Les nombreuses enquêtes indiquent la défiance que les peuples latinoaméricains éprouvent envers la démocratie représentative : 56,3% pensent que le développement économique est plus important que la démocratie et 54,7% se déclarent prêts à appuyer un gouvernement autoritaire si celui-ci apportait une solution aux problèmes économiques de leur pays [1]. Cependant les populations ont mis à profit les échéances électorales des années 2005/2006 pour se doter de présidents dont les professions de foi critiquent la globalisation sauvage et s’écartent notoirement du credo libéral en vigueur. Un fait d’autant plus significatif que l’administration Bush a tenté depuis plus de 10 ans d’imposer une intégration régionale à sa mesure, la Zone de Libre Echange des Amériques (ALCA en espagnol).
La brutalité des politiques néolibérales explique le tournant actuel. Après deux décennies de privatisations, de démantèlement des services publics, d’aggravation de la misère et de creusement des inégalités, en bref de régression
sociale, les gouvernements latino-américains ont, sous la pression des mobilisations populaires, pris leurs distances
avec le Consensus de Washington (qui vantait les bienfaits de l’ouverture des marchés, des investissements étrangers,
des privatisations). La mise en oeuvre de ce « consensus » avait été imposée depuis les années 1980 par les institutions financières internationales. Même la Banque mondiale admet maintenant que la libéralisation des échanges n’aide pas les gens pauvres dans les pays pauvres. Au Brésil, en Argentine, en Uruguay, des gouvernements modérés de gauche ou de centre gauche considèrent que la libéralisation est allée trop loin et qu’il faut mettre l’accent sur l’intervention de l’Etat et ses politiques redistributives. En Argentine et en Bolivie, pays saccagés par des thérapies libérales de choc, des présidents sont tombés sous le coup d’insurrections populaires. Les mouvements sociaux en plein essor sont le fer de lance de la résistance à la mondialisation.
Des situations nationales politiquestrées et diversifiées
Le mécontentement ne concerne plus seulement les catégories les plus pauvres, mais également les classes moyennes paupérisées par les crises financières comme en Argentine en 2002. Enfin dans les pays andins le réveil indigène se confirme, les populations indiennes opprimées depuis des siècles revendiquent leurs droits. La Bolivie, le pays le plus pauvre de la région, s’est dotée pour la première fois avec Evo Morales d’un président aymara, ancien syndicaliste, défenseur des producteurs de coca [2]. Au Pérou la victoire probable d’un allié de Hugo Chavez, le candidat à la présidentielle Ollanta Humala, pourrait renforcer la tendance. La récupération des ressources naturelles et la remise en cause du rôle des multinationales dans le secteur des matières premières (l’eau en Argentine, le gaz en Bolivie..) sont au coeur des mobilisations et témoignent de la volonté populaire de réappropriation des richesses nationales. Mais face aux contraintes de l’endettement et à la pression des bailleurs de fonds les réactions des gouvernements sont différenciées. Les « réformistes pragmatiques et réalistes » - le président brésilien Lula, l’uruguayen Tabaré Vasquez, la chilienne Michelle Bachelet, l’argentin Kirchner - choisissent la négociation plus ou moins conflictuelle avec les institutions financières. Au Chili la nouvelle présidente Michelle Bachelet s’est prononcée en faveur d’un partenariat stratégique entre le Chili et les Etats-Unis, clairement opposé à l’axe anti-impérialiste impulsé par Hugo Chavez et Fidel Castro. Le péroniste Kirchner se différencie des néo-libéraux argentins mais il n’hésite pas à l’occasion à recourir à la répression et à criminaliser les mobilisations sociales lorsqu’elles échappent à son contrôle. Quant à Lula, l’ancien métallo brésilien, il a déçu sa base populaire et son gouvernement est éclaboussé par les scandales. Enfin Tabaré Vasquez
président du plus petit Etat du cône sud travaille pour signer un traité de libre-échange avec les Etats-Unis devenus le principal marché pour les viandes uruguayennes.
