La crise écologique planétaire a atteint un tournant décisif avec le phénomène du changement climatique. Premier constat : tout s’accélère bien plus vite que prévu. L’accumulation de gaz à effet de serre, l’augmentation de la température, la fonte des glaciers polaires et des « neiges éternelles », les sécheresses, les inondations : tout se précipite et les bilans des scientifiques, à peine l’encre des documents séchée, se révèlent trop optimistes. On penche maintenant, de plus en plus, pour les fourchettes les plus élevées dans les prévisions pour les dix, vingt, trente prochaines années. À cela, il faut ajouter certains dangers, encore peu étudiés, mais qui risquent de provoquer un saut qualitatif dans l’accentuation de l’effet de serre et un dérapage incontrôlable du réchauffement global : les 400 milliards de tonnes de gaz carbonique (CO2) actuellement emprisonnées dans le pergélisol, cette toundra congelée qui s’étend du Canada à la Sibérie. Si les glaciers commencent à fondre, pourquoi le pergélisol ne fondrait-il pas lui aussi ? Il existe peu de scénarios du pire, c’est-à-dire les cas où la température dépasserait les 2-3° C. Les scientifiques évitent de dresser des tableaux catastrophiques, mais on connaît déjà les risques encourus : montée du niveau de la mer, avec inondation, non seulement de Dacca et autres villes maritimes asiatiques, mais aussi de Londres, Amsterdam, Venise et New York ; désertification des terres, à une échelle gigantesque ; manque d’eau potable ; catastrophes « naturelles » en série... On pourrait allonger la liste. À partir d’un certain niveau de la température – 6° C par exemple – la Terre sera-t-elle encore habitable par notre espèce ? Malheureusement, nous ne disposons pas en ce moment d’une planète de rechange dans l’univers connu des astronomes...
Qui est responsable de cette situation, inédite dans l’histoire de l’humanité ? C’est l’homme, répondent les scientifiques. La réponse est juste, mais un peu courte : l’être humain habite sur Terre depuis des millénaires, la concentration de CO2 a commencé à devenir un danger depuis quelques décennies seulement. En vérité, la faute incombe au système capitaliste, à sa logique absurde et irrationnelle d’expansion et d’accumulation à l’infini, son productivisme obsédé par la recherche du profit [1].
La rationalité bornée du marché capitaliste, avec son calcul immédiatiste des pertes et des profits, est intrinsèquement contradictoire avec une rationalité écologique prenant en compte la temporalité longue des cycles naturels. Il ne s’agit pas d’opposer les « mauvais » capitalistes écocides aux « bons » capitalistes verts : c’est le système lui-même, fondé sur l’impitoyable compétition, les exigences de rentabilité, la course au profit rapide, qui est destructeur des équilibres naturels.
Contre le fétichisme de la marchandise et l’autonomisation réifiée de l’économie par le néolibéralisme, l’enjeu de l’avenir est la mise en oeuvre d’une « économie morale » au sens que donnait E. P. Thompson à ce terme, c’est-à-dire une politique économique fondée sur des critères non monétaires et extra-économiques : en d’autres termes, la « réintrication » de l’économique dans l’écologique, le social et le politique [2].
Les réformes partielles sont totalement insuffisantes : il faut remplacer la microrationalité du profit par une macrorationalité sociale et écologique, ce qui exige un véritable changement du paradigme de civilisation [3]. Cela est impossible sans une profonde réorientation technologique, visant au remplacement des sources actuelles d’énergie par d’autres, renouvelables et non polluantes, telles que l’énergie éolienne ou solaire. La première question qui se pose est donc celle du contrôle des moyens de production et surtout des décisions d’investissement et de mutation technologique, qui doivent être arrachés aux banques et entreprises capitalistes pour devenir un bien commun de la société.
