, universel et illimité sur le monde entier. Jamais dans le passé il n’avait pu, comme actuellement, imposer ses régles, ses politiques, ses dogmes et ses interêts à toutes les nations du globe. Le capital financier international et les entreprises multinationales n’ont jamais autant échappé au contrôle des Etats et des populations concernées. Jamais auparavant n’a existé un si dense réseau d’institutions internationales - comme le Fonds Monétaire International, la Banque Mondiale, l’Organisation Internationale du Commerce - vouées à contrôler, gouverner et administrer la vie de l’humanité selon les règles strictes du libre marché capitaliste et du libre profit capitaliste. Enfin, jamais, en aucune époque, n’ont été, comme aujourd’hui, toutes les sphères de la vie humaine - relations sociales, culture, art, politique, sexualité, santé, éducation, sport, divertissement - si complètement soumises au capital et si profondément plongées dans « les eaux glacés du calcul égoïste ».

Cependant, la brillante - et prophétique - analyse de la mondialisation du capital, esquissée dans les prémières pages du Manifeste souffre de certaines limitations, tensions ou contradictions qui résultent non d’un excès de zèle révolutionnaire, comme l’affirment la plupart des critiques du marxisme, mais, au contraire, d’une posture insuffisamment critique par rapport à la civilisation industrielle/bourgeoise moderne. Examinons quelques uns de ses aspects, qui sont d’ailleurs étroitement liés entre eux.

1. L’idéologie du progrès typique du 19ème siècle se manifeste dans la façon visiblement eurocentrique dont Marx et Engels manifestent leur admiration pour la capacité de la bourgeoisie à entraîner « toutes les nations, jusqu’aux plus barbares, dans le courant de la civilisation » : grâce à ses marchandises à bas prix « elle contraint à capituler les barbares xénophobes les plus entêtés » (une référence transparente à la Chine). Ils semblent considérer la domination coloniale de l’Occident comme une expression du rôle historique « civilisateur » de la bourgeoisie : cette classe « a subordonné les pays barbares ou à demi barbares aux pays civilisés, les peuples de paysans aux peuples bourgeois, l’Orient à l’Occident » [3].

La seule restriction à cette distinction eurocentrique, sinon coloniale, entre nations « civilisés » et « barbares », c’est le passage où il est question de la « soi-disant civilisation » (sogennante Zivilisation), au sujet du monde bourgeois occidental [4].

Dans des écrits postérieurs, Marx va assumer une posture beaucoup plus critique sur le colonialisme occidental en Inde et en Chine, mais il faudra attendre les théoriciens modernes de l’impérialisme - Rosa Luxemburg et Lénine - pour que soit formulée une mise en question marxiste radicale de la "civilisation bourgeoise", du point de vue de ses victimes, c’est à dire les peuples colonisés. Et ce n’est qu’avec la théorie de la révolution permanente de Trotsky qu’apparaît l’idée hérétique selon laquelle les révolutions socialistes commenceront plus probablement dans la périphérie du système - les pays dépendants. Il est vrai que le fondateur de l’Armée Rouge s’empressait d’ajouter que sans l’extension de la révolution aux centres industriels avancés -notamment de l’Europe occidentale, elle serait, à terme, vouée à l’échec.

On oublie souvent que dans leur préface à la traduction russe du Manifeste (1881) Marx et Engels envisageaient l’hypothèse que la révolution socialiste commence en Russie - en s’appuyant sur les traditions communautaires de la paysannerie - avant de s’étendre à l’Europe Occidentale. Ce texte - ainsi que la lettre, rédigée à la même époque, à Vera Zassulitch - répondent d’avance aux arguments prétendûment « marxistes orthodoxes » des Kautsky et Plekhanov contre le « volontarisme » de la Révolution d’Octobre 1917 - arguments redevenus à la mode aujourd’hui, après la fin de l’URSS - selon lesquels une révolution socialiste n’est possible que là où les forces productives ont atteint la « maturité », c’est-à -dire dans les pays capitalistes avancés.

