Comme ce fut le cas avec les catastrophes antérieures, l’explosion en 2003, de l’usine AZF de Toulouse a pris d’emblée une dimension politique : la question des responsabilités et des alternatives se trouve sur le devant de la scène, portée par une mobilisation sociale des sinistrés très puissante et populaire, en tout cas en Haute-Garonne. Il s’agit de tirer toutes les conséquences de cette prise de conscience, que beaucoup tentent d’étouffer. Pour la gauche syndicale et politique, il devrait y avoir, après tant de rendez-vous manques, une césure marquée dans l’orientation et le discours politique. Rien n’est pourtant moins sûr.
Il suffit pour s’en convaincre de constater par exemple l’attitude de la mairie communiste de Nanterre face à l’arrêt de la chaufferie de La Défense, provoqué par un retrait d’autorisation par le préfet pour raisons de sécurité. Cette chaufferie, qui a explosé en 1994 en faisant deux morts et 58 blessés, est construite au milieu de quartiers d’habitation. Son arrêt entraîne évidemment l’absence de disponibilité d’eau chaude pour les habitants concernés. Au lieu de manifester à l’encontre de la direction de l’entreprise exploitante, Enerthem, la député-maire de Nanterre a choisi de soutenir une manifestation orchestrée par les maires de droite de Puteaux et Courbevoie pour exiger du préfet qu’il donne son autorisation.
Pour la gauche radicale, il importe que la leçon soit retenue, que l’explosion d’AZF marque la pleine prise de conscience de l’urgence à combiner revendications sociales et écologiques. Par-delà l’insertion dans les mobilisations, cela nécessite un infléchissement de l’orientation et du discours politiques encore insuffisamment perceptible, mais aussi des évolutions programmatiques inéluctables. Il s’agit de sortir de la juxtaposition qui prévaut souvent pour porter une orientation combinant l’écologique et le social.
Nouer l’écologique et le social
La catastrophe de Toulouse constitue une redoutable leçon de choses politique. Implantée en pleine agglomération, l’usine AZF constituait une véritable « bombe urbaine », qui a explosé, faisant trente morts, des centaines de victimes et des milliers de sinistrés. Le risque d’explosion lié au stockage de nitrate d’ammonium était connu de longue date. L’explosion aurait pu être beaucoup plus grave si les stocks de phosgène de l’usine SNPE (Société nationale des poudres et explosifs) toute proche, un gaz hautement toxique, avaient été libérés.
Face à cette tragédie, une bataille devait être engagée : stopper les activités dangereuses du pôle chimique toulousain et se battre pour que les salariés de ces entreprises soient reclassés sur place. Pour gagner ce double combat, un front commun des salariés des usines chimiques et des sinistrés était indispensable. Il n’a pu se construire. Les syndicats des entreprises concernées, non sans le fort soutien de beaucoup de salariés, portent une responsabilité importante dans cet échec : refus de mettre en cause les défauts de la sécurité à AZF, refus d’admettre le risque lié notamment au phosgène à la SNPE (mais aussi au chlore et à l’ammoniac), refus d’admettre la nécessité d’arrêter de manière définitive des usines dont l’explosion en zone urbaine aurait des conséquences non maîtrisées et potentiellement massivement mortelles, manifestation commune avec le Medef et parfois front commun avec la direction de l’entreprise. Au-delà des explications d’ordre psychologique, il faut mettre en cause une orientation syndicale, celle d’un refus têtu de toute problématique écologique, et une conception du syndicalisme qui confond défense de l’emploi et défense des productions existantes aboutissant à donner raison au patronat sur le choix de ce qu’il faut produire. Cette division des forces a finalement grandement affaibli les salariés d’AZF et de la SNPE au moment du combat pour le maintien des emplois et le reclassement. Un front uni salariés-sinistrés aurait eu une telle légitimité qu’il aurait rendu beaucoup plus difficile l’issue qui a finalement prévalu au travers des plans sociaux des deux entreprises.
Cet état des lieux n’est nullement une surprise. Il découle logiquement du fossé qui sépare en France le mouvement ouvrier et le mouvement écologiste, qui n’ont pas pu se féconder mutuellement. L’émergence du second a été façonnée par l’indifférence, voire l’hostilité, du premier aux questions écologiques. La chape de plomb productiviste, activement entretenue pendant des années par les forces longtemps dominantes du mouvement ouvrier français, PCF et CGT, a joué un rôle déterminant dans la consolidation de cette opposition. Cependant, il faut aussi souligner que la social-démocratie a une orientation similaire, même si elle est souvent présentée de manière moins ouverte. Comme nous le verrons plus loin, cette hostilité historique renvoie également à une difficulté objective à articuler les combats sociaux et écologiques.
