- Médias : Les altermondialistes sont très critiques par rapport à la grande presse, laissant entendre que quelqu’un en tire les ficelles. Partagez-vous cette vision orwellienne des médias ?
Christophe Aguiton — Certains altermondialistes ! L’altermondialisme brasse très large. C’est un mouvement divers, avec des acteurs très différents qui acceptent de travailler ensemble dans un cadre où se créent des réseaux internationaux. Lors du Forum Social Européen de Paris, en 2004, toutes les ONG françaises étaient là, mais aussi Tariq Ramadan, avec tous les débats que sa présence a pu entraîner, ainsi que l’ensemble du mouvement syndical, de Force Ouvrière à la CGT, et de très nombreuses associations, d’Agir contre le Chômage à Attac.
Mais revenons à votre question. Durant la campagne référendaire, quand on achetait la presse quotidienne et qu’on était pour le non, on pouvait être légitimement énervé par la manière dont les médias traitaient la question. Et si je ne partage pas l’idée que tout cela est manipulé par le grand capital ou par une puissance occulte qui dirigerait l’ensemble des médias, il ne faut pas non plus tomber dans l’angélisme. Nous avons connu en France l’interventionnisme de l’État, en particulier dans l’audiovisuel public, mais cette période est derrière nous. Le danger actuel — qui est un peu moins prégnant en France que dans d’autres pays, mais qui devient sérieux —, c’est le poids des grands groupes financiers. Cela ne veut pas dire que ces grands groupes influencent directement la rédaction des articles dans le détail. Mais qu’un groupe comme Murdoch contrôle un nombre incroyable de médias pose un gros problème. Le débat sur la concentration des médias rebondit aujourd’hui aux Etats-Unis, dans les radios notamment. En France, dans les rédactions qui avaient une tradition d’indépendance — je pense à Libération ou au Monde — on assiste aussi à la montée en puissance des investisseurs financiers qui, inévitablement, pèseront sur les décisions.
- Mais de quelle façon pèsent-ils ?
Il ne s’agit pas d’une ligne imposée via un coup de fil, comme à l’époque du cabinet du ministre de l’Information de l’UNR qui pouvait appeler directement le patron de la télévision. Mais quand le seul objectif d’une chaîne de télévision, c’est de « vendre du temps de cerveau humain » aux publicitaires, il ne faut pas s’étonner de n’y trouver que des contenus aseptisés. Et quand on voit que l’ensemble des médias contrôlés par Murdoch ont soutenu la guerre en Irak, on ne peut que s’inquiéter sur le pluralisme de la presse. D’où l’importance de défendre ce qui peut encore l’être. Des rédactions comme celles de Libération ou du Monde ont encore un peu de pouvoir car leurs statuts les protègent. Ces petites sphères, ces petites marges de manœuvre et de liberté sont importantes à défendre, et l’on peut, là aussi, s’inquiéter et regretter l’arrivée de grands groupes financiers au capital de ces titres.
- Mais comment faire ? Ces journaux ont besoin d’argent pour fonctionner.
On peut avoir recours aux aides publiques. Il existe en France quelques titres qui en ont bénéficié, à commencer par L’Humanité, France-Soir ou La Croix. Il faut absolument réfléchir en ces termes. A ne pas le faire, on oblige ces titres à se lancer dans une logique d’acquisition qui leur pose d’énormes problèmes d’argent et qui, à terme, les force à intégrer des grands groupes financiers car ils n’ont plus d’autre choix : on n’a pas intérêt à avoir une concentration trop forte des médias, mais on a intérêt à avoir des médias indépendants. Et la meilleure garantie d’indépendance, c’est le poids de la rédaction.
- L’Etat serait donc préférable au grand capital ?
Non, l’Etat n’est pas le pire — sans l’Etat il n’y aurait ni Arte ni France-Culture — mais personne ne propose la nationalisation de toute la presse française !
- État et aides publiques, ce n’est pas la même chose ?