2. Inspirés par un optimisme « libre échangiste », et une demarche assez économiciste, Marx et Engels prévoyaient - à tort - que « les demarcations nationales et les antagonismes entre les peuples disparaissent de plus en plus, rien qu’avec le dévéloppement de la bourgeoisie, la liberté du commerce, le marché mondial, l’uniformisation de la production industrielle et les conditions d’existence correspondantes » [5].

Hélas non ! L’histoire du 20ème siècle - deux guerres mondiales, et d’innombrables conflits entre nations - n’a nullement confirmé cette prévision. Il est de la nature même de l’expansion planétaire du capital de produire et réproduire sans cesse l’affrontement entre les nations, que ce soit dans des conflits inter-impérialistes pour la domination du marché mondial, dans les mouvements de libération nationale contre l’oppression impériale, ou encore sous mille autres formes.

Aujourd’hui on observe encore une fois à quel point la mondialisation capitaliste nourrit les paniques identitaires et les nationalismes tribaux. La fausse universalité du marché mondial déchaine les particularismes et durcit les xénophobies : le cosmopolitisme marchand du capital et les pulsions identitaires aggressives s’entretiennent mutuellement [6].

L’expérience historique - notamment de l’Irlande, dans son combat contre la domination imperiale anglaise - a enseigné, quelques années plus tard, à Marx et Engels que le règne de la bourgeoisie et du marché capitaliste ne suppriment pas mais intensifient - à un dégré sans précedent dans l’histoire - les conflits nationaux.
Mais il faudra attendre les écrits de Lénine sur le droit à l’auto-détermination des nations, et ceux de Otto Bauer sur l’autonomie nationale culturelle - deux demarches habituellement considérées comme contradictoires, mais qu’on peut tout aussi bien considérer comme complémentaires - pour qu’apparaîsse une réfléxion marxiste plus cohérente sur le fait national, sa nature politique et culturelle, et son autonomie relative - en fait son irréductibilité - par rapport à l’économie.

3. Rendant hommage à la bourgeoisie pour sa capacité sans précédent à dévélopper les forces productives, Marx et Engels célèbrent sans réserves « la domestication des forces naturelles » et « le défrichement de continents entiers » par la production bourgeoise moderne. La destruction de l’environnement par l’industrie capitaliste, le danger pour l’équilibre écologique que represente le dévéloppement illimité des forces productives du capital, sont des questions qui se trouvent hors de leur horizon intellectuel.

En outre, ils semblent concevoir la révolution surtout comme suppression des « entraves » - les formes de propriété existentes - qui empêchent la libre croissance des forces productives crées par la bourgeoisie, sans poser la question de la nécéssaire révolutionarisation de la structure même des forces productives, en fonction de critères aussi bien sociaux qu’écologiques.

Cette limitation a été partiellement corrigée par Marx, dans certains écrits postérieurs, notamment Le Capital, où il est question de l’épuisemment simultané de la terre et de la force de travail par la logique du capital. Mais c’est seulement au cours des dernières décades, avec l’essor de l’éco-socialisme, que sont apparues des tentatives sérieuses d’intégrer les intuitions fondamentales de l’écologie dans le cadre de la théorie marxiste.

4. Inspirés par ce qu’on pourrait appelle « l’optimisme fataliste » de l’idéologie du progrès, Marx et Engels n’hésitent pas à proclamer que la chute de la bourgeoisie et la victoire du prolétariat « sont également inéluctables ». Inutile d’insister sur les conséquences politiques de cette vision de l’histoire comme processus déjà déterminé d’avance, aux résultats garantis par la science, les lois de l’histoire, ou les contradictions du système.