Bien entendu, le changement radical concerne non seulement la production, mais aussi la consommation. Cependant, le problème de la civilisation capitaliste-industrielle n’est pas — comme le prétendent souvent les écologistes — « la consommation excessive » de la population, et la solution n’est pas une « limitation » générale de la consommation, notamment dans les pays capitalistes avancés. C’est le type de consommation actuel, fondé sur des « faux besoins », c’est-à-dire l’ostentation, le gaspillage, l’aliénation marchande, l’obsession accumulatrice, qui doit être mis en question.
Publicité et fétichisme de la marchandise
Il s’agit donc d’orienter la production vers la satisfaction des besoins authentiques, à commencer par ceux qu’on peut désigner comme « bibliques » : l’eau, la nourriture, le vêtement, le logement. Comment distinguer les besoins authentiques de ceux artificiels et factices ? Ces derniers sont induits par le système de manipulation mentale qui s’appelle « publicité ». Contrairement à ce que prétend l’idéologie du marché, ce n’est pas la demande qui commande l’offre, ce sont les entreprises capitalistes qui, très souvent, créent, par les différentes méthodes du marketing, par la manipulation publicitaire et par l’obsolescence programmée des produits, le marché pour leurs marchandises. L’article de Véronique Gallais, dans ce dossier, présente en détail l’évolution du marketing sur les 19e et 20e siècles et son expansion constante poussée à la fois par des enjeux matériels (notamment l’industrialisation et l’extension spatiale, nationale puis internationale de la distribution) et des enjeux politiques où finalement le marketing s’est imposé comme projet de société. Dans ce contexte, la publicité joue un rôle essentiel dans la production de la demande, en inventant des faux « besoins » et en stimulant des habitudes de consommation compulsives, totalement contradictoires avec le maintien de l’équilibre écologique de la planète. Le critère pour distinguer un besoin authentique d’un autre artificiel, c’est sa persistance après la suppression de la publicité. Pour combien de temps encore continuera-t-on à consommer Coca-Cola ou Pepsi-Cola après l’abolition des insistantes campagnes publicitaires de ces produits ? On pourrait multiplier les exemples.
Certes, répondront les pessimistes, mais les individus sont mus par des désirs et des aspirations infinies, qu’il faut contrôler et refouler. Or, le changement de paradigme civilisationnel est fondé sur un pari, qui était déjà celui de Marx : la prédominance, dans une société émancipée du capital, de l’« être » sur l’« avoir », c’est-à-dire la réalisation personnelle, par des activités culturelles, ludiques, érotiques, sportives, artistiques, politiques, plutôt que le désir d’accumulation à l’infini de biens de consommation. Ce dernier est induit par le fétichisme de la marchandise inhérent au système capitaliste, par l’idéologie dominante et par la publicité : rien n’indique qu’il constitue une « nature humaine éternelle ».
L’article de Jacques Luzi montre en quoi la publicité s’inscrit dans l’histoire du capitalisme et comment l’ordre techno-économique que l’appareil bourgeois a déployé à travers notamment la publicité fait peser une menace directe sur le fonctionnement et la culture démocratiques. Si le capitalisme notamment sous sa forme actuelle, néolibérale et globalisée tend à la marchandisation du monde, à la transformation de tout ce qui existe la terre, l’eau, l’air, les espèces vivantes, le corps humain, les rapports sociaux entre les individus, l’amour, la religion en marchandises, la publicité vise à vendre ces marchandises, en soumettant les besoins des individus aux nécessités mercantiles du capital. Les deux systèmes participent du fétichisme de la marchandise, de la quantification monétaire de toutes les valeurs, de la logique d’accumulation à l’infini de biens et de capitaux, et de la culture mercantile de la « société de consommation ». La logique du système publicitaire et celle du système capitaliste sont intimement liées et elles sont, toutes les deux, intrinsèquement perverses.