Non. Quand La Croix ou L’Humanité reçoivent des aides légalement contrôlées, votées par le Parlement, cela ne pose pas de problème. Qui pourrait penser que le ministre de la Communication appelle le directeur de L’Humanité pour lui dire ce qu’il faut écrire dans son journal ? Ce n’est pas l’Etat, c’est la collectivité nationale. En tant que société, nous décidons d’aider un certain nombre de gens et on a raison de le faire. On participe au financement des minima sociaux, avec le minimum vieillesse, le RMI, etc. On contribue d’une manière indirecte au financement d’une partie de l’agriculture par le biais de la PAC, nous finançons l’hôpital public... Pourquoi la presse ne pourrait-elle pas bénéficier d’aides qui lui permettraient de garantir son indépendance ?
- D’après vous, Dassault est un problème pour Le Figaro ?
On a vu à L’Express une rédaction vent debout, et à juste titre, contre les tentatives d’ingérence directe d’un groupe industriel, en l’occurrence Dassault.
- Mais Dassault est-il assez fou pour saborder les titres dont il est propriétaire en les transformant en feuilles militantes ?
Non, nous savons tous qu’un certain nombre de grands groupes préféreront laisser les organes de presse vivre leur vie. Tout simplement parce qu’il vaut mieux que le titre se vende et rapporte. Mais l’affaire de L’Express est symptomatique : l’ingérence existe.
- Le courant altermondialiste prône une presse alternative qui serait parée de toutes les vertus. Croyez-vous que la solution est là ?
Regardez ce qui s’est passé pendant la dernière élection présidentielle aux Etats-Unis, ou durant la campagne référendaire en France. Dans les deux cas sont apparus de nouveaux médias, autoproduits par des individus, des petits collectifs militants ou parfois des journalistes eux-mêmes, qui utilisent des technologies qui permettent de mettre des informations sur Internet pour un prix dérisoire, voire gratuitement. C’est vrai aujourd’hui pour l’écrit, cela commence à l’être pour l’audio, les radios sur le web, et ce le sera demain pour la vidéo. C’est un mouvement irréversible qui correspond à plusieurs grands faits de société : le plus évident est que, quand une partie des citoyens ne se sent plus représentée par la presse, elle s’exprime autrement. Dans le cas de la campagne référendaire, les blogs ont profité majoritairement au non. Pourquoi ? Parce que les gens qui étaient pour le oui pouvaient lire le journal. Les partisans du non, eux, étaient obligés, pour s’exprimer, de trouver d’autres supports, et beaucoup sont passés par le biais du Net. Celui-ci permet de répondre à une demande d’analyses et d’informations différentes.
La deuxième raison tient à la façon dont certains amateurs peuvent être amenés à travailler comme des quasi-professionnels. Il y a une expression anglo-saxonne qui parle des « Pro-Am », les « professionnels-amateurs ». C’est intéressant car c’est une rupture avec le XXe siècle, au cours duquel on a toujours cherché à séparer le professionnel de l’amateur. Dans les années 80/90, on a eu un mouvement inverse : les entreprises voulaient que les salariés s’investissent dans l’entreprise quasiment comme des militants dans leurs ONG, avec l’idée qu’il fallait défendre l’esprit d’entreprise. Mais, en même temps, on assistait à la fragilisation des salariés, avec des contrats précaires, et dans le journalisme encore plus qu’ailleurs. Cela amène à une situation où l’on retrouve, dans le monde des ONG, des gens qui ont des méthodes de professionnels tout en étant des militants, et dans le monde professionnel, des gens qui peuvent être des amateurs car ils sont journalistes dans un média le jour, blogger le soir, etc. Cette mobilité de frontières entre professionnels et amateurs permet d’avoir des blogs de très bonne qualité, un phénomène que les rédactions elles-mêmes sont obligées d’intégrer. Plus un journal qui n’ait ses blogs ! La façon même d’écrire est en train de se transformer. Les outils et les savoir-faire existent pour que s’instaure un contre-pouvoir à la grande presse quand cette dernière est trop partiale.
- Le blog éditorial est une chose. Par contre, quand il s’agit des faits, de leur vérification, comment se contenter d’une simple compilation d’informations qui peuvent ne relever que de la rumeur ?
Mais les journalistes professionnels ne font-ils pas, eux aussi, de la compilation ? Le copier-coller des dépêches d’agence, est-ce un travail journalistique ?
- Cela existe, mais vous ne pouvez pas nier qu’il y a aussi un véritable travail d’enquête.
