Qu’est ce qui vous a poussé à écrire sur le traitement médiatique de la mort d’Adama Traoré ?
On envisageait depuis quelques jours d’écrire quelque chose sur cette « affaire » lorsqu’on nous a signalé, le soir de la marche du 30 juillet dernier en mémoire d’Adama Traoré, que le traitement de cet événément dans les journaux télévisés de TF1 et de France 2 avait été particulièrement lamentable. Et quand on a regardé le sujet diffusé par France 2, on s’est dit qu’il y avait probablement quelque chose à faire.
Qu’est-ce qui a retenu votre attention concernant ce sujet diffusé ?
Deux éléments nous ont choqués. D’abord, le fait que cette information ait été glissée en brève entre des sujets longs sur des choses aussi passionnantes que les moules de l’île d’Oléron, les milliardaires américains ou le chassé croisé des vacances.
On s’est dit qu’il y avait quelque chose à faire parce que c’était révélateur d’un sous-traitement et d’un mal traitement de cette affaire.
Est-ce que vous avez été surpris de ce traitement mineur de la mort d’Adama Traoré par la télévision du service public ?
Malheureusement, je ne n’ai pas vraiment été étonné. On sait que de manière générale, les grands médias, service public compris, parlent très peu de ce type d’affaire. Et dans la quasi totalité des cas ils reprennent à leur compte la version policière des événements, et ne reprennent quasiment jamais les versions alternatives et notamment celle de la famille, des proches, sauf lorsqu’il y a des mobilisations qui se développent.
Pourquoi avoir concentré votre analyse sur la télévision du service public ?
Parce que l’on considère que nous sommes en droit d’exiger du service public qu’il ait un traitement de l’information qui soit non pas au service des intérêts et des points de vue de certains mais au service du public. Ici en l’occurrence il y a toute une partie de la population qui se sent concernée, qui se mobilise, et qui ne se sent pas représentée dans ce qui fait l’information sur le service public.
Vous luttez pour plus d’équilibre entre la version officielle donnée par les forces de l’ordre et celles données par les victimes…
Oui car c’est un problème que l’on rencontre beaucoup dans les cas de violences policières dans ces quartiers populaires, mais aussi dans les autres cas, comme par exemple les mobilisations sur la Loi Travail, ou la manifestation du 29 novembre lors de la COP 21, qui nous ont montré comment systématiquement les grands médias reprennent la version policière des événements ainsi que le langage policier : « les casseurs, les dérapages etc ». Très souvent il y a un accompagnement de cette version là, et on s’est rendu compte qu’il fallait vraiment lutter pour pouvoir faire entendre autre chose.
Pensez vous qu’à terme les grands médias pourraient corriger le tir sur ce genre d’affaires ?
C’est ce que l’on espère, et c’est d’ailleurs notre démarche au sein d’Acrimed. Nous ne sommes pas là pour faire du tir au pigeon gratuitement. L’objectif est de pointer certaines dérives, certaines pratiques pour qu’elles changent. Avec ce type d’articles, a fortiori lorsqu’ils circulent largement, l’objectif est qu’au sein de la rédaction de France Télévisions, il y ait des gens qui se rendent compte qu’il y a un problème et qui se disent qu’il faut corriger le tir.
En quoi la mort d’Adama Traoré est-elle significative d’une tendance générale des médias à ne pas traiter correctement l’information quand elle est située en banlieue ?
Il y a plusieurs choses qui se combinent. Il y a la tendance à une adhésion quasi spontanée des grands médias aux versions policières, et il y a la question du traitement médiatique de ce qu’il se passe dans les quartiers populaires et de la vie des populations qui y résident. Globalement ce sont des endroits qui sont mal connus par les rédactions, par une grande partie des journalistes. Il n’y vont pas, il n’y ont pas vécu, ils n’y ont pas grandi, ils ne savent pas ce que c’est. Il ne faut pas généraliser, car il y a aussi des journalistes qui viennent de là, mais qui sont par ailleurs souvent entourés de gens qui ne connaissent pas ces quartiers qui ont un côté très exotique maintenu grâce à des clichés tenaces.
