« Le peuple chilien a servi de cobaye pour expérimenter les politiques néolibérales »

, par LÖWY Michael

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Ce 11 septembre marque le 50e anniversaire du coup d’État du général Pinochet, soutenu par les États-Unis du président Nixon. Dans Septembre rouge. Le coup d’État du 11 septembre 1973 au Chili (Textuel), un « docu-fiction » qui vient de paraître, à mi-chemin du réel et de la fiction, le sociologue Michael Löwy et Olivier Besancenot, essayiste et ancien candidat à la présidentielle, retracent l’histoire de ce coup d’État qui débouchera sur la première expérience grandeur nature du néolibéralisme.

  • Marianne : Dans quelle mesure le coup d’État de Pinochet acte la naissance du néolibéralisme ? On parle souvent de « scène primitive politique du néolibéralisme »…

Michael Löwy : Les doctrines néolibérales existaient depuis longtemps, et elles étaient devenues de plus en plus dominantes chez les économistes conformistes. Il suffit de penser aux « Chicago Boys », disciples de Hayek, qui vont jouer un rôle néfaste dans l’orientation de la politique économique du régime Pinochet.

Cela dit, le régime de Pinochet a été probablement la première expérience concrète de mise en pratique de ces doctrines. Dans ce sens on peut parler en effet de « scène primitive politique du néolibéralisme ». L’expérience chilienne va encourager d’autres gouvernements à suivre ce chemin. C’est paradoxal qu’un pays du Sud serve de modèle, dans une certaine mesure, aux pays impérialistes avancés.

  • À propos, en quoi le Chili de Pinochet fut un laboratoire des politiques néolibérales ?

Le peuple chilien a servi de cobaye pour expérimenter les politiques néolibérales : privatisation des services publics — santé, éducation, transports, etc. — coupes drastiques dans le personnel fonctionnaire, blocage des salaires, réduction des impôts sur le capital, etc.

Ce « laboratoire » a été rendu possible par l’écrasement des syndicats et de la gauche chilienne, et la répression féroce de toute tentative d’opposition aux politiques néolibérales. Il a fallu trois mille morts pour que l’« expérience » puisse avoir lieu…

  • Le 11 septembre 1973, Pinochet mène son coup d’État ; un an plus tard, le 10 décembre 1974, l’économiste néolibéral Friedrich Hayek reçoit le prix Nobel d’économie ; deux mois plus tard, le 11 février 1975, il rencontre pour la première fois Margaret Thatcher, alors directrice du Parti conservateur. Faut-il voir une logique dans ce triptyque d’événements ? Sont-ils majeurs et décisifs dans la naissance du néolibéralisme ?

Le lien entre ces événements c’est probablement un tournant dans la politique du capital globalisé vers le néolibéralisme. Le prix Nobel est l’expression de ce tournant : il atteste de l’hégémonie des doctrines néolibérales dans l’économie politique bourgeoise. Pinochet et Thatcher représentent les premières expériences de mise en pratique de cette orientation profondément régressive et anti-populaire.

Au Chili il a fallu un coup d’État et une dictature militaire pour imposer ces politiques ; en Angleterre, par contre, le gouvernement de Thatcher a profité du tournant droitier du principal parti d’opposition, le Labour Party, le Parti travailliste, qui a lui-même adhéré à une variante plus « soft » du néolibéralisme, notamment sous la direction de Tony Blair.

  • À l’inverse, en quoi l’expérience de l’Unité populaire d’Allende fut fondamentale et importante pour l’histoire le socialisme ?

L’expérience de l’Unité Populaire présidée par Salvador Allende a été une tentative peut-être unique dans l’histoire du socialisme, d’initier un processus de transition au socialisme sous une forme démocratique, pacifique, en évitant une guerre civile. On a connu depuis plusieurs gouvernements de gauche ou de centre gauche en Amérique Latine : aucun n’avait un programme socialiste aussi avancé que l’Unité Populaire.

Malgré les difficultés et le sabotage actif de l’expérience par l’impérialisme et les classes dominantes, qui contrôlaient les médias, la popularité de l’Unité Populaire s’est renforcée au cours des trois années où Allende était aux commandes. Celui-ci et ses camarades voulaient effectivement avancer vers le socialisme, et ils espéraient pouvoir le faire pacifiquement.