L’inertie de la gauche plurielle et l’hypocrisie de la droite
Les déboires de la mobilisation sociale ne doivent pas faire oublier les responsabilités gouvernementales. Le traitement par le gouvernement de la gauche plurielle de la catastrophe est symptomatique de l’incapacité à tirer les leçons de cet événement et à prendre les mesures nécessaires. Louvoyant pendant de longs mois, le gouvernement attendait que les élections passent avant d’annoncer sa décision. Une décision qui aurait probablement été proche de celle du gouvernement Raffarin qui lui a succédé, dont il est important de citer le communiqué, daté du 1er juillet 2002, concernant la SNPE, synthétisant et stockant le phosgène (un gaz chloré dont les applications potentielles très diverses vont de la pharmacie au gaz de combat) : « Compte tenu du caractère exceptionnel de la situation toulousaine, il est renoncé au redémarrage des activités liées à la chimie duphosgène [1]. »
Cette décision n’est donc pas prise en considération des risques encourus mais compte tenu du rapport de forces maintenu par la mobilisation des sinistrés qui n’a pas faibli au cours des mois malgré les espoirs des gouvernements Jospin puis Raffarin. La qualification de la situation toulousaine comme « exceptionnelle », indique bien que le gouvernement n’entend nullement tirer les conséquences de l’explosion de Toulouse. À l’évidence, il considère la réaction des Toulousains comme quelque peu irrationnelle, un effet de l’émotion provoquée par la catastrophe. Il n’est nullement question d’en finir avec les nombreuses usines à risques disséminées partout sur le territoire. Ainsi la principale catastrophe industrielle de l’après-guerre en France débouche sur une esquive. Le risque chimique reste très important à Toulouse, le phosgène va être fabriqué ailleurs, aucune mesure sérieuse de renforcement de la sécurité n’est prise. Aux morts de l’explosion s’ajoutent les licenciements économiques à AZF et à la SNPE. De nombreux sinistrés restaient un an après sans solution dans une situation précaire : pas de remboursement, pas de travaux ou réparations, ou pas de relogement. Un bilan qui ne peut que renforcer le sentiment des salariés d’avoir été sacrifiés pour rien.
Le timide projet de loi Cochet préparé par la majorité de gauche n’a pas été voté avant les élections présidentielles d’avril 2002. Il est cependant important d’y revenir car il marque de manière particulièrement claire la dérive de la participation gouvernementale des Verts français. Ceux-ci se sont retrouvés en première ligne, puisqu’il a incombé à Yves Cochet, ministre de l’environnement, d’élaborer un projet de loi sur la prévention des risques industriels. Ce projet n’affronte pas une des principales causes à l’origine de la catastrophe, le développement de la sous-traitance, en dépit des préconisations du rapport de la commission parlementaire. Il se contente d’augmenter quelque peu les pouvoirs du CHSCT (Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail) sans imposer une interdiction du recours à la sous-traitance dans les activités à risques. La multiplication des activités sous-traitées a pourtant pour conséquence d’éclater l’organisation du travail et les collectifs de travail, de compliquer la coordination de la sécurité, de favoriser le recours à une main d’œuvre sous-payée, précarisée et peu ou pas formée. Plus prosaïquement, elle sert souvent à sous-traiter le risque sur de petites entreprises pour dégager la responsabilité du donneur d’ordre : le cas du nucléaire est ici emblématique où les salariés des sous-traitants et les intérimaires des entreprises intervenantes sont parmi les salariés les plus exposés au risque radioactif, ceux soumis aux plus fortes doses de radiations ; de la « viande à rems [2] » pour reprendre leur expression. Elle correspond en général avant tout à un choix d’abaissement des coûts salariaux et sociaux, plutôt qu’à un choix d’organisation du travail garantissant un niveau optimal de sécurité. La part de la sous-traitance correspondant à l’intervention de sociétés techniquement hautement spécialisées est très limitée : la plupart des activités sous-traitées pourraient être prises en charge par l’entreprise principale. Le projet Cochet fait l’impasse sur ce point clé, c’est-à-dire sur une des principales mesures à prendre pour renforcer la sécurité des activités à risques [3].
Succédant à tant de renoncements déguisés en prétendus compromis, sur les OGM, l’eau ou l’enfouissement des déchets nucléaires, ce projet insipide sur les risques industriels, et indigne d’une telle tragédie, marque l’incapacité des Verts à s’extraire d’une logique d’intégration institutionnelle qui tend à les subordonner à une social-démocratie recentrée. Il est par ailleurs tout à fait significatif que la loi Bachelot votée par la majorité de droite en juillet 2003 ne s’écarte guère sur ces points des arbitrages du projet Cochet [4].
Combat écologique et combat social
La discordance entre écologique et social, souvent présentée et vécue sur le mode de l’opposition, trouve sa source dans un problème objectif : les questions écologique et sociale ne se confondent pas. Elles obéissent à des temporalités distinctes et sont traversées par des contradictions en partie différentes. On ne peut rabattre l’une sur l’autre. Les interactions innombrables constituant le fonctionnement autorégulé de la biosphère sont distinctes des relations qu’entretiennent les hommes entre eux. Le fait que l’espèce humaine soit devenue par son activité propre un facteur écologique décisif ne change rien à cette démarcation. Les perturbations écologiques induites par l’homme ont bel et bien des racines sociales : elles résultent du fonctionnement anarchique du capitalisme, système fondé sur une relation d’exploitation de l’homme par l’homme. La compréhension des mécanismes sociaux de l’exploitation ne donne cependant pas la clé de la dynamique et des effets écologiques de ces perturbations, même si elles permettent d’en comprendre l’origine anthropique. En retour, les modifications des écosystèmes engendrent des effets sociaux d’ampleur, venant en général exacerber les contradictions sociales du capitalisme. La raréfaction des ressources biologiques, minières ou hydriques a par exemple tendance à accentuer les inégalités sociales : la fraction la plus riche organisant l’exploitation de façon à garantir la sécurité de son approvisionnement et la pérennité de son niveau de vie au détriment des couches les plus pauvres de la société.