La publicité pollue non seulement les paysages urbains et ruraux, mais aussi les mentalités ; elle bourre non seulement les boîtes aux lettres mais aussi les crânes des individus. Elle a mis sous sa coupe la presse, le cinéma, la télévision, la radio. Rien n’échappe à son influence dissolvante : on assiste, à notre époque, à la soumission du sport, de la religion, de la culture, du journalisme, de la littérature et de la politique à la logique publicitaire. Le style, la méthode, les arguments, l’attitude publicitaire sont omniprésents. D’ailleurs, le harcèlement publicitaire est permanent et ininterrompu : il nous persécute, nous poursuit, nous agresse, dans la ville et dans les campagnes, dans la rue et dans la maison, du matin au soir, du lundi au dimanche, de janvier à décembre, du berceau à la tombe, sans pause, sans relâche, sans vacances, sans arrêt, sans trêve.
Cette publicité n’est pas autre chose qu’un outil, un instrument du capital pour écouler ses produits, pour vendre sa camelote, pour rentabiliser ses investissements, pour élargir ses marges de profit, pour gagner des « parts de marché ». La publicité n’existe pas dans le vide : elle est une pièce essentielle, un rouage indispensable dans le fonctionnement du système capitaliste de production et consommation. Sans le capitalisme, la publicité n’aurait aucune raison d’être : elle ne pourrait subsister un seul instant dans une société post-capitaliste. Et inversement : un capitalisme sans publicité serait comme une machine sans huile dans ses engrenages.
Soit dit entre parenthèses : la publicité n’existait pas dans les pays à économie bureaucratiquement planifiée disparus après la chute du mur de Berlin en 1989 mais elle avait été remplacée par une propagande politique mensongère, non moins oppressive et inhumaine. Ce n’est pas un hasard si l’un des plus grands adversaires intellectuels du totalitarisme bolchevique, l’écrivain anglais George Orwell, était aussi un adversaire intraitable de la publicité capitaliste.
Rappelons que ce sont les entreprises capitalistes qui sollicitent, financent et profitent des campagnes publicitaires, et qui « sponsorisent » c’est-à-dire polluent par la publicité la presse, la télévision, les compétitions sportives ou les événements culturels. La publicité joue le rôle de rabatteur, d’entremetteur, de serviteur zélé des intérêts du capital : notre objectif, expliquait le P.-D.G. de TF1, c’est de vendre à Coca-Cola du temps de cerveau disponible des spectateurs. Capitalisme et publicité sont inséparablement et indissociablement les responsables et les promoteurs actifs de la mercantilisation du monde, de la commercialisation des rapports sociaux, de la monétarisation des esprits. Comme en écho au P.-D.G. de TF1, Nicolas Demorand, journaliste à France Inter, clame que les managers de la presse sont des « gens pour qui la presse est moins un outil du débat démocratique qu’une “marque” dont la valeur, quand il s’agit d’un journal, d’une radio ou d’une chaîne de télévision est d’abord l’impertinence, l’indépendance et la qualité des infos. [...] “Faites votre boulot” vont-ils dire aux journalistes [...] parce que votre liberté et votre impertinence vont enrichir le patrimoine de ma marque, me permettre de la décliner sur Internet et de vendre de la pub [4] ». Davantage qu’une simple action de persuasion d’achat auprès de consommateurs, la propagande publicitaire est donc aussi une entreprise de déformation et d’endoctrinement des intermédiaires potentiels : journalistes, politiques, militants, scientifiques, etc. Comme le disait Jean Baudrillard : « Il y a aujourd’hui autour de nous une espèce d’évidence fantastique de la consommation [...] qui constitue une sorte de mutation fondamentale dans l’écologie de l’espèce humaine [5]. »
Pub et environnement, écologie de la pub
Quel est donc l’impact de la publicité sur l’environnement ? L’Alliance pour la planète s’inquiète, à juste titre, de l’utilisation mensongère d’arguments « écologiques » par la publicité, qui a la fâcheuse tendance à peindre tout en vert : centrales nucléaires, OGM, voitures et, pourquoi pas, demain, le transport routier [6]. Une étude portant sur les États-Unis et le Canada montre que 98 % des produits ayant des étiquettes à prétention environnementale mentaient sur un des caractères écologiques de ces produits [7]. Pour les adversaires de la publicité, cet « écoblanchiment » n’est pas précisément une nouveauté. Nous savons, depuis longtemps, que la publicité ment comme elle respire : tout naturellement. Cela n’est pas dû à un déficit moral de ces messieurs, mais au caractère intrinsèquement pervers du système publicitaire. La mystification, la manipulation des consciences sont, hélas, sa seule raison d’être : une publicité non mensongère est un animal aussi difficile à trouver qu’un crocodile végétarien.