A l’inverse, l’élection de Hugo Chavez a ouvert un nouveau chapitre de l’histoire latino-américaine. Le Président vénézuélien veut s’engager dans la réalisation d’un « socialisme du XXIe siècle » qui reste à définir. La République Bolivarienne est désormais une force régionale capable de défier Washington. Alors que les Etats-Unis ont diminué de 1.7 milliard de dollars leur aide à l’Amérique latine, Chavez a promis 3.7 milliards de dollars
à ses voisins.
Certains de ses projets ne se matérialiseront peut-être jamais mais ils témoignent de la bonne volonté du leader bolivarien. Il vend même du fioul aux pauvres de Boston, de New-York et d’autres villes américaines grâce à CITGO la chaîne vénézuélienne de stations service. Le Venezuela est le quatrième fournisseur de pétrole aux Etats Unis et le cinquième exportateur de pétrole dans le monde. Profitant des excédents commerciaux que lui procure la manne pétrolière le Président vénézuélien s’est porté au secours des pays ne possédant pas ou peu de ressources énergétiques, en premier lieu Cuba. Il a créé PETROCARIBE une entreprise destinée à livrer à onze pays de la Caraïbe du pétrole à prix réduit avec des facilités de paiement. Son influence sur le continent est croissante.
L’accumulation de recettes pétrolières exceptionnelles favorise le développement d’une coopération mise au service
d’un projet d’intégration régionale, l’Alternative bolivarienne des Amériques (ALBA). Celle-ci est fondée sur une vision stratégique cherchant à contenir l’hégémonie étatsunienne sur le continent. Elle vise à bloquer le processus d’intégration économique et commerciale de l’Alaska à la Patagonie proposé par Washington, la Zone de libre-échange des Amériques (ZLEA ou ALCA). L’intégration régionale latino-américaine voulue par Chavez connaît cependant de nombreuses difficultés. Le Marché commun du Cône Sud, ou Mercosur, a été créé en 1991. Il rassemblait à l’origine le Brésil, l’Argentine, l’Uruguay et le Paraguay. Le Venezuela en est devenu membre à part entière en décembre 2005 [3]. Or l’Uruguay s’éloigne du Mercosur. Au conflit avec l’Argentine s’ajoutent les problèmes commerciaux avec le Brésil. Et ceux qui travaillent pour signer un traité de libre-échange avec les Etats-Unis - avec à leur tête Tabaré Vázquez - sont en train de trouver des soutiens parmi les éleveurs et les producteurs qui espèrent accéder au marché américain. « Curieux nationalisme que celui de cette gauche uruguayenne qui encourage le sentiment anti-argentin pour, d’un même geste, resserrer les liens avec l’Empire » commente le journaliste uruguayen Raul Zibechi.
Quoi qu’il en soit, certains commentateurs, enregistrant les revers de la politique américaine, s’interrogent. Les
Etats-Unis sur la défensive risquent-ils de perdre l’Amérique latine [4] ?
Le sommet ibéro-américain des chefs d’Etat et de gouvernement réuni à Salamanque (octobre 2005) a condamné l’embargo nord-américain contre Cuba en dépit des pressions de l’ambassade étatsunienne à Madrid. A Mar del Plata
(Argentine) le Sommet des Amériques (novembre 2005) s’est terminé par un grave échec pour l’administration de George Bush. L’ALCA est pour l’heure enterrée. Assimilé à la « doctrine Monroe » qui en 1823 consolidait l’hégémonie
des Etats Unis sur l’ensemble du continent, ce grand bloc régional avait suscité des protestations de très grande ampleur. Autre sujet de discorde : la Cour pénale Internationale (CPI). Le Parlement chilien devrait bientôt ratifier le Traité créant la CPI en refusant d’approuver un accord exigé par l’administration de George Bush qui exempterait de la juridiction de la CPI les Américains présents au Chili.
A l’heure actuelle en Amérique latine, 12 nations sur 21 ont été sanctionnées pour avoir ratifié le traité et ne bénéficient plus ni de l’entraînement militaire américain ni des programmes d’aide à cause de cette clause CPI : sont notamment concernés le Brésil, le Pérou, le Costa Rica, l’Equateur, la Bolivie et l’Uruguay.