Mené jusqu’au bout - ce qui n’est, bien entendu, le cas des auteurs du Manifeste - ce raisonnement ne laisserait plus de place pour le facteur subjectif : la conscience, l’organisation, l’initiative révolutionnaire. Si, comme l’affirme Plekhanov, « la victoire de notre programme est aussi inévitable que la naissance du soleil demain », pourquoi créer un parti politique, lutter, risquer sa vie pour la cause ? Personne ne songerait à organiser un mouvement pour garantir l’apparition du soleil demain...
Il est vrai qu’un passage du Manifeste contredit, au moins implicitement, la philosophie « inévitabiliste » de l’histoire : c’est le célèbre deuxième paragraphe du chapitre « Bourgeois et prolétaires », selon lequel la lutte des classes « s’est chaque fois terminée soit par une transformation révolutionnaire de la société toute entière ou par l’anéantissement des deux classes en lutte ». Marx et Engels n’affirment pas explicitement que cette alternative risque de se poser aussi à l’avenir, mais c’est une interprétation possible du passage.
En fait, c’est la « brochure Junius » de Rosa Luxemburg — La crise de la social-démocratie (1915) — qui va poser clairement, pour la prémière fois, l’alternative socialisme ou barbarie comme choix historique pour le mouvement ouvrier et pour l’humanité. Ce n’est qu’à ce moment là que le marxisme rompt de façon radicale avec toute vision linéaire de l’histoire, et avec l’illusion d’un avenir « garanti ». Et ce n’est que dans les écrits de Walter Benjamin qu’on trouvera enfin une critique approfondie, au nom du matérialisme historique, des idéologies du progrès, qui ont désarmé le mouvement ouvrier allemand et européen en le nourrissant de l’ilusion qu’il suffisait de « nager avec le courant » de l’histoire.

Il serait faux de conclure de toutes ces remarques critiques que le Manifeste n’échappe pas au cadre de la philosophie « progressiste » de l’histoire, héritée de la pensée des Lumières et de Hegel. Tout en célébrant la bourgeoisie comme classe qui a révolutionné la production et la société, qui a réalisé des merveilles incomparablement plus impressionantes que les pyramides d’Egypte ou les cathédrales gothiques, Marx et Engels refusent une vision linéaire de l’histoire. Ils soulignent sans cesse que la spectaculaire progression des forces de production — plus impressionantes et colosales dans la société bourgeoise que dans toutes les civilisations du passé — se paye par une dégradation de la condition sociale des producteurs directs.

C’est le cas notamment des analyses qui font état du déclin - en termes de qualité de la vie et du travail - que signifie la condition ouvrière moderne par rapport à celle de l’artisan, et même, à certains égards, du serf féodal : « Sous le régime du servage, le serf est parvenu au rang de membre de la commune (...). L’ouvrier moderne au contraire, au lieu de s’éléver avec les progrès de l’industrie, descend toujours plus bas, au dessous des conditions de sa propre classe ». De même, dans le système du machinisme capitaliste, le travail de l’ouvrier devient « répugnant » — un concept fouriériste repris par le Manifeste ; il perd toute autonomie « et par là tout attrait pour l’ouvrier » [7].

On voit s’esquisser ici une conception éminemment dialectique du mouvement historique, où certains progrès - du point de vue de la technique, de l’industrie, de la productivité - s’accompagnent de regressions dans d’autres domaines : social, culturel, éthique. A cet égard aussi est intéréssante l’observation selon laquelle la bourgeoisie « a reduit la dignité personnelle à la valeur d’échange » et n’a laissé subsister d’autre lien entre les êtres humains que « l’interêt nu, que le froid argent comptant » (die gefühllose ’bahre Zahlung’) » [8].

Ajoutons à cela que le Manifeste est beaucoup plus qu’un diagnostic - tantôt prophétique, tantôt marqué par les limites de son époque - de la puissance globale du capitalisme : il est aussi et surtout un appel pressant au combat international contre cette domination. Marx et Engels avaient parfaitement compris que le capital, en tant que système mondial, ne peut être vaincu que par une action historico-mondiale de ses victimes, le prolétariat et ses alliés.

De toutes les paroles du Manifeste la dernière est sans doute la plus importante, celle qui a frappé l’imagination et le coeur de plusieures générations de militantes et militants ouvriers et socialistes : « Proletarier aller Länder, vereinigt euch ! ». Ce n’est pas un hasard si cette interjection est devenue le drapeau et le mot de passe des courants les plus radicaux du mouvement dans les dernières 150 années. Il s’agit d’un cri, d’une convocation, d’un impératif catégorique à la fois ethique et stratégique, qui a servi de boussole au milieu des guerres, des affrontements confus et des brouillards idéologiques.