L’exemple d’AZF montre qu’il n’y a pas de conciliation immédiate et facile entre les dimensions écologiques et sociales. Il faut bien répondre à cette question : doit-on fermer ou déplacer une usine, implantée en pleine agglomération, dont l’explosion, qu’on ne peut et qu’on ne pourra jamais complètement écarter, peut provoquer un très grand nombre de morts ? Cette question est indissociablement écologique et sociale : elle pose le problème de la localisation des activités à risques, de l’utilité de ces activités, de la sécurité des salariés et des habitants, du sort des salariés en cas de fermeture ou de déplacement de l’activité. Souligner la complexité des enjeux ne saurait conduire à refuser de répondre clairement à la question. Mais bien à souligner que l’on ne peut se contenter d’une réponse sans en envisager toutes les conséquences.
Répondre non revient à admettre que la société puisse accepter de courir le risque de centaines de morts pour produire des engrais, qui sont une des facettes de la fuite en avant productiviste de l’agriculture intensive actuelle, avec son cortège de pollutions. Cela nous semble incompatible avec une orientation humaniste et, a fortiori, socialiste. Répondre oui pose la question du sort des salariés concernés d’une part, mais aussi le risque d’un déplacement hypocrite du risque ailleurs. Il faut donc combiner l’exigence de sécurité et de précaution pouvant aller jusqu’à la fermeture ou la reconversion, avec celle du respect des exigences des salariés concernant l’emploi et le maintien du contrat de travail et celle d’une bataille pour empêcher la délocalisation de la production dans une autre zone à risque. Cette orientation combinée a bien été celle du collectif toulousain « Plus jamais ça, ni ici, ni ailleurs », qui a impulsé des mobilisations massives. Cependant, il faut bien constater à quel point la gauche syndicale et politique a été prise de court par cet événement : l’incapacité à poser les questions clés du type de production et du niveau de risque admissible a conduit à laisser isolée la mobilisation toulousaine, en dépit de son caractère exemplaire. Si les résultats non négligeables obtenus sur Toulouse, nullement gagnés d’avance, doivent être soulignés, il faut aussi indiquer combien les questions ont été déplacées sans être résolues : le phosgène va être produit ailleurs, la légitimité de l’utilisation et donc de la production massive d’engrais chimiques n’est pas entamée, les travailleurs du pôle chimique ont été licenciés, sans être reclassés pour une grande partie. Il faut donc tirer les conclusions de l’impasse actuelle en comprenant qu’il est indispensable de mettre en avant un programme qui combine l’écologique et le social, un programme qui prenne à bras le corps les difficultés de cette combinaison, c’est-à-dire évite à la fois la simple juxtaposition des deux dimensions et la subordination de l’une à l’autre. N’oublions pas non plus que la paralysie des grandes forces politiques et syndicales sur la question des licenciements économiques est ancienne. Elle était une nouvelle fois apparue au grand jour quelques mois auparavant, au moment du débat sur la loi de modernisation sociale, par le refus de ces organisations de soutenir une mobilisation d’ampleur sur le mot d’ordre d’interdiction des licenciements [5]. Dans ce contexte, qui pèse très lourdement sur les luttes contre les licenciements, il était d’autant plus irréaliste de la part des salariés et des syndicalistes du pôle chimique de penser gagner la bataille pour l’emploi non seulement sans mais contre les autres salariés toulousains.
La juxtaposition de revendications écologiques et sociales non combinées est pratique tant qu’il ne faut pas affronter l’épreuve du réel. En cas de crise, elle risque de conduire à des positions à courte vue qui font prévaloir, du moins en apparence, soit le social, soit l’écologique, en subordonnant une dimension à l’autre. La subordination de l’écologique au social peut sans doute conduire à des victoires locales ; mais, à terme, elle ne peut aboutir qu’à des échecs. Surtout, elle fait mine d’ignorer que le capitalisme détruit la nature et qu’il n’est possible de s’y opposer que par un front commun qui intègre aux combats des opprimés les impératifs écologiques. Subordonner le social à l’écologique revient à privilégier une politique de l’autruche, qui fait mine d’ignorer que les opprimés sont les premières et principales victimes de la crise écologique : si tous les hommes sont susceptibles d’être affectés également, leur possibilité de se prémunir ou de se protéger des conséquences sociales d’une perturbation écologique dépend de leur position sociale. Dans le premier cas, le social est enfermé à double tour dans le théâtre clos de l’entreprise, sans voir que les enjeux écologiques sont au cœur de toute avancée de la question sociale, sans voir qu’ils sont au cœur du fonctionnement même de l’entreprise, consommatrice de ressources, émettrice de polluants, génératrice de déchets, productrice de biens dont l’utilisation est rarement neutre écologiquement. Dans le second cas, il s’agit d’une vision réductrice de l’écologique, qui oppose l’homme à une « nature naturelle » qu’il s’agit de préserver, sans voir que l’activité humaine est irrémédiablement au cœur du fonctionnement de chaque écosystème particulier et de la biosphère dans son ensemble d’une part et, d’autre part, que l’activité humaine se déploie au travers d’un rapport social de classes.