Quant à l’ARPP, Autorité de régulation professionnelle de la publicité, composée uniquement de représentants de la corporation publicitaire, sa crédibilité et son efficacité sont à peu près équivalentes àce que serait une ARPP, Autorité de régulation professionnelle des poulaillers, composée exclusivement de dignes représentants de la confrérie des renards.
Cependant, la publicité pseudo-verte n’est que la pointe visible de l’iceberg. C’est pour des raisons plus fondamentales, structurelles, que la machine publicitaire est un dangereux ennemi de l’environnement.
La publicité est un formidable gaspillage des ressources limitées de la planète. Rien qu’en France, les dépenses publicitaires atteignaient 31 milliards d’euros en 2005 [8]. Aux États-Unis, le publipostage, dont la majorité des prospectus est destinée à aller directement dans nos poubelles, représente annuellement 90 milliards de prospectus, soit le cinquième du nombre total de lettres envoyées dans le monde [9]... Combien de kilowatts d’électricité sont dépensés annuellement par les publicités en néon qui « embellissent » nos villes ? Combien de tonnes de déchets produits par cette activité ? Combien de tonnes d’émissions de gaz à effets de serre rejetées pour fournir l’énergie nécessaire au cirque publicitaire ? Et ainsi desuite. Les dégâts sont difficiles à calculer, mais ils sont sans doute gigantesques. Et à quoi sert cet énorme gaspillage ? À convaincre le public que la lessive X lave plus blanc que la lessive Y ? Est-ce raisonnable ? Certainement pas, mais c’est... rentable (pour les publicitaires). Si l’on cherche une branche de la production qui est inutile, qu’on pourrait aisément supprimer sans porter préjudice à la population et qui nous ferait économiser beaucoup de dépenses d’énergie et de matières premières, quel meilleur exemple que l’industrie publicitaire ?
L’aberration est d’autant plus criante que les résultats de l’impact de la publicité sur les modes de consommation sont mal connus. Ce qui a pour effet non pas de réduire la pratique de la publicité, mais au contraire d’augmenter la fréquence d’exposition pour être sûr de toucher le public cible. La répétition est alors un des éléments les plus sûrs de l’impact publicitaire. On estime aujourd’hui qu’une personne est exposée à environ 3 000 messages de pub par jour (voire 7 000 selon certaines estimations). Dans le même temps, cette surexposition réduit l’impact de chaque message, ce qui pousse les agences à augmenter encore plus leur présence et à répéter sans fin leurs pubs. L’excès publicitaire n’est donc pas un dommage collatéral de la pratique publicitaire, mais une caractéristique intrinsèque du système. Cela a des conséquences directes sur l’environnement, déjà en termes quantitatifs de destruction des ressources, et également dans le type qualitatif de publicités qui sont proposées, où l’impératif de visibilité conduit les concepteurs à privilégier ce qui marque, ce qui pénètre les esprits.