Marx avait envisagé, dans sa correspondance avec Engels, la possibilité que les socialistes arrivent au pouvoir de forme pacifique ; mais il avait ajouté qu’il fallait s’attendre dans ce cas à une « révolte des propriétaires d’esclaves » — une métaphore qui fait référence à la guerre civile américaine au XIXe siècle. Dans le cas du Chili il s’agissait d’une réaction des élites dominantes et de leurs bras armés, avec le soutien actif de l’impérialisme américain.

  • Quelles leçons peut-on tirer aujourd’hui de cette séquence historique ?

Dans notre petit livre commun, Olivier Besancenot et moi-même ne voulions pas « tirer les leçons de l’histoire » à la place des socialistes et des révolutionnaires chiliens. Notre objectif était de raconter l’histoire de la préparation et mise en mouvement du coup d’État, ainsi que les premières tentatives de résistance. Cela dit, il est évident que les classes dominantes, les propriétaires des banques, des usines et des terres, ne respectent la démocratie que dans la mesure où elle ne met pas en danger leurs intérêts.

L’histoire, non seulement du Chili mais de nombreux autres pays d’Amérique latine au XXe siècle, confirme cette règle. Dans un pays comme le Brésil, le coup militaire de 1964 a renversé un président élu, João Goulart, qui n’était pas un socialiste et un marxiste comme Allende, mais un populiste modéré, partisan de quelques réformes limitées. Les classes dominantes du continent, en lien avec le Pentagone américain, cherchent à mettre fin à des expériences démocratiques qui mettent en question, même de forme modérée, leurs privilèges exorbitants.

  • Justement, dans Le choix de la guerre civile Pierre Dardot, Christian Laval, Haud Guéguen et Pierre Sauvêtre, soutiennent que le néolibéralisme ne rechigne pas à recourir à la guerre civile s’il le faut pour réaliser le projet d’une société de marché…

Je suis tout à fait d’accord avec cette thèse, et le Chili en 1973 en est l’exemple le plus flagrant, à ceci près que ce fut une guerre civile à sens unique : une guerre des Forces Armées contre la gauche, les ouvriers ou paysans organisés, les chrétiens progressistes, les intellectuels critiques.

Mais cette pratique des classes dominantes est antérieure au néolibéralisme : dans la Russie en 1917-18, en Hongrie en 1919, en Espagne en 1936, les élites réactionnaires, les propriétaires terriens, la grande bourgeoisie n’ont pas hésité à initier une guerre civile pour renverser un gouvernement révolutionnaire (Russie, Hongrie) ou progressiste (Espagne).

  • On a beaucoup évoqué l’expérience du MIR lors des révoltes populaires au Chili en 2019… Le spectre d’Allende hante-t-il le Chili encore aujourd’hui ?

La figure d’Allende, ou celle de Miguel Enriquez (le dirigeant du MIR) sont présentes dans la mémoire collective du peuple chilien, et dans les aspirations de la jeunesse et des femmes à un changement radical, à une rupture avec le néolibéralisme. Mais il va de soi que la situation actuelle du Chili et du monde n’est la même que dans les années 1970, chaque génération devra trouver son propre chemin.

  • Vous avez choisi de raconter le coup d’État d’Allende sous la forme d’une fiction, un « docu-fiction ». Pourquoi ce choix ?

Il existe un nombre considérable de livres d’historiens sur le coup d’État de Pinochet et la mort d’Allende, dont certains de très grande qualité. Nous ne sommes pas historiens, et nous n’avons pas la prétention de présenter une autre version des événements.

Plus modestement, nous avons choisi une forme « semi-fictive », avec des dialogues, en générale fondés sur des documents. Cela fait mieux ressortir la dimension subjective des événements. Et cela correspond aussi à notre subjectivité… L’objectif de ce petit ouvrage était de dénoncer le crime de Pinochet et ses complices, et de rendre hommage à ceux qui ont tenté de résister au coup, souvent au prix de leur vie, comme Salvador Allende lui-même.

Olivier Besancenot et Michael Löwy, Septembre Rouge. Le coup d’État du 11 septembre 1973 au Chili, éditions Textuel, 160 p., 18,90 €.