Si les pauvres et les salariés sont bien les premières victimes des dégâts environnementaux, la formulation immédiate des revendications ne prend que rarement d’emblée en compte la dimension écologique. Pour cela le champ revendicatif doit être élargi à des domaines jusqu’ici laissés partiellement ou complètement aux seules prérogatives étatiques ou patronales par le syndicalisme traditionnel. Il s’agit de répondre à de nouvelles questions : que produire ? comment produire ? où produire ? La réponse construite à ces questions dans toutes leurs facettes est la clé de l’alliance possible entre mouvement écologiste et mouvement social et donc de leur interpénétration. C’est d’ailleurs probablement une des dimensions déterminantes pour reconstruire le mouvement syndical lui-même. La solidité des réponses et de l’alliance dépend de la prise de conscience commune que le système capitaliste s’oppose constamment et inévitablement à tout progrès social durable et à toute préservation de l’environnement. L’anticapitalisme est le seul terrain qui permette la jonction active des diverses forces et la construction d’un cadre cohérent d’orientation. Le refus d’une partie importante du mouvement écologiste en France, tant associatif que politique, de se placer sur ce terrain, n’est pas le moindre des obstacles auxquels nous sommes confrontés. Le mouvement syndical doit chercher à intégrer dans son projet et ses combats cette tension entre l’écologique et le social : à la fois syndiquer les travailleurs du nucléaire et mener la bataille pour en sortir, par exemple. Ceci n’est possible qu’en offrant des perspectives de redéfinition de la production, de reconversion sans perte d’emploi ni de salaire, de contrôle démocratique de l’implantation et du type d’activité, donc en reprenant à son compte la perspective d’un changement de société. Une porte d’entrée possible (mais pas unique) dans cette prise de conscience peut être de donner une place centrale dans le syndicalisme aux questions relatives aux conditions de travail, à la sécurité, à l’environnement. La pollution industrielle est en effet par exemple présente tant à l’intérieur des ateliers qu’à l’extérieur de l’usine. Cela suppose de construire un rapport de force permettant aux salariés de remettre en cause les organisations du travail dangereuses, que ce soit pour les salariées eux-mêmes, les populations ou l’environnement.
À de rares exceptions près, le mouvement écologiste français s’enferme dans une impasse symétrique à celle du mouvement syndical. Au lieu de faire sien hardiment la question sociale et de travailler à des réponses socio-écologiques, il s’enferre souvent dans un champ de bataille qu’il cherche à isoler de la question sociale. Parfois il reprend même à son compte les revendications patronales pour tenter de crédibiliser ses positions, perdant ainsi sur tous les tableaux. La promotion de la TGAP (taxe générale sur les activités polluantes, se voulant une amorce de fiscalité écologique) a par exemple conduit les Verts à accepter, voire à revendiquer pour certains, le fait que son produit serve au dégrèvement de cotisations sociales patronales pour le passage aux 35 heures. Au final l’écotaxe est quasiment inexistante mais les allégements ont été facilités, eux, par la caution active des Verts.
Il n’y aura pas de capitalisme vert
Les fractions du mouvement syndical ignorant l’écologie et du mouvement écologiste ignorant le social sont toutes deux susceptibles d’accorder foi à la possibilité d’un capitalisme vert. Ce joker improbable viendrait à point nommé justifier leur aveuglement respectif. Il n’y a pourtant pas plus de raison que le capitalisme puisse surmonter la question écologique qu’il n’a pu surmonter la question sociale. Le capitalisme est un mode d’organisation de la société humaine qui implique un certain type de relation à la nature et à ses ressources. Cette relation est dominée par l’exigence de faire un profit maximal à court terme. Cela implique un rapport prédateur à la nature qui entraîne l’appropriation, le pillage et la destruction. L’utilisation des ressources de la nature est subordonnée à la valorisation des capitaux. Cette valorisation ne tient nul compte des coûts écologiques engendrés par les activités qui la génère, à proprement parler incommensurables, non évaluables en termes monétaires. Le capitalisme ne considère la nature que comme un gisement à exploiter : il s’approprie chaque ressource pour la transformer en marchandise, eau, minerais, terre, végétaux et animaux, sans se soucier des modifications que l’exploitation entraîne sur les écosystèmes. Mais le problème n’est pas uniquement celui d’un capitalisme abstrait. L’expansion capitaliste a une histoire écologique particulière : sa course folle est basée sur la dilapidation des stocks naturels de combustibles fossiles, charbon, pétrole et gaz naturel, stocks à jamais non reconstituables à échelle humaine [6]. La remise en cause aujourd’hui de ce mode de production reviendrait à limiter, et parfois à supprimer, l’activité de très nombreuses branches économiques ; or le système économique actuel n’admet pas la limitation des débouchés et donc des profits. En pratique en effet, les choix économiques relèvent des propriétaires du capital des grandes firmes dont le souci principal est sa valorisation optimale. Loin de s’accroître, le contrôle démocratique de ces activités n’a cessé de régresser dans les pays capitalistes même s’il a toujours été fortement limité, le parlementarisme étant de plus en plus vidé de toute substance.