Donc selon vous on profite des coups médiatiques potentiels en délaissant les spécificités de ces quartiers là…
On a l’impression que pour beaucoup de grands médias ces quartiers n’existent que quand il y a un attentat, une mosquée soupçonnée d’être « radicale », des « émeutes », et d’un coup on s’y intéresse. On ne se demande jamais quel est le terreau socio-économique des événements qui peuvent s’y dérouler. Pour moi qui travaille un peu plus sur l’information internationale, il y a des choses que l’on retrouve. C’est à dire qu’il y a plein de pays dont on ne parle jamais, on ne s’y intéresse pas du tout. Et on s’y intéresse uniquement lorsqu’il y a un événement qui peut provoquer un buzz médiatique et qui rentrerait bien dans les clichés. Et on retrouve ce genre de mécanisme propre à l’information internationale dans le traitement médiatique des quartiers populaires, ce qui dit quelque chose :
Qu’est ce que cela traduit ?
C’est tout autant une série de clichés et de préjugés qui se reproduisent au sein des rédactions, que des choix éditoriaux, dictés parfois par des choix économiques, qui font que ces zones sont très mal traitées, parce que l’on y met pas les moyens. Et donc on ne construit rien dans la durée, on ne fait qu’envoyer des journalistes lorsqu’il se passe quelque chose qui peut être « médiatisable ». Mais on ne s’intéresse pas à la vie de ces populations d’une manière générale.
Depuis quelques mois, le débat public en France est nourri par une montée de certaines idées réactionnaires, xénophobes, racistes devenues autorisées dans le débat intellectuel. Est-ce que vous ressentez ce phénomène ?
Bien sûr. Mais il ne faut pas considérer le champ médiatique comme indépendant des autres champs, et notamment politique. Les médias peuvent jouer un rôle d’accompagnement, d’amplification, de certaines paroles, de légitimation aussi. Mais il y a toujours une relation au champ politique. D’autant plus quand on est dans un pays où le Front National fait plus de 30% à certaines élections, ou quand certaines déclarations de représentants des Républicains sont calquées sur celles du Front National, ou quand un Premier Ministre en exercice explique que les Roms n’ont pas vocation à rester en France…
Et ainsi il y a des effets de légitimation entre le champ politique et le champ médiatique. « Les politiques le disent, cela veut dire qu’on a le droit d’en discuter. On en discute dans les médias, ce qui en fait une question légitime ». Il y a eu une accélération ces dernières années, mais ce schéma se nourrit depuis longtemps. Eric Zemmour est à la télévision depuis un bon moment. Alain Finkelkraut a une émission sur France Culture depuis plus de 30 ans.
Ces prises de positions de plus en plus extrêmes semblent s’accentuer…
Cela s’accélère parce qu’il y a une série d’événements, comme les attentats, qui s’accompagnent d’une montée en puissance de ces discours, mais c’est un phénomène qui s’inscrit sur la durée. Si on s’interroge sur l’expansion de la diffusion du discours islamophobe dans les médias dominants, cela remonte à longtemps, comme le prouve par exemple le livre de Thomas Deltombe L’Islam imaginaire : La construction médiatique de l’islamophobie en France, 1975-2005. Ce que l’on voit aujourd’hui, c’est que des gens comme Yves Thréard, Ivan Rioufol, Eric Zemmour, Alain Finkielkraut, squattent les plateaux de télévision et disent peut-être les mêmes choses qu’ils disaient des années auparavant mais aujourd’hui on les entend beaucoup plus et cela participe d’un effet de légitimation. Et leur parole est renforcée par la puissance symbolique des médias dans lequel ils interviennent.
Alain Finkielkraut, dans l’émission Ce soir ou jamais du 23 octobre 2013, face à Abdel Raouf Dafri.
Dans ce contexte est-ce que les chaines d’informations en continu ou les réseaux sociaux participent à ce mouvement ?