C’est pour cela que j’insistais sur le côté « professionnel-amateur ». Tout est en train de se mélanger, et il est important de savoir d’où l’on parle. Quand un journaliste est « embedded » dans l’armée américaine, il raconte ce que l’armée américaine veut bien lui laisser voir. Ce qui est important pour le lecteur, c’est de savoir que le journaliste fait son reportage dans ces conditions. Quand vous lisez un blog, vous savez que c’est un blog. Et tout le monde sait bien que le contenu d’un blog a un degré de fiabilité plus faible que l’AFP.
- Cette « segmentation » de l’information ne risque-t-elle pas d’enfermer chacun dans sa sphère d’intérêt ? « Je ne lis que ce que j’ai envie de lire, je n’entends que ce que j’ai envie d’entendre. » Cela participe-t-il à un débat citoyen ?
C’est un problème tout à fait réel, et qui est antérieur aux blogs. Le blog ne fait qu’accélérer, accompagner un processus de segmentation qui était déjà en cours : il n’y a qu’à regarder les rayons des marchands de journaux ! Mais la campagne référendaire, encore elle, a démontré qu’on peut toujours avoir de vrais débats nationaux. On s’aperçoit que lorsqu’il y a un enjeu, les Français s’intéressent aux débats et s’en emparent.
- Estimez-vous que les éditorialistes qui appelaient majoritairement à voter oui n’ont pas fait leur travail ?
Que les éditorialistes se soient prononcés pour le oui, cela ne me choque pas. Après tout, c’est leur droit, et leur métier est d’exprimer une opinion. Ce qui m’a davantage heurté, c’est la mise en page des informations. Par exemple, Le Monde, dans les dernières semaines, multipliait les unes sur « les Européens appellent à voter oui ». Un jour, on a eu droit à quatre colonnes sur les « syndicats européens appellent à voter oui ». On s’attendait légitimement à une information en pages intérieures. Or, on s’était contenté d’interviewer quelques dirigeants syndicaux : trois Italiens qui parlaient de l’Italie, un Allemand qui « aurait clairement voté oui », et Jacques Chérèque atrocement « déçu par la campagne et par la gauche ». Le Monde a utilisé la mise en page du journal pour faire campagne. Et c’est d’autant plus préjudiciable qu’on escamote les débats des syndicats européens. Si Le Monde avait titré « La Confédération européenne des syndicats appelle à voter oui », c’était vrai. Mais il aurait fallu rendre compte des débats. Pourquoi tel syndicat avait hésité, pourquoi tel autre était contre : le syndicalisme est multiple, comme l’altermondialisme ou comme les médias. Au lieu de quoi, on avait du matraquage en une et une mise en pages plus tendancieuse que l’édito lui-même.
- Le mouvement altermondialiste est très antiaméricain, et selon l’adage « les ennemis de mes ennemis étant mes amis », on assiste à une tolérance invraisemblable envers des régimes comme Cuba par exemple.
Vous êtes vraiment à côté de la plaque ! Le mouvement altermondialiste est né aux États-Unis. C’est Seattle qui l’a lancé. Les Américains ont peut-être un réseau de militants moins dense que l’Italie ou la Grèce, mais ils ont montré une capacité de résistance considérable. Ils ont eu une élection très serrée avec George Bush et un débat qui était tout aussi intéressant et politique que celui sur le référendum en France. On assiste en outre aux Etats-Unis à une transformation en profondeur du syndicalisme qui est vraiment passionnante et à la montée d’un mouvement anti-guerre important. Tous les forums sociaux se construisent aux Etats-Unis ! À Porto Alegre, pendant le dernière Forum social mondial, la nationalité la plus représentée, hormis les Brésiliens puisqu’on se trouvait au Brésil, était celle des citoyens des Etats-Unis ! Votre critique tombe à plat. On a vu pendant la campagne référendaire des tenants du oui plus antiaméricains que certains partisans du non. Je me rappelle Dominique Strauss-Kahn, par exemple : « Je vote oui car je ne veux pas que mes enfants vivent sous domination nord-américaine. »
- Le Monde diplomatique, sorte de porte-parole du mouvement altermondialiste, ne critique jamais Cuba, mais toujours les Etats-Unis.