Quant à l’idée que le capitalisme sélectionnera à son heure la solution technique à chaque problème écologique, elle oublie deux choses. En premier lieu que la technique n’est jamais unilatéralement positive, mais socialement et écologiquement ambivalente. Non du fait d’une double nature immanente, mais d’une part parce qu’elle est insérée dans un procès de production, qui est un procès social, fondé sur la division de la société en classes ; de l’autre parce que le dispositif technique s’insère toujours dans un complexe de relations formant un ou des écosystèmes, avec des effets écologiques potentiellement multiples. Or, le capitalisme ne se donne guère le temps d’évaluer les effets de ses dispositifs techniques, qu’il juge avant tout en terme de rentabilité de court terme [7]. Plus fondamentalement, l’argument techniciste ignore le caractère irréversible d’un certain nombre de changements écologiques en train de se produire dont certains, une fois consommés, n’auront plus de solutions techniques, que le capitalisme soit prêt à les mettre en œuvre ou non.
Il faut s’emparer de la question des choix de production
Au-delà des prises de position sur les questions soulevées par l’explosion d’AZF, la définition d’une position cohérente plus globale se trouve posée. La question des risques industriels est un terrain d’élection de la tension entre l’écologique et le social : elle constitue en effet un des aspects de la maîtrise démocratique des choix productifs.
Notre position doit combiner plusieurs exigences, qui sont elles-mêmes déterminées par le cadre d’une bataille politique qui se fonde sur plusieurs présupposés : les choix économiques doivent être faits démocratiquement, l’économique est donc soumis au politique. Ces choix doivent conduire à mettre en œuvre un mode de production écologique au service des besoins de l’humanité, qui assure durablement son épanouissement et ne la mette donc pas en péril. Ces bouleversements nécessitent un changement révolutionnaire, qui doit être préparé par des forces munies d’un programme donnant sinon des solutions en tout cas des pistes sérieuses pour les conduire. Ce programme doit partir de l’existant pour avancer un corps de revendications dessinant les axes de rupture nécessaires pour amorcer un véritable changement.
Ces axes sont les suivants, que nous allons tenter ici de détailler : le refus des activités dangereuses non maîtrisées ; le refus des activités socialement inutiles ou écologiquement néfastes ; la mise en sécurité réelle des activités dangereuses nécessaires ; le refus de toute délocalisation ; le refus que les changements indispensables soient réalisés au détriment des salariés ou des habitants des quartiers proches des implantations de quelque façon que ce soit.
L’abandon de certaines activités non maîtrisées
Il est évidemment difficile d’opérer des distinctions sur l’échelle des risques courus. Cependant, le risque de mort massive ou de destruction irréversible étendue de l’environnement permet de délimiter d’emblée certaines interdictions.
Le nucléaire constitue un exemple emblématique. Dans la mesure où un risque d’accident majeur ne peut et ne pourra jamais être exclu totalement, les conséquences de ce type d’accident doivent conduire à prohiber l’utilisation de cette technique. Rappelons le bilan de Tchernobyl : plus de 10 000 morts parmi les « liquidateurs », ouvriers et techniciens intervenus pour « traiter » l’accident, au moins 1 500 morts de cancer de la thyroïde chez les moins de 18 ans, et bien sûr une immense zone interdite à toute activité humaine. L’incapacité à maîtriser une explosion et à en limiter les dégâts humains ne peut être négligée sous prétexte que le risque d’une telle explosion serait faible : d’une part l’évaluation de ce risque est sujette à caution ; d’autre part ce risque est pris alors que des solutions énergétiques alternatives existent et pourraient être développées. L’humanité n’est donc nullement conduite à prendre ce risque, auquel s’ajoute celui du stockage de déchets hautement dangereux pendant des générations et des générations. Enfin, le 11 septembre 2001 a mis en évidence la vulnérabilité des centrales nucléaires : les centrales actuelles ne résisteraient pas au choc provoqué par un gros avion. S’il est indispensable, en particulier au moment où se décide le renouvellement du programme nucléaire de la France, d’exiger de « sortir du nucléaire », cela ne saurait économiser débats et élaboration sur le terrain de l’énergie, sa nature de bien commun qui ne devrait pas être privatisable, ses sources renouvelables ou non, son partage à l’échelle de la planète, la nécessité d’en finir avec la consommation illimitée de ceux qui peuvent payer.
Le risque ne disparaîtrait pas avec l’avènement d’une autre société, qu’on l’appelle socialiste ou qu’on lui donne un autre nom. Si on peut penser que les changements de l’organisation du travail et de la production auront pour conséquence de diminuer radicalement la composante sociale de l’émergence du risque, les risques de défaillance technique ou d’erreur humaine ne seront pas supprimés. Le risque ne pourra donc jamais être pris d’une explosion nucléaire.
Certains modes d’exploitation d’activités chimiques sont également concernés : par exemple le stockage de quantités de produits dont l’explosion ou la libération conduirait à la mort en masse selon le scénario Bhopal (le bilan officiel fait état de 6 500 morts et 50 000 handicapés). Les bombes urbaines, susceptibles de produire un grand nombre de morts, que constituent de nombreuses unités de production et stockage doivent être démantelées. Faut-il alors les déplacer et où ? Cela suppose de répondre à plusieurs questions : ces productions sont-elles utiles ? Leur utilité vaut-elle le risque qu’elles font courir ? Comment limiter le risque à des niveaux acceptables ? Qui décide de cette acceptabilité ?