Cet appel était lui aussi visionnaire. En 1848, le prolétariat n’était qu’une minorité de la société dans la plupart des pays d’Europe, sans parler du reste du monde. Aujourd’hui, la masse des travailleurs salariés exploités par le capital - ouvriers, employés, travailleurs des services, précaires, travailleurs agricoles - est la majorité de la population du globe. C’est, et de loin, la force principale dans le combat de classe contre le système capitaliste mondial, et l’axe autour duquel peuvent et doivent s’articuler d’autres luttes et d’autres acteurs sociaux.

En effet, l’enjeu ne concerne pas seulement le proletariat : c’est l’ensemble des victimes du capitalisme, l’ensemble des catégories et groupes sociaux opprimés - femmes (quelque peu absentes du Manifeste) nations et ethnies dominées, chômeurs et exclus (le « pauvrétariat ») - de tous les pays qui sont interessés au changement social. Sans parler de la question écologique, qui ne touche pas tel ou tel groupe, mais l’espèce humaine dans son ensemble.

Après la chute du Mur de Berlin, on a décrété la fin du socialisme, la fin de la lutte des classes et même la fin de l’histoire. Les mouvements sociaux des dernières années, en France, en Italie, en Corée du Sud, au Brésil ou aux USA - en fait, partout dans le monde - ont apporté un démenti cinglant à ce genre d’élocubration pseudo-hégélienne. Ce qui manque dramatiquement, par contre, aux classes subalternes, c’est un minimum de coordination internationale [9]

Pour Marx et Engels, l’internationalisme était à la fois une pièce centrale de la stratégie d’organisation et lutte du prolétariat contre le capital global, et l’expression d’un visée humaniste révolutionnaire, pour laquelle l’émancipation de l’humanité était la valeur éthique suprême et l’objectif final du combat. Ils étaient des « cosmopolites » communistes, dans la mesure où le monde entier, sans frontières ni limites nationaux, était l’horizon de leur pensée et de leur action, ainsi que le contenu de leur utopie révolutionnaire. Dans L’Idéologie allemande, écrite seulement deux années avant le Manifeste, ils soulignent : « c’est seulement grâce à une révolution communiste, qui sera nécéssairement un processus historique mondial, que chaque individu « sera délivré de ses diverses limites nationales et locales, mis en rapports pratiques avec la production du monde entier (y compris la production intellectuelle) et mis en état d’acquérir la capacité de jouir de la production du monde entier dans tous les domaines (créations des hommes). » [10]

Marx et Engels ne se sont pas limités à prêcher l’unité prolétarienne sans frontières. Ils ont essayé, pendant une bonne partie de leur vie, de donner une forme concrète et organisée à la solidarité internationaliste. Dans un prémier moment, en rassemblant des révolutionnaires allemands, français et anglais dans la Ligue des Communistes de 1847-48, et plus tard, en contribuant à la construction de l’Association Internationale des Travailleurs, fondée en 1864. Les Internationales successives - de la Première à la Quatrième - ont souffert des crises, des déformations bureaucratiques ou de l’isolement. Il n’empêche que l’internationalisme a été une des forces motrices les plus puissantes des actions émancipatrices au cours du 20ème siècle. Dans les prémières années qui ont suivi la Révolution d’Octobre 1917, une vague internationaliste impressionante s’est lévée en Europe et dans le monde entier. Au cours des années staliniennes, cet internationalisme a été manipulée au service des interêts de grande puissance de l’URSS. Mais même pendant l’époque de dégénérescence bureaucratique de l’Internationale Communiste, des manifestations autentiques d’internationalisme ont eu lieu, comme les Brigades Internationales en Espagne, de 1936 à 1938. Plus récemment, une nouvelle génération a retrouvé le goût de l’action internationaliste, dans les soulèvements de l’année 1968 ou dans la solidarité avec les révolutions du Tiers Monde.

