118.30 SÉGUY (Jean).
Conflit et utopie, ou réformer l’Église. Parcours wébérien en douze essais. Paris, Cerf, 1999, 455 p.
Grâce à ce recueil se trouvent enfin disponibles pour un public plus large une partie importante des travaux de J.S., jusqu’ici dispersés dans des publications diverses, souvent introuvables — mais qui n’ont pas moins exercé une influence significative sur la sociologie des religions en France au cours des dernières décennies. On peut néanmoins regretter l’absence de ses essais sur Weber (sauf un)… L’ensemble est précédé d’une substantielle introduction, qui présente les lignes de force de sa problématique.
Comme le suggèrent déjà le titre et le sous-titre, J.S. se réclame de la sociologie wébérienne des phénomènes religieux chrétiens. Comme il l’explique dans l’introduction, ce qui lui semble essentiel dans la démarche du sociologue de Heidelberg, c’est — outre le refus de la monocausalité et de l’évolutionisme — la compréhension que l’histoire a trop d’épaisseur pour qu’un chercheur puisse l’appréhender autrement que d’un point de vue, répondant à un intérêt donné : il n’y a de science sociale que perspectiviste. Dans le cadre de cette conception « modeste » de la science, qui refuse tout enfermement dogmatique, il ne saurait exister d’« orthodoxie wébérienne » : J.S. ne cache pas ses désaccords avec certaines formulations de l’auteur de l’Éthique protestante, à commencer par l’opposition trop rigide entre tradition et innovation, qui ne permet pas de rendre compte de la fonction utopique de la tradition. En fait, observe-t-il avec lucidité, il existe deux versants de Weber : d’une part, le bourgeois allemand, partisan du capitalisme et de l’impérialisme germaniques, qui accepte la modernité occidentale comme un « destin » inéluctable ; d’autre part, le sociologue critique, qui considère l’histoire comme toujours ouverte et qui n’hésite pas à proposer une analyse rationnelle/critique de la face nocturne de la modernité.
Le premier chapitre du livre — une sorte de « porche théorique » précédant les études de cas spécifiques — poursuit ce débat avec l’approche wébérienne des phénomènes religieux. Tout en refusant de faire de Weber un « anti-Marx », J.S. n’insiste pas moins sur la distance sinon l’opposition entre les deux penseurs. Il me semble que cette démonstration aurait été plus convaincante si l’A. avait pris en compte la distinction, souvent suggérée par Weber lui-même, entre Marx et le « matérialisme historique vulgaire » de la social-démocratie allemande.
Comparant Weber et Engels, J.S. met en évidence l’anti-évolutionisme du premier et l’évolutionisme historique du deuxième. Mais il reconnaît que dans certaines analyses de Weber — par exemple, sur le mouvement historique qui conduit de la magie au prophétisme, et de celui-ci aux religions universelles et, finalement, au désenchantement du monde — « l’impression d’un évolutionisme latent est difficile à écarter ». On retrouve ici les « deux Webers », l’héritier des Lumières, et le critique de la modernité, qui la perçoit comme simultanément lieu de liberté et de contraintes. Plutôt que de tenter de construire un système wébérien fermé — comme par exemple le chercheur allemand W. Schluchter — ne vaut-il pas mieux profiter de la richesse dont sont porteuses les hésitations, les déchirements et les difficultés de Weber ?
La définition de la religion chez Weber est pour J.S. un de ces cas où la non-fermeture et les ambiguïtés démontrent leur fonction heuristique.
Certes, Weber suggère un idéal-type de la religion — forme de l’agir collectif qui vise à régler les rapports entre les humains et des puissances considérées comme surnaturelles — mais il ne cherche pas à définir, comme Durkheim, une « essence » des faits religieux. Et surtout, il s’intéresse aux formes analogiques ou métaphoriques de la religion — par exemple, la transformation, dans les sociétés modernes, de l’art, de l’érotisme, de la culture en « ersatz de religion » — même si elles échappent à l’idéal-type.
Les études de cas qui suivent cette double introduction théorique sont distribuées en deux grands chapitres : les ordres religieux catholiques et les sectes protestantes. L’A. n’hésite pas à affirmer, déjà dans l’introduction, que « la singularité monographique ne constitue pas notre souci principal » : il s’agit, dans chacune de ces études — sur le monachisme, les ordres religieux, les communautés charismatiques, les assemblées anabaptistes-mennonites, le pentecôtisme, etc. — d’une réflexion sur des processus qui dépassent le cas particulier.
Suivant cette indication, et dans l’impossibilité de résumer tous ces dossiers, je vais me limiter à attirer l’attention sur la notion d’utopie, autour de laquelle se tisse un dense réseau de concepts sociologiques qui traverse la plupart, sinon la totalité, des travaux de ce recueil : groupement volontaire utopique, différence utopique, socialisation utopique aux valeurs, protestation implicite, radicalité.
Le concept idéal-typique d’utopie proposé par J.S. — d’abord dans un cahier roneoté, rédigé à partir de cours donnés en 1973-1974 à l’EPHE (6e section), curieusement intitulé Lettre à Jacqueline, et par la suite dans une série d’articles scientifiques – peut se résumer ainsi : utopique est tout système idéologique total permettant la mise en cause du présent au nom d’un passé archétypique, et visant — par l’imaginaire ou par la pratique - à transformer radicalement les systèmes sociaux globaux existants. En résumé : l’utopie est un construit idéal qui en appelle au passé contre le présent en vue d’un avenir autre. Elle peut être régressive ou progressive ; dans ce dernier cas, l’avenir ne reproduit pas le passé mais le porte à une plénitude toujours ouverte.
Essayant de rendre compte de la nouveauté de son idéal-type par rapport aux définitions existantes de l’utopie, et surtout la plus importante dans le domaine sociologique, celle de Karl Mannheim, J.S. se réfère à deux aspects : la distinction entre utopie écrite et pratiquée, et la possibilité d’une utopie portée par des classes dominantes. Je pense que J.S. se trompe : ces deux éléments ne sont pas absents des réflexions de Mannheim sur l’utopie. Par contre, ce qui est effectivement nouveau, et donne à sa définition un avantage méthodologique certain, c’est l’accent mis sur la fonction utopique de la mémoire, c’est-à-dire, l’importance centrale, dans les utopies, de la référence à un passé normativement appréhendé, une tradition, le souvenir d’un commencement. Grâce à cette dimension inédite, l’idéal-type de J.S. se révèle un instrument conceptuel d’une remarquable portée heuristique. Il permet, comme le suggère d’ailleurs l’A. lui-même, d’analyser et de comparer les utopies, les groupements volontaires utopiques ou les protestations utopiques religieuses avec leurs équivalents profanes (politiques), les sectes avec les syndicats anarchistes et les ordres religieux avec les partis politiques (modérément) contestataires. On peut ainsi établir, comme le propose J.S. à partir d’un dossier sur Sattler et Loyola, toute une classification des formations religieuses — qu’on pourrait étendre aux politiques — selon leur degré de radicalité utopique, c’est-à-dire leur autonomie par rapport aux instances de pouvoir (ecclésiastique ou politique) et leur acceptation ou refus des canaux institués de résolution des conflits.
En conclusion : le livre de J.S. est de ceux, rares, qui n’essayent pas de boucler la boucle, mais ouvrent des portes, fenêtres et pistes nouvelles pour la recherche.