Une écologie de la pub ne peut donc pas s’arrêter aux dégâts que celle-ci fait peser sur les ressources du globe : elle oblige aussi à suivre les « chaînes trophiques » de la consommation. Si la publicité doit apparaître aux yeux des consommateurs comme « naturelle », n’offrant rien de plus qu’une information sincère sur un produit permettant à l’acheteur de faire un choix délibéré, la réalité (et le message que les publicitaires doivent faire passer aux annonceurs) est tout à l’inverse un processus de persuasion et de contrôle des esprits et du corps. Une première métaphore écologique de rapport proie-prédateur pourrait s’appliquer aux relations entre le consommateur et l’agence de publicité. Mais contrairement au modèle de prédation biologique, les dynamiques de l’industrie publicitaire conduisent à une réduction de la diversité et à une hyperconcentration. Loin d’être une reproduction sincère de la diversité économique, la pub est concentrée aux mains de quelques-uns qui produisent un marché pour quelques (très grosses)firmes. En France, « 0,001 % des entreprises représentent 20 % du marché publicitaire, et 0,04 % en représentent 80 % [10] ». Il faut donc plutôt voir la publicité comme une maladie invasive, un virus pathogène se propageant à l’échelle du globe... et dans nos cerveaux. On sait depuis longtemps que la pub joue principalement sur le rapprochement entre désire sexuel et pulsion d’achat, que la publicité est intrusive et qu’elle avocation à modifier nos comportements par le truchement de techniques de manipulation de nos émotions [11]. Ce qui change aujourd’hui ce sont à la fois les nouveaux domaines abordés par la pub et les nouvelles technologies utilisées. L’expansion capitaliste vers l’environnement, qui procède d’une intégration de nouvelles ressources biogéophysiques dans la logique d’appropriation et de marchandisation plus que d’un changement de système, s’accompagne d’une extension similaire de la publicité. Les messages environnementaux de la pub peuvent bien être en parfaite contradiction avec les effets dévastateurs de cette extension : « Le chic publicitaire consiste à revendiquer la sauvegarde de ce que l’on contribue à détruire [12]. » L’article de Martha de Alba et Guénola Capron dans ce dossier illustre cela sur un exemple précis, en analysant l’expansion immobilière à Mexico sur les cinquante dernières années et en montrant que la publicité a constamment utilisé la nature comme argument de vente. Peu importe alors que la campagne vantée par les agences immobilières soit grignotée par la ville, la propagande publicitaire réinvente en permanence une nouvelle « nature », aujourd’hui en la privatisant et en la réservant à une élite enfermée dans des quartiers chics et écolos. Et les exemples pourraient être multipliés, qu’il s’agisse des forêts tropicales, des corps obèses alimentés en junk food vue à la télé, des « maladies sociales » que les industries pharmaceutiques sont en train de créer pour diffuser leurs produits, ou des millions de nourrissons morts d’avoir bu du lait Nestlé plutôt que du lait maternel.
Engagées dans des campagnes publicitaires de masse surfant sur le changement climatique, les grandes firmes les pluspolluantes de la planète oeuvrent en même temps à décrédibiliser l’analyse scientifique du risque lié au dérèglement climatique, utilisant pour cela exactement les mêmes conseillers que d’autres grandes firmes, confrontées au scandale du cancer lié au tabagisme, avaient engagés en leur temps pour continuer à vendre leurs cigarettes [13].
La diffusion de la publicité sur de nouveaux territoires s’accompagne également d’une plongée dans les territoires virtuels. Le champ de bataille de la pub est plus que jamais concentré sur le cerveau, car les nouveaux modes de production d’un capitalisme « immatériel » nécessitent un contrôle accru des comportements cognitifs des consommateurs potentiels. L’« immatériel » ne dit rien de la matérialité des actions marchandes, mais il décrit une tendance de fonds où l’enjeu du capitalisme et les objectifs des grands groupes qui le structurent se concentrent sur le contrôle des idées [14]. Il ne faut donc pas le voir comme une phase de la modernité débarrassée de ses lourdeurs de production, mais comme un nouveau front d’expansion capitalistique, où le contrôle des moyens de production et des produits eux-mêmes déborde l’objet et s’attaque à la pensée comme bien marchand. C’est en ce sens qu’il faut comprendre l’offensive publicitaire sur le branding le « marquage » au sens premier du terme de marquage du bétail au fer rouge qui cherche à fixer de manière indélébile dans le crâne du consommateur un lien entièrement construit entre une marque et une idée. Dans ce cadre, l’école est devenue un champ d’investissement majeur des conglomérats publicitaires et industriels, qui investissent la rhétorique environnementale pour inscrire leurs intérêts économiques au sein de l’institution éducative et formater les esprits des jeunes générations. Comme le montre l’article de Véronique André-Lamat et ses collègues dans ce dossier, l’injonction environnementale et son apparent consensus construit autour du développement durable renforcent plus qu’ils ne réduisent la légitimité des grands groupes quand ils entendent définir l’objectivité du moment telle qu’elle est présentée aux élèves.