Les Etats-Unis risquent-ils de perdre l’Amérique latine ?
Mais si l’hégémonie nord américaine est contestée, les Etats-Unis n’en concluent pas moins des accords de libre-échange bilatéraux avec l’Amérique centrale et la République dominicaine (CAFTA), le Chili, le Pérou et la Colombie contournant ainsi les obstacles de la négociation multilatérale. Washington cherche aussi à former un front « anti-chaviste » pour isoler la République Bolivarienne en s’appuyant sur les gouvernements les plus modérés qui jugent l’axe La Havane-Caracas trop radical et qui critiquent les atteintes aux droits démocratiques du régime cubain.
Plusieurs stratégies divisent en effet la gauche latino-américaine ; on peut schématiquement distinguer trois orientations :
- celle défendue au Mexique par les Zapatistes et le sous-commandant Marcos qui se met au service de « ceux d’en bas » et critique les compromissions de la gauche institutionnelle représentée par Lopez Obrador candidat du Parti de la révolution Démocratique (PRD) qui défend l’économie de marché et se garde bien de remettre en cause radicalement l’ALENA [5], le Mexique effectuant désormais 90% de ses échanges avec les Etats-Unis. Mais les Zapatistes n’ont pas réussi jusqu’alors à construire une alternative nationale à cette gauche qu’ils dénoncent.
- celle incarnée par le Président brésilien Lula, qui choisit la voie des réformes, le compromis et la négociation et prêche la modération avec Washington. Mais Lula n’a pas, en 4 ans de Présidence, démontré qu’il pouvait tenir ses promesses électorales en matière de lutte contre la faim ou de réforme agraire. Sa réélection en octobre 2006 sera un test.
- Enfin celle proposée par Hugo Chavez qui associe des mesures sociales radicales et une stratégie anti-libérale
latino-américaine au risque d’une confrontation de plus en plus vive avec les Etats-Unis.
Mais la République bolivarienne est aussi menacée de l’intérieur. Aujourd’hui Chavez contrôle l’Assemblée Nationale,
l’Armée, le système judiciaire, les organismes électoraux, la compagnie d’Etat Petróleos de Venezuela (PDVSA). Le vice-président José Vicente Rangel a déclaré récemment que « la corruption continue malgré les changements intervenus au gouvernement. La vieille corruption se reproduit avec la nouvelle. C’est notre pire ennemi, mis à part Bush ». Le problème de l’organisation des pouvoirs, des mécanismes démocratiques et de la participation
populaire est d’autant plus à l’ordre du jour que l’influence politique cubaine alimente les accusations d’autoritarisme.
En Bolivie enfin comme l’a déclaré Evo Morales lui-même, tout l’enjeu des prochains mois, voire des prochaines
années, n’est « pas seulement d’arriver à constituer un gouvernement, mais de prendre le pouvoir ». C’est également par les modalités d’exercice de ce pouvoir adoptées par le gouvernement, et notamment à travers la place qu’il accordera aux mouvements sociaux, que l’on pourra apprécier la réalité des changements.
Les victoires électorales pour significatives qu’elles soient ne sont qu’un commencement. Comment résister aux
énormes pressions tant locales qu’internationales ? Quel sera l’avenir des mouvements sociaux dont l’essor a permis
une première défaite des néo-libéraux ? L’émergence historique du mouvement émancipateur des indigènes dans les pays
andins a déjà donné lieu à des dynamiques communautaires accompagnées de replis identitaires parfois ambigus. L’issue de l’Assemblée constituante en Bolivie sera à cet égard particulièrement importante compte tenu des revendications sécessionnistes de certains secteurs de la population blanche dans la très riche région de Santa Cruz.
L’Amérique latine est devenue le laboratoire des expériences anti-libérales de la planète mais elle réfracte aussi les dilemmes stratégiques qui divisent la gauche 15 ans après l’effondrement de l’Union soviétique.