Aujourd’hui, plus qu’en aucune autre époque du passé, et beaucoup plus qu’en 1848, les problèmes urgents de l’heure sont internationaux. Les défis que représentent la mondialisation capitaliste, le néo-libéralisme, le jeu incontrôlé des marchés financiers, la monstrueuse dette et l’appauvrissesment du Tiers-Monde, la dégradation de l’environnement, la menace de crise écologique grave - pour ne mentionner que quelques exemples - exigent des solutions mondiales.

Or force est de constater que face à l’unification régionale - l’Europe - ou mondiale du grand capital, celle de ses adversaires marque le pas. Si au 19e siècle, les secteurs les plus conscients du mouvement ouvrier, organisés dans les Internationales, étaient en avance sur la bourgeoisie, aujourd’hui ils sont dramatiquement en retard sur celle-ci. Jamais la nécéssité de l’association, de la coordination, de l’action commune internationale - du point de vue syndical, autour de revendications communes, et du point de vue du combat pour le socialisme - n’a été aussi urgente, et jamais elle n’a été aussi faible, fragile et précaire.

Cela ne veut pas dire que le mouvement pour un changement social radical ne doive commencer au niveau d’une, ou de quelques nations, ou que les mouvements de libération nationale ne soient pas légitimes. Mais les luttes contemporaines sont, à un dégré sans précédent, interdependentes, et interrelationées, d’un bout de la planète à l’autre. La seule réponse rationnelle et efficace au chantage capitaliste à la délocalisation et à la « compétitivité » - il faut baisser les salaires et les « charges » à Paris pour pouvoir concurrencer les produits de Bangkok - c’est la solidarité internationale organisée et effective des travailleurs. Aujourd’hui il apparaît, de façon plus nette que dans le passé, à quel point les interêts des travailleurs du Nord et du Sud sont convergents : l’augmentation des salaires des ouvriers en Asie du Sud intéresse directement les ouvriers européens ; le combat des paysans et des indigènes pour la protection de la forêt amazonique contre les attaques destructrices de l’agro-business concerne de près les défenseurs de l’environnement aux USA ; le refus du néo-libéralisme est commun aux mouvements syndicaux et populaires de tous les pays. On pourrait multiplier les exemples.

De quel internationalisme s’agit-il ? Le faux « internationalisme » soumis à des blocs ou des « Etats-guides » - l’URSS, la Chine, l’Albanie, etc. - est mort et enterré. Il a été l’instrument de bureaucraties nationales mesquines, qui l’ont utilisé pour légitimer leur politique d’Etat. Le temps est venu pour un nouveau début, qui préserve en même temps ce qu’il y avait de mieux dans les traditions internationalistes du passé.

On peut observer, ici et là, les germes d’un nouveau internationalisme, independent de tout Etat. Des syndicalistes combatifs, des socialistes de gauche, des communistes dé-stalinisés, des trotskystes non-dogmatiques et des anarchistes sans sectarisme cherchent les voies pour la rénovation de la tradition de l’internationalisme prolétarien. Une initiative intéréssante, même si elle reste limitée à une seule region du monde, est le Forum de Sâo Paulo, lieu de débat et d’action commune des principales forces de la gauche latino-américaine constitué en 1990, qui se donne pour objectif le combat contre le néo-libéralisme et la recherche de voies alternatives, en fonction des intérêts et des besoins des grandes majorités populaires.

En même temps, des nouvelles sensibilités internationalistes apparaîssent dans des mouvements sociaux à vocation planétaire, comme le féminisme et l’écologie, dans des mouvements anti-racistes, dans la théologie de la libération, dans des associations de defense des droits de l’homme ou en solidarité avec le Tiers Monde.

Tous ces courants ne se satisfont pas des institutions existantes, comme l’Internationale Socialiste, qui a le mérite d’exister, mais qui est trop compromise avec l’ordre de choses existant.

