Le procès de José Bové et de ses camarades sera l’occasion de défendre, avec la Confédération paysanne, un monde paysan en lutte contre le libéralisme et pour la défense d’une agriculture solidaire et respectueuse de l’environnement. Ce sera également l’occasion de défendre tous les militants du mouvement social, syndical comme associatif, victimes d’une répression qui s’intensifie. Mais cela sera aussi, et peut être surtout, l’occasion de se mobiliser contre la « mondialisation libérale » et de renouer ainsi les fils d’un internationalisme qui s’était estompé ces dernières années.
Ce mot - « internationalisme » - ne parlait plus qu’aux militants de longue date, qui avaient connu les grandes campagnes de solidarités : pour les plus anciens, les manifestations contre la guerre du Vietnam ; pour les autres, le soutien au Nicaragua ou la lutte contre les dictatures latino-américaines. Aujourd’hui, tout s’est transformé. Cela ne veut pas dire que les campagnes de solidarité sont inutiles. Dans l’année écoulée, la Tchétchénie ou le Timor-Oriental sont là pour nous montrer l’importance d’actions qui desserrent l’étau dans lequel des peuples sont enfermés. La nouveauté est ailleurs, dans ces moments où nous luttons, ensemble, dans différents pays et continents, pour des objectifs communs qui visent à la fois à changer les rapports de forces mondiaux et à permettre des acquis et des victoires dans des domaines qui concernent notre vie quotidienne. La campagne contre l’élargissement des domaines de compétences de l’OMC, au moment où se tenait la réunion de Seattle, en est l’exemple : derrière le mot d’ordre « Le monde n’est pas une marchandise », il s’agissait de défendre les services publics, menacés dans les cas de la santé ou de l’éducation par l’introduction du marché et de la concurrence, ou de défendre, dans le dossier agricole, le droit à l’autosuffisance alimentaire. D’autres campagnes, comme celles pour l’annulation de la dette des pays du tiers-monde ou pour remettre en cause la politique du FMI et de la Banque mondiale, concernent d’abord les pays pauvres ; mais, en défendant une autre logique pour le système financier international et les relations entres pays du Sud et du Nord, elles dessinent un autre futur pour la planète, un futur qui nous concerne tous et toutes, quel que soit le pays où nous résidions.
Cette nouvelle dimension de l’internationalisme est, pour partie, un retour aux sources. Pour les militants du mouvement ouvrier du XIXe siècle, c’est parce que les travailleurs ont toutes les raisons de se diviser - de la concurrence sur le marché du travail à la question nationale - qu’il faut définir une perspective d’ensemble, la fin de l’exploitation et de l’oppression dans le cadre d’une « République universelle », une perspective fondée sur la nécessaire solidarité de ceux et celles qui n’ont « que leurs chaînes » à perdre. Au cours du XXe siècle, et surtout dans le monde tel qu’il s’est dessiné dans l’après deuxième guerre mondiale, la perspective d’ensemble s’est estompée. Même si de grandes vagues de mobilisations, comme celles de la fin des années soixante et du début des années soixante-dix, ont réhabilité l’espoir d’un socialisme qui ne soit pas la caricature monstrueuse que représentait l’Union soviétique, les réalités politiques du monde s’imposaient à tous. Dans un monde bipolaire où tout se négociait entre les deux grands, le seul internationalisme possible, à une échelle de masse, était précisément du côté des campagnes de solidarités.
De 1989 à 1991, entre la chute du mur et la guerre du Golfe, tout s’est transformé : et tout autant le monde de l’entreprise et de l’économie, où l’on voit le capitalisme connaître une mutation considérable, que les rapports de force mondiaux, où l’on voit s’organiser, sur l’impulsion des États-Unis, une nouvelle architecture du monde, dans laquelle le G7, le FMI, l’OMC sont les lieux où se prennent les décisions clés pour l’avenir de la planète. Le plus étonnant, peut-être, est la vitesse à laquelle les résistances ont pu s’organiser. Dans différents pays, en réaction aux effets du néolibéralisme (croissance des inégalités, chômage de masse et montée de la précarité, remise en cause des services publics, etc.), un nouveau cycle de lutte s’est amorcé. C’est vrai pour la France, mais aussi pour d’autres pays comme les États-Unis qui, avant même les manifestations de Seattle et de Washington, ont connu des grèves massives et populaires, dans le secteur de l’automobile, de la construction aéronautique ou du transport de colis - à l’exemple d’UPS. Deux caractéristiques de ce cycle de lutte méritent d’être notées : d’une part, l’émergence d’une radicalisation de la jeunesse, indéniable aux États-Unis, mais aussi en Grande-Bretagne ou au Mexique (autour de la grève de l’UNAM) - radicalisation aux racines écologistes et libertaires qui ne touche pas tous les pays de la même façon ; et d’autre part, un tournant important du syndicalisme qui, dans certains pays, comme la France, la Corée du Sud et surtout les États-Unis, s’est lancé dans une entreprise de rénovation passant, en particulier, par une politique d’alliances systématiques dans l’action avec des ONG et des forces associatives, comme cela s’est vu à Seattle ou à Washington.
Ce redémarrage des luttes se cristallise contre les effets de la mondialisation libérale, ce que les Américains appellent la « corporate globalization » - la « mondialisation au service des multinationales ». D’où cette interpénétration permanente entre luttes sur le terrain national et sur le terrain international. Cette dimension internationale prend d’autant plus d’importance qu’elle permet, peut-être davantage qu’au plan national, d’enregistrer des victoires et de peser vraiment sur le plan politique. La raison en est classique : alors que le cadre des États-nations, surtout dans les pays développés, est d’abord celui des affrontements de classe, dans un rapport de force très dégradé pour les travailleurs, le cadre international est celui où les rapports de forces sont complexes et mouvants. L’échec de Seattle a beaucoup à voir avec les contradictions entre les États-Unis et l’Union européenne, mais le « petit plus » qu’ont représenté les dizaines de milliers de manifestants bloquant le centre de conférence a été vécu, par l’opinion mondiale, comme le facteur clé et l’élément nouveau qui permettait de commencer à redéfinir une orientation alternative au néolibéralisme.
Reste que les questions nouvelles qui sont posées sont considérables. Elles concernent les forces susceptibles d’entrer en mouvement - associations, ONG, syndicats et forces politiques. Elles concernent surtout les alternatives à inventer face à un capitalisme qui connaît une nouvelle mutation majeure. L’enjeu est d’importance : il s’agit de définir les conditions d’une grande alliance des mouvements sociaux et des forces de résistance à l’échelle mondiale, de reconstruire un internationalisme vivant à l’échelle de toute la planète.