Les atteintes à la liberté doivent absolument être condamnées, partout où elles se commettent. Je n’ai aucun état d’âme à ce sujet et je pense que Reporters sans frontières a eu raison de pointer du doigt ces manquements. Mais là encore, certains militants altermondialistes ont eu le courage de le faire. Je me rappelle que José Bové, invité à La Havane, a exprimé publiquement devant Fidel Castro et les dirigeants cubains son désaccord avec la politique menée à l’égard des prisonniers politiques, des droits des homosexuels, etc. Cela lui avait d’ailleurs posé quelques problèmes deux mois plus tard avec certains militants sud-américains... il ne faut pas oublier qu’en Amérique latine, il y a un sentiment très affectueux à l’égard de Cuba, « la petite île qui résiste face à l’oppresseur américain ». Cela ne veut pas dire qu’on peut raconter n’importe quoi, mais cette dimension est à prendre en compte chez ceux qui se sentent dominés par les Etats-Unis et à qui toute forme de résistance apparaît utile.
- Pourtant, quand on lit PLPL par exemple, il est difficile de trouver davantage procastriste alors que Cuba est quand même, avec la Chine, l’endroit au monde où l’on réprime le plus de journalistes !
Je suis d’accord avec vous. Il faut le dénoncer sans aucun état d’âme.
- Y a-t-il une forme de « grande presse » qui trouve grâce à vos yeux ? Ou, au contraire, pensez-vous que l’avenir appartient uniquement à la presse alternative que vous décriviez plus haut ?
La grande presse continuera à vivre, et heureusement. Je suis le premier à apprécier la lecture du Monde, de Libération, où même — quand j’en ai les moyens — du Financial Times ! N’oublions pas non plus qu’en France, la grande majorité de la « grande presse » a été relativement favorable à la naissance de l’altermondialisme. Mais la grande presse doit aussi accepter les critiques qui lui sont faites. J’espère, par exemple, que les rédactions se sont penchées sur le bilan de leurs interventions dans la campagne référendaire.
- Comment analysez-vous le fait que la grande presse rencontre autant de difficultés quand Le Monde diplomatique, votre porte-parole, ne se porte pas si mal ?
Il n’y a pas de porte-parole d’un mouvement aussi divers que le mouvement altermondialiste. Le Monde diplomatique est un bon journal, mais c’est un titre de la grande presse. Son succès — un peu moindre ces deux dernières années — peut s’expliquer par le fait qu’il est un journal qui affirme une opinion très tranchée qu’il exprime sans état d’âme. Sa progression a été très forte dans la deuxième moitié des années 90 car nous étions dans un contexte de pensée unique. Les mouvements sociaux — chômeurs, sans-papiers, grévistes de 95 — avaient alors beaucoup transformé la société française, et les jeunes intellectuels étaient tellement exaspérés par la « pensée unique » qu’on retrouvait dans tous les cénacles des pouvoirs et dans la plupart des titres de la grande presse, qu’ils cherchaient tout ce qui pouvait briser cette unanimité. Ce n’est pas un hasard si à cette époque apparaît un discours très dur contre les médias — caractérisé par Bourdieu qui n’accepte de parler à la télévision que s’il contrôle la cassette. Par son tranchant, Le Monde diplomatique était une sorte de contre-réponse idéale.
- Sa chute relative, depuis deux ans, est donc plutôt bon signe ?
La pensée unique n’est plus à l’ordre du jour : les mouvements altermondialistes ont permis de montrer que des alternatives existaient et, au sein même des élites dirigeantes, beaucoup contestent l’orientation des néo-conservateurs américains. La donne intellectuelle est en train de changer et c’est tout à fait positif : on a vu la soif de discussion pendant la campagne référendaire. Mais je suis sûr que Le Monde diplomatique saura conserver son orientation éditoriale et permettre l’expression des débats de fond que recherche la nouvelle génération militante.
- Que pensez-vous de l’Observatoire des médias ?
Je n’ai pas vraiment suivi ses activités. Si cet observatoire fournit des analyses et des éléments de compréhension sur les grandes tendances en cours dans la presse, c’est très utile. Mais faire la chasse à tel ou tel journaliste, comme le fait PLPL, c’est navrant...