Le fait de se jeter sur le moindre événement, sans aucun recul, pour tenter de faire un peu de bruit contribue à renforcer des clichés et des préjugés. Je ne pense pas que la rédaction de BFM TV ou d’I-télé aient un agenda politique précis mais cela permet à de vrais réactionnaires, qui eux ont un agenda politique, de s’engouffrer et de surfer sur ces pratiques là.
Pourquoi le débat intellectuel dans les médias, et la télévision, se voit cadenassé par une petite poignée d’habitués ?
Au sein d’Acrimed, nous avons une réflexion sur les conditions dans lesquelles nous intervenons ou pas dans les médias, et notamment à la télévision. Nous ne sommes pas souvent invités, mais quand cela nous arrive, nous ne répondons pas forcément « oui ». On examine concrètement quelles sont les conditions de débat. Et souvent les conditions pour pouvoir dire des choses intéressantes ne sont pas réunies. Parce qu’il y a beaucoup de formats d’émissions de ‘soi-disant débat’ qui ne sont absolument pas faites pour débattre, où l’on va avoir en tout trois minutes pour s’exprimer, au milieu de gens qui vont dire des choses très différentes, et donc finalement on n’a pas vraiment le temps d’échanger, de discuter et de donner du poids aux arguments.
Et cela crée un type d’invité modèle qui est l’expert, disponible rapidement (habite à Paris), capable de dire des choses en très peu de temps mais qui ont l’air d’être intéressantes, au sein desquelles on peut facilement isoler une « petite phrase », et surtout qui accepte de se conformer à ce format là et qui n’a pas l’intention de le remettre en question. C’est pour cela qu’à l’arrivée, au-delà même du contenu idéologique, on a un résultat très homogène. Il y a beaucoup de spécialistes qui ne sont pas invités sur les plateaux, soit (parfois) parce qu’ils refusent, en raison des conditions évoquées précédemment, soit (souvent) parce qu’ils ne sont pas considérés comme des « bons clients ».
Exprimer un point de vue réellement différent semble donc tenir de l’exploit…
C’est ce que dit Noam Chomsky. Le retard accumulé, en ce qui concerne l’expression d’autres arguments, est tel que même si l’on donne autant de temps de parole à un invité qui n’est pas un habitué des médias, il a perdu d’avance car même s’il exprime son point de vue et a formellement autant de temps que son contradicteur, ce dernier, et ses collègues « experts » que l’on voit tout le temps ont en réalité des heures et des heures d’antenne d’avance (et des heures et des heures d’antenne à venir). Sur le moment, on aura peut être une réelle confrontation d’idées, mais dans le climat général, cela n’aboutira pas à grand chose.
On a l’impression qu’il n’y a personne en face de ces gens-là…
Je ne dirais pas qu’il y a personne en face, mais le fait est que ces formats sont parfaits pour « ces gens-là ». Les « intellectuels » des années 2010, en tous cas ceux qui sont ultra-présents dans les médias, sont aussi le produit de ce type de format très courts, qui mettent l’accent sur les « petites phrases », le clash… au détriment du débat d’idées et de l’échange d’arguments.
Prenons l’exemple d’un sociologue spécialiste de l’immigration à qui l’on propose de débattre avec Eric Zemmour. Je ne suis pas persuadé qu’il faille dire oui. Car on va se retrouver dans un format hyper adéquat pour Zemmour, dans lequel il a des années d’avance, et donc ce n’est pas forcément évident d’accepter l’’invitation et de penser qu’en 15 minutes on va développer des arguments et, si nécessaire, rétablir certaines vérités. Mais cela ne veut pas dire qu’il faut lâcher l’affaire. Mais je pense il y a quelque chose d’important dans le fait de se dire que lorsqu’on est invité quelque part, on a le droit de fixer des conditions, qu’elles soient acceptées ou non, de refuser de participer à certains pseudo-débats, d’expliquer publiquement pourquoi on refuse, afin de ne pas contribuer à légitimer des formats médiatiques qui, en réalité, tuent le débat.