L’abandon d’activités inutiles ou néfastes
L’exemple d’AZF est caractéristique de ce problème : la production d’engrais chimiques est-elle utile et sans danger ? Ces engrais sont en effet un des moteurs d’une agriculture productiviste engagée dans une fuite en avant aux conséquences écologiques (pollution de l’eau et des sols) et sociales (ruine de la petite paysannerie du Sud et du Nord, dépendance alimentaire du Sud, déséquilibre des régimes alimentaires du Nord) de plus en plus prononcées. Rappelons qu’entre 1947 et 1998, la consommation mondiale d’engrais azotés est passée de 14 millions de tonnes à 145 millions de tonnes. Cela dit, la production d’engrais, bien qu’en quantités extrêmement réduites, semble inévitable au moins sur une période de transition de moyen terme. Il s’agit alors de s’assurer que cette production puisse se faire de manière sûre, tout en revendiquant la baisse drastique de cette production et de la consommation, donc une réorientation de l’agriculture. Ainsi une partie importante de la production pourrait être abandonnée en parallèle de la mise sur pied d’une autre agriculture et d’une autre relation aux pays du tiers-monde. Bien d’autres types de production pourraient être réduits ou supprimés.
La limitation de la production suppose de répondre à plusieurs questions : comment produire de manière sûre ce qui doit l’être ? Comment préserver l’emploi des salariés concernés par les redéploiements d’activités ?
La mise en sécurité des activités dangereuses nécessaires : une planification indispensable
Les activités dangereuses ne peuvent être poursuivies que dans la mesure où elles peuvent être maîtrisées en cas d’accident. Cela conduit, nous l’avons vu, à exclure le nucléaire mais aussi l’installation de certaines productions au cœur des villes, dont le pôle chimique toulousain est emblématique. La poursuite des activités dangereuses maîtrisables suppose de déplacer certaines unités hors des villes et d’assurer la sécurité de l’installation, donc en premier lieu des salariés.
Le maintien d’une capacité de production chimique sur Toulouse implique ainsi une mise en sécurité nécessitant le déplacement des usines en zone isolée, avec délimitation d’un périmètre de sécurité suffisant et interdiction de toute habitation à proximité. Le déplacement des populations apparaît donc dans un certain nombre de cas inévitables. La délocalisation (à l’étranger, au Sud et à l’Est en pratique) est par contre indéfendable. Nous devons pouvoir assumer les activités dangereuses qui nous sont indispensables sur notre territoire en neutralisant le danger, faute de quoi il faut les supprimer totalement, ce qui implique de renoncer à utiliser les produits issus de ces activités.
On voit bien qu’une réponse d’ensemble à la question de la localisation des activités à risques soulève des questions sociales nombreuses qui appellent un aménagement démocratique et planifié du territoire. Les concentrations industrielles sont en effet le résultat du choix privé des propriétaires des moyens de production opérées de manière à tirer partie au mieux de l’existence de matières premières, de voies d’acheminement et d’une main d’œuvre disponible et docile. L’existence de forts pôles industriels a ensuite favorisé le développement de l’urbanisation [8]. En ce qui concerne les industries chimiques, les activités se sont d’autant plus regroupées que progressaient les capacités de synthèse des produits en amont et d’utilisation des déchets en aval.
Si les regroupements actuels de différentes usines chimiques apparaissent source de risques élevés compte tenu des possibilités d’effet domino, la solution ne consiste pourtant pas à disséminer les unités le plus possible car cela accroîtrait les risques liés au transport à longue distance de produits dangereux. La réponse consiste bien en l’aménagement d’espaces de sécurité suffisants pour écarter les effets d’explosion en chaîne. Une raison supplémentaire pour opérer certains déplacements.
La mise en sécurité des activités dangereuses nécessaires : la sécurité des salariés est celle des habitants
La sécurité des salariés est la première garantie de la sécurité des populations et de l’environnement. Les accidents industriels sont en premier lieu des accidents du travail. À l’origine de la plupart des catastrophes, on trouve le non-respect de règles de sécurité du travail, bien souvent pour des raisons de rentabilité. La sécurité des installations a une dimension technique et organisationnelle qui implique des investissements importants et donc les moyens nécessaires. Mais la sécurité a une dimension sociale déterminante sur laquelle nous insisterons plus particulièrement ici.
La compression des effectifs, le recours à l’emploi précaire et l’externalisation de certaines fonctions, dont la maintenance, démultiplient les risques. Pour reprendre le cas d’AZF Toulouse, il faut rappeler que l’effectif est passé en deux décennies de 2 000 à 480 salariés ; qu’en 1999, 30 % des heures étaient sous-traitées ; et que de nombreuses heures supplémentaires étaient réalisées. Or il s’agit d’un cas banal, non d’un cas exceptionnel. Les effectifs internes de maintenance des entreprises de production, tous secteurs confondus donc, sont en train de fondre au profit de la sous-traitance : il est ainsi estimé que la proportion de 1996 de 170 000 salariés directs pour 60 000 salariés de prestataires devrait s’inverser d’ici 2006. Sans préjuger des causes précises de l’accident de Toulouse il faut souligner la démultiplication des risques induite par cette organisation du travail : manque de formation du personnel précaire, moindre connaissance des installations du personnel sous-traitant, rupture de transmission des savoir-faire professionnels, allongement et morcellement des chaînes de communication...