En parallèle des nouveaux domaines institutionnels, comme l’école ou la santé, les nouvelles technologies ouvrent des champs immenses d’imposition de la publicité dans des modalités inédites. L’expansion technologique publicitaire se construit sur un délire totalitaire, où le consommateur est marqué par différents moyens : l’instrumentalisation des neurosciences et la localisation des zones cérébrales sollicitées par le plaisir de l’achat ; l’utilisation de signaux olfactifs pour décider le chaland ; la génération automatique de publicités contextuelles liées aux sites web visités avec l’outil AdSense de Google ; l’utilisation des téléphones portables, des blogs et des réseaux sociaux sur Internet pour l’envoi de messages de pubs individualisées ; et finalement la mise en place d’un « marketing viral » où une publicité de « bouche-à-bouche » se diffuse désormais sur des réseaux aux dimensions planétaires avec des moyens démultipliés de fichage du profil des consommateurs. Dans ce dernier cas, la cible est elle-même vectrice de la publicité en utilisant ses propres connaissances et ses propres arguments ; elle est aidée pour ça par des « avatars », personnes virtuelles déployées comme vendeurs sur le net et programmées pour réagir au moindre signal des internautes [15].
Action !
Face à ces dynamiques destructrices, tous les écologistes sont d’accord pour dénoncer le « consumérisme » des pays occidentaux c’est-à-dire capitalistes avancés comme une des principales causes du désastre écologique qui nous menace. Reste à savoir comment modifier cet état de choses : par la culpabilisation des acheteurs par des discours sur les vertus de la frugalité ? par l’exemple personnel d’une austérité volontaire. Ces pratiques sont légitimes, mais leur efficacité auprès d’un large public reste limitée et risque même, dans certains cas, de faire obstacle à leur adhésion aux demandes écologiques.
Le changement des habitudes de consommation ne se fera pas en un jour : c’est un processus social qui prendra des années. On ne peut pas l’imposer par décret, ni le laisser à la seule « bonne volonté » vertueuse des individus. Il implique une véritable bataille politique, dans laquelle les initiatives pédagogiques des pouvoirs publics ont leur rôle à jouer. Mais le vecteur principal du changement sera les activités d’éducation et de lutte des associations de consommateurs, des syndicats, des mouvements écologiques et, pourquoi pas, des partis politiques. Un des aspects décisifs de cette bataille est le combat pour la suppression complète et définitive de l’impérialisme publicitaire, cette gigantesque entreprise à coloniser les esprits et les comportements, dont on ne saurait sous-estimer la terrible efficacité.
Comme nous l’avons vu, la publicité est l’un des principaux responsables de l’obsession consommatrice des sociétés modernes, de la tendance de plus en plus irrationnelle à l’accumulation de biens (le plus souvent inutiles), bref d’un paradigme de consommation parfaitement insoutenable. La consommation compulsive est l’un des moteurs essentiels du processus d’expansion et de « croissance » à l’infini qui caractérise, depuis toujours, le capitalisme moderne et son avatar publicitaire, et qui nous conduit actuellement, à une vitesse grandissante, vers l’abîme du réchauffement global. Ce n’est donc pas un hasard si les éditeurs de l’une des revues « publiphobes » les plus inventives des dernières années, Casseurs de pub, animent aujourd’hui le périodique écologique La Décroissance : harcèlement publicitaire et croissance illimitée sont deux dimensions inséparables du système, deux mamelles dont se nourrit l’accumulation du capital.