Un échantillon des représentants les plus actifs de ces différentes tendances, venu aussi bien du Nord que du Sud de la planète, s’est rassemblé, dans un esprit unitaire et fraternel, au sein de la Conférence Intergalactique pour l’Humanité et contre le Néo-libéralisme, convoquée, dans les montagnes du Chiapas, au Mexique, en juillet 1996, par l’Armée Zapatiste de Libération Nationale - un mouvement revolutionnaire qui a su combiner, de façon originale et réussie, le local, les luttes indigènes du Chiapas, le national, le combat pour la democratie au Mexique, et l’international, la lutte mondiale contre le néo-libéralisme. Il s’agit d’un prémier pas, encore modeste, mais qui va dans la bonne direction : la reconstruction de la solidarité internationale.

Il est évident que dans ce combat global contre la globalisation capitaliste les luttes dans les pays industriels avancés, qui dominent l’économie mondiale, ont un rôle décisif : un changement profond du rapport de forces international est impossible sans que le « centre » même du système capitaliste soit touché. La renaissance d’un mouvement syndical combatif aux USA est un signe encourageant, mais c’est en Europe que les mouvements de résistence au néo-libéralisme sont les plus puissants, même si leur coordination à l’échelle du continent est encore très peu dévéloppée.

C’est de la convergence entre la renovation de la tradition socialiste, anti-capitaliste et anti-impérialiste, de l’internationalisme prolétarien - inaugurée par Marx dans le Manifeste Communiste - et les aspirations universalistes, humanistes, libertaires, écologiques, féministes et démocratiques des nouveaux mouvements sociaux que pourra surgir l’internationalisme du 21e siècle.

P.-S.

Source : Espaces Marx. Notes préliminaires en vue d’une rencontre internationale Le Manifeste communiste, 150 ans après : quelle alternative au capitalisme ? quelle émancipation humaine ?, archives de 1998.

Notes

[1K.Marx, Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel, Paris, Aubier Montaigne, 1971, p. 81.

[2K. Marx, F. Engels, Manifeste du Parti communiste, Paris, Livre de Poche, 1973, pp. 10-11.

[3Ibid. p. 10-11. Pour une discussion approfondie de cette problématique, je renvoie à l’excellent texte de Nestor Kohan, « Marx en su (tercer) mundo », Casa de las Américas, 207, avril-juin 1977.

[4K.Marx, F. Engels, Manifest der kommunistichen Partei, Berlin, Dietz Verlag, 1968, p.17.

[5Manifeste, p.31. Cette affirmation du Manifeste est partiellement contrédite, quelques lignes plus loin, quand les auteurs semblent lier la fin des antagonismes nationaux à celle du capitalisme : « A mesure qu’est abolie l’exploitation d’un individu par un autre, l’exploitation d’une nation par l’autre est également abolie ».

[6Je reprends à mon compte les analyses de Daniel Bensaïd dans son remarquable livre Le Pari melancolique, Paris, Fayard, 1997.

[7K.Marx, F.Engels, Manifeste du Parti communiste, pp. 14-15, 21.

[8Ibid. p.8

[9Que pensent les allemands eux-mêmes sur cette question, huit ans après la chute du Mur ? Croient-ils que « Aujourd’hui, la lutte de classes est dépassée. Employeurs et salariés doivent s’arranger entre partenaires » ou plutôt que « Il est juste de parler de lutte de classes. Employeurs et employés ont au fond des interêts totalement incompatibles » ? Voici un sondage interessant, publié le 10 decembre par la Frankfurter Allgemeine Zeitung, une gazette peu suspecte de sympathies marxistes : tandis qu’en 1980, 58% des citoyens ouest-allemands optaient pour la prémière réponse et 25% pour la deuxième, en 1997 la tendances s’est inversée : 41% jugent encore la lutte de classes périmée, et 44% l’estiment à l’ordre du jour. Dans l’ex-RDA - c’est-à-dire chez les gens qui ont renversé le Mur de Berlin - la majorité est plus nette encore : 58% de partisans du combat de classe contre 26% ! Cf. Le Monde Diplomatique n° 526, janvier 1998, p. 8.

[10Marx, Engels, L’Idéologie Allemande, Paris, Editions Sociales, 1968, p. 67.

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