Il ne saurait y avoir de sécurité véritable, par on ne sait quel miracle technique, sans mesures sociales draconiennes. Le personnel doit être stable, formé, correctement rémunéré. Il doit être soumis à des horaires et des cadences de travail compatibles avec sa santé et le maintien de ses capacités de vigilance. L’occurrence d’une erreur humaine, inévitable tôt ou tard, ne doit pas pouvoir porter à conséquence : cela suppose l’existence de procédures redondantes, la présence d’effectifs de personnels d’intervention d’urgence et de secours en nombre suffisant… La stabilité du personnel implique l’interdiction totale du recours au contrat à durée déterminée ou à l’intérim et l’interdiction du recours à la sous-traitance. Cela nécessite donc un effectif suffisant et la réintégration de l’immense majorité des activités sous-traitées au sein de l’entreprise exploitante avec le transfert du personnel concerné, ainsi que l’embauche de salariés supplémentaires afin de renforcer certaines équipes et de mettre fin aux pratiques de polyvalence imposées aux fins de rentabilité. Les cas où il serait nécessaire de faire appel à une société prestataire spécialisée devraient être soumis à autorisation administrative. Pas plus que la loi Bachelot évoquée plus haut, l’accord de branche du 10 juillet 2002 dans l’industrie chimique signé entre le patronat et l’ensemble des syndicats de la branche à l’exception de la CGT ne répond aux enjeux réels. Cet accord s’efforce de mieux encadrer le recours aux prestataires extérieurs, nullement de le limiter. Il est symptomatique de l’état du syndicalisme que moins d’un an après la catastrophe de Toulouse la plupart des syndicats de salariés de la branche soient prêts à signer un accord aussi dérisoire [9].
Mais la sécurité ne doit pas être laissée aux seuls bons soins de l’employeur. Elle doit faire l’objet d’un contrôle interne des salariés et externe de l’administration et de représentants des riverains. Cela suppose de rogner les prérogatives patronales. Diverses mesures peuvent être proposées :
- le CHSCT doit être élu directement par les salariés et disposer d’un droit de veto sur les projets relatifs à la sécurité. Ses membres doivent avoir un droit d’arrêt conservatoire des installations ou de la production ;
- l’inspecteur du travail et l’inspecteur des installations classées doivent pouvoir ordonner l’arrêt des installations ou de la production pour des raisons de sécurité. Ce dernier doit disposer d’une réelle indépendance par rapport à sa hiérarchie et au préfet. La tutelle des DRIRE (Directions régionales de l’industrie de la recherche et de l’environnement) doit échapper au ministère de l’industrie en ce qui concerne le contrôle des installations classées ;
- les associations de riverains doivent avoir un droit de visite du site permanent, l’accès à tous les documents, l’accès à une formation payée pour un certain nombre de leurs membres, la possibilité de déclencher une expertise indépendante financée par l’entreprise concernée ;
- le donneur d’ordre doit être astreint à une obligation de surveillance active et permanente des sous-traitants auxquels il fait appel tant que le recours à la sous-traitance n’est pas supprimé, obligation pénalement sanctionnée [10].
Les salariés ne doivent pas être les victimes des redéploiements d’activités
Défendre l’emploi ne veut pas dire défendre n’importe quel emploi pour une durée indéterminée. Si une activité apparaît trop dangereuse pour être maintenue, il faut l’arrêter. De même, les activités produisant des marchandises inutiles ou néfastes, à commencer par les armes, doivent être stoppées. Ce discours ne peut être porté par le syndicalisme, et il ne doit l’être, que si en même temps celui-ci mène la bataille pour assurer l’avenir de chaque salarié individuellement [11]. Les deux bouts ne peuvent être tenus sans s’attaquer au droit du licenciement, à commencer par le droit du licenciement économique.
Le fait d’interdire tout licenciement économique n’apparaît utopique que si cela revient à considérer que rien ne doit bouger, qu’aucune entreprise ne doit être fermée et aucune activité abandonnée. Comment garantir l’emploi du salarié tout en permettant les évolutions nécessaires de l’activité productive ? Ces évolutions ne sont pas, faut-il le préciser, celles qui sont aujourd’hui commandées par le marché et les différences de profitabilité entre entreprises. Il faut pour cela que le salarié soit pris en charge par l’entreprise qui souhaite supprimer son emploi, et lorsque l’entreprise fait défaut par la branche professionnelle ou par un regroupement interprofessionnel des branches le cas échéant. Le salarié ne serait plus alors, à proprement parler, licencié mais placé dans un statut garantissant sa reconversion, où il continuerait à être payé jusqu’à ce qu’un autre emploi lui soit proposé qui soit satisfaisant. Le financement des reconversions se ferait sur fonds patronaux exclusivement, l’existence d’un fonds de branche et d’un fonds interbranches étant obligatoire, ce dernier fonds n’intervenant qu’en cas de difficulté économique d’une branche d’activité dans sa globalité. Il garderait son statut de salarié de l’entreprise initiale tant qu’un nouvel emploi dans une autre entreprise ne lui aura pas été fourni.
Ce dispositif suppose une incursion radicale dans les domaines réservés de la propriété privée. Aucune solution réellement progressiste ne peut être bâtie qui ne parte de ces deux points clés : les activités polluantes, néfastes, dangereuses ne doivent pas continuer ; tout salarié a le droit à un emploi correspondant à sa qualification et ce droit doit lui être assuré en toutes circonstances. Tenir ces deux bouts suppose une mise en cause du capitalisme, qui devrait être l’horizon de toute la gauche syndicale et politique, indépendamment des désaccords sur les modalités stratégiques et tactiques que cela entraîne.
