Les communions humaines. Pour en finir avec « la religion »

, par LÖWY Michael

Recommander cette page

  • Régis Debray, Les communions humaines. Pour en finir avec « la religion », Paris, Fayard, coll. « Bibliothèque de culture religieuse », 2005, 160 p.

Rédigé dans le style inimitable propre à l’auteur - fait de paradoxes, aphorismes et épigrammes - ce petit essai au titre provocateur n’a rien d’un texte savant. Sans notes ni bibliographie, il n’en est pas moins une brillante contribution à l’inépuisable débat des sciences sociales sur la nature des faits religieux.
Qu’est-ce donc que « la religion » ? Aucune définition - même pas celle, vénérable entre toutes, d’Émile Durkheim - ne fait l’unanimité. Tantôt on utilise le terme de façon indiscriminée - « religion du sport » - tantôt de façon trop restrictive : les trois ou quatre grandes confessions. Il ne s’agit pas d’une question oiseuse : la ligne de démarcation des « cultes » reconnus comme tels intéresse les juristes, les administrations et même... le fisc.
Il existe deux étymologies du mot : la païenne - relegere, recueillir (Cicéron) - et la chrétienne : religare, lier (Lactance). Dans la Rome ancienne, religio ne décrit que le culte, un ensemble de célébrations publiques. C’est avec Tertullien, qui oppose la religio chrétienne à la superstitio païenne, que le terme sera capté par le christianisme, mais investi d’un contenu moral et eschatologique - la foi, l’espérance - absent du modèle antique.
Le chapitre le plus discutable du livre s’intitule « Plaidoyer pour un substitut : communion ». Tout en reconnaissant que l’on « n’efface pas d’un coup de baguette magique un usage millénaire », l’auteur ne résiste pas à la tentation de réécrire le lexique et de « substituer » « communion » à religion, qui désignerait une sorte d’alliance primordiale commune, sans faire de distinction entre religion révélée et religion civile.
Autant l’idée d’un terme commun aux systèmes symboliques collectifs, Église, nation, tribu, cité, État, est intéressante - et pourquoi pas « communion » ? - autant la tentative de remplacer « la religion » par ce terme ne peut que conduire à une impasse. Non seulement à cause de deux millénaires d’histoire, mais aussi parce que cette opération terminologique nous empêche, tout simplement, de saisir ce qui distingue une Église d’un État, une « communion » religieuse d’une politique.
Certes, les deux ont beaucoup en commun. Comme le montre très bien l’auteur, elles relèvent des mêmes opérations fondatrices d’un nous : tracer une frontière, se donner une origine, une généalogie, une hiérarchie. L’art du collectif, religieux ou civil, consiste à faire transcendance, faire seuil, faire mémoire.
L’instrumentalisation du religieux par le politique est donc inévitable, à cause de l’homologie de structure et de la connivence entre les deux, et de leur commun appel au sacré. Toute clôture exige un instituant séparé, extérieur, suprême : c’est le rôle du sacré. Sublato Numine, tollitur civitas : enlevez le nom sacré et la cité s’effondre.
À cela il faut ajouter un autre dénominateur commun : le ressort symbolique, la capacité à créer des mythes. La plus déraisonnable des illusions, observe malicieusement R. Debray est celle - partagée par Marx et Freud - qui consiste à croire que l’homme puisse vivre un jour sans illusions. La religion n’est qu’un produit dérivé de cette aptitude symbolique des humains. Ce qui est occulté par l’aveuglante formule wébérienne « le désenchantement du monde » c’est que tout désenchantement d’un domaine d’investissement symbolique, comme aujourd’hui la politique et ses utopies, suscite le réenchantement d’un autre, en l’occurrence la culture et ses identités.
Il ne faut donc pas confondre une donnée anthropologique constitutive, l’aptitude symbolique, la demande de sacré - « cette intouchable pierre de touche » - avec tel culte, telle Église ou telle confession. Les communions par transcendance existaient déjà bien avant l’apparition du Dieu unique et révélé, et lui survivront sans peine.
Si on laisse de côté le malencontreux sous-titre du livre « pour en finir avec ‘la religion’ », et la tentative, peu convaincante, de « substituer » communion à religion, cet essai n’en soulève pas moins des questions passionnantes qui concernent quelques-uns des problèmes fondamentaux des sciences sociales des religions.

P.-S.

Source : Michael Löwy, « Les communions humaines. Pour en finir avec « la religion » », Archives de sciences sociales des religions, 132 (2005), [En ligne], mis en ligne le 20 février 2006. URL : http://assr.revues.org/document3115.html.

Extra

a:1 :s:9 :"squelette" ;N ;

Pas de licence spécifique (droits par défaut)