Structuralisme : une revue des hypothèses d’actualité

, par TREILLET Stéphanie

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La théorie structuraliste, élaborée au cours des années 50 dans le cadre de la Commission économique pour l’Amérique latine (CEPAL) des Nations-Unies, apparaît, aujourd’hui encore, comme un pilier central de l’économie du développement.

En effet, elle comporte dans son principe l’affirmation de la spécificité du sous-développement, rejoignant en cela la démarche de François Perroux opérant une distinction entre développement et croissance. En
même temps, le structuralisme développe une approche globale du fonctionnement de l’économie mondiale, ne concevant pas le fonctionnement des structures de la Périphérie indépendamment de celui des structures du Centre.

D’autre part, la pensée structuraliste irrigue pendant trois décennies la pensée du développement, aussi bien qualifiée couramment d’orthodoxe (Nurske, Lewis, Chenery) que d’hétérodoxe (Hirschman,
Myrdal), et entre en résonance avec ses principaux thèmes, qui touts se retrouvent autour d’une remise en cause de l’équilibre général walrasien comme paradigme central : les débats s’effectuent sur la base
de ce consensus minimum. Toute théorie du développement à cette époque admet l’existence d’aspects non-linéraires, d’éléments de discontinuité, d’hétérogénéité. Mais, se démarquant également de
ce mainstream de l’économie du développement, qui conservait pour l’essentiel une conception standard des structures et de la dynamique historique des sociétés, les théories structuralistes analysent le
secteur traditionnel, dans les économies en développement, non comme une