La reconversion devrait garantir un emploi au même endroit que l’emploi antérieur. Ce qui suppose que la localisation des activités industrielles, de services et agricoles soit équilibrée sur le territoire, ce qui, on le sait est particulièrement peu le cas en France. Les choix d’implantation relèvent de décisions privées du propriétaire du moyen de production alors même qu’elles ont des conséquences écologiques et sociales. Il n’y a pas d’autre solution à ce problème qu’une planification démocratique qui résorbe les formidables inégalités territoriales existantes.
L’urgence de l’appropriation sociale
Les développements qui précèdent montrent que toute tentative de maîtriser les choix de production (type de production, localisation...) se heurte à la propriété privée des moyens de production. Il faut réaffirmer qu’il n’y aura aucune solution à la crise écologique et sociale sans un bouleversement démocratique qui puisse donner à la majorité la maîtrise des grands moyens de production et de services. Il faut donc relancer le débat sur l’appropriation sociale [12].
Les exemples d’AZF ou du naufrage de l’Erika, comme tant d’autres, peuvent servir d’appui. Les productions dangereuses ne peuvent être subordonnées à la logique capitaliste. Le profit ne peut que conduire constamment et tendanciellement à limiter la sécurité au nom des coûts. Ces exemples montrent aussi l’urgence à arracher à la logique marchande les entreprises d’assurance. Alors qu’elles constituent un des acteurs majeurs de la financiarisation de l’économie, elles ont montré leur incapacité à remplir efficacement leur rôle d’utilité sociale après les différentes catastrophes, que ce soit AZF, le naufrage de l’Erika ou les inondations récentes. Nombreux sont ceux qui attendent des mois, parfois en vain, une indemnisation au compte goutte. Le fait de laisser la couverture d’un certain nombre de risques aux assureurs privés conduit à ne pas indemniser ou à mal indemniser bon nombre de sinistrés, à commencer souvent par les plus démunis.
Pour un programme écosocialiste
Une étude récente parue en juillet 2002 d’un collectif de scientifiques montre de manière particulièrement convaincante que l’humanité vit aussi des moyens biologiques à sa disposition : elle utilise à l’échelle de la planète 20 % de plus de ressources qu’elle ne le devrait pour préserver la capacité de renouvellement des écosystèmes, c’est-à-dire qu’elle aurait besoin, au taux actuel de consommation, de 1,2 biosphère pour survivre. Évidemment ce chiffre moyen masque des écarts phénoménaux : les Français vivent ainsi comme si l’humanité avait trois planètes à sa disposition et non une seule [13]. Cette situation de dépassement écologique est intimement liée à la domination planétaire du capitalisme. Sa mondialisation en cours a indéniablement donné un coup d’accélérateur à une surexploitation irresponsable des ressources naturelles. Cette course folle va démultiplier les effets sociaux des perturbations écologiques à un degré inégalé dans les années à venir. Cela nécessite d’y opposer un programme indissociablement social et écologique.
Les nombreux points où se nouent les crises sociale et écologique, qui chacune a sa dynamique propre, doivent faire l’objet d’une attention particulière. Il n’y aura pas d’amélioration de la situation de l’humanité sans que des solutions soient trouvées à ces enjeux, dont la mise en œuvre suppose des changements sociaux de grande ampleur. Que ce soit l’énergie, l’agriculture, la production industrielle, les transports... un programme socio-écologique radical est nécessaire. Cela suppose bien sûr de faire un sort à l’idée qu’un capitalisme vert soit possible, comme nous l’avons vu plus haut. Cela suppose aussi de ne pas laisser croire que le social serait compris dans un paradigme écologique, qui aurait la capacité de fournir la clé de l’ensemble des problèmes auxquels l’humanité est confrontée. Cette idée a notamment été défendue en France par Alain Lipietz, dirigeant du parti vert : « L’écologie politique est la science de cette espèce particulière qu’est l’espèce humaine », écrit-il [14]. L’écologie politique, prise en ce sens, engloberait à partir du paradigme écologique les questions soulevées tant par le rapport des hommes à la nature et par le rapport des hommes entre eux. Cette vision dissout la spécificité des contradictions sociales par rapport à la crise écologique. Elle nie leur dynamique particulière. Avec pour conséquence le fait de fournir une piètre politique sociale de l’écologie politique comme le montrent non seulement certaines propositions de Lipietz mais aussi la pratique gouvernementale des Verts français. À l’inverse, comme nous l’avons souligné plus haut, le socialisme tel qu’il s’est défini historiquement n’intègre pas la dimension écologique ; celle-ci pourtant est aujourd’hui indispensable à sa perspective. Il ne peut y avoir et il n’y aura pas de socialisme sans écologie. Ce qui veut dire qu’il n’y aura pas de socialisme sans programme écosocialiste.
La gauche radicale doit donc chercher à détecter et élaborer les revendications à même de faire le lien entre le social et l’écologique. Loin d’une réflexion en chambre, il s’agit d’être à l’écoute des mobilisations et des mouvements sociaux au Nord comme au Sud et de confronter les anciens corpus doctrinaux aux exigences de l’heure et aux idées nouvelles. On ne saurait en effet prétendre répondre à la crise sociale sans répondre concomitamment à la crise écologique. Le véritable programme écosocialiste reste encore très largement à élaborer. Le débat théorique doit s’ouvrir, particulièrement en France, où la question reste en friche.