Il s’ensuit que la transformation du paradigme de consommation actuel est étroitement liée au combat contre la pieuvre publicitaire. Comment convaincre les gens à changer leurs habitudes de consommation incompatibles avec la sauvegarde des équilibres écologiques, si l’on ne met pas un frein au matraquage publicitaire qui les incite, encourage et stimule, jour et nuit, à acheter encore et encore ? Comment débarrasser les individus de la culture de la consommation ostentatoire remarquablement étudiée par l’économiste et sociologue américain Thorstein Veblenqui exige d’affirmer sa personnalité par l’acquisition et l’exhibition de produits prétendument « exclusifs », sinon en les affranchissant de la pub qui produit sans cesse cette culture réifiée ? Comment libérer le public de la dictature de la « mode », qui impose l’obsolescence rapide de produits de plus en plus éphémères, sans s’attaquer au bourrage de crâne à moins que ce ne soit le lavage de cerveau publicitaire ? Comment mettre fin à la tyrannie des « marques », l’obsession névrotique des logos, sans casser la formidable « machine à décerveler » du Père Ubu publicitaire ?
Les pratiques de consommation compulsives des sociétés capitalistes avancées ne sont pas le produit de la « nature humaine », ni d’une tendance innée des individus à consommer toujours plus : on ne trouve rien de comparable dans les communautés ou sociétés précapitalistes. Elles sont propres à la modernité capitaliste et inséparables de l’idéologie fétichiste dominante, du culte religieux de la marchandise activement promu par le système publicitaire. Ce que celui-ci fabrique n’est pas seulement le désir d’acquérir tel ou tel produit, mais une culture, une vision du monde, des habitus et des comportements, bref un mode de vie.
Plutôt que de vouloir imposer aux individus de « réduire leur train de vie » ou de « diminuer leur consommation » une approche abstraite et purement quantitative , il faudrait créer les conditions pour qu’ils puissent peu à peu découvrir leurs vrais besoins et changer qualitativement leur mode de consommation, par exemple, en choisissant la culture, l’éducation, la santé ou le logement, plutôt que l’achat de nouveaux gadgets, de nouvelles marchandises à utilité décroissante. La suppression du harcèlement publicitaire en est une condition nécessaire. Certes, elle n’est pas toujours suffisante.
Par exemple, prenons la marchandise phare du capitalisme dit « fordiste », la voiture individuelle, dont la nocivité, du point de vue de l’environnement en général comme le montre l’article de Matthew Paterson dans ce numéro n’est plus à démontrer. La réduction progressive de sa place dans les villes démocratiquement décidée par le public lui-même ne peut réussir que si, parallèlement à l’abolition de l’insistante et mensongère publicité automobile, on favorise, dans la distribution de l’espace urbain, les moyens de transport alternatifs : transports publics, bicyclettes, voies piétonnes.
Morale de l’histoire : un autre monde est possible, au-delà de la réification capitaliste, du fétichisme de la marchandise et de la publicité. Mais il ne s’agit pas d’attendre son avènement : c’est ici et maintenant que commence la lutte pour un avenir différent, comme l’a défendu David Sterboul, militant écologiste parti trop tôt et auquel Yvan Gradis rend ici hommage. Toute action visant à mettre des limites à l’agression publicitaire en attendant de pouvoir, un jour, s’en passer entièrement est un devoir écologique, un impératif moral et politique pour tous ceux qui voudraient sauver de la destruction notre environnement naturel. L’exemple récent, relaté dans l’article de Nicolas Lechopier, de São Paulo, ville de 20 millions d’habitants qui a entièrement interdit l’affichage publicitaire, montre que les marges de manoeuvre d’une action politique concertée ne sont pas nulles. Des initiatives de ce genre participent du combat pour un autre paradigme de civilisation. Chaque victoire, même limitée, obtenue par l’action collective est un pas dans la bonne direction et, surtout, une avancée dans la prise de conscience et l’auto-organisation des individus principale condition pour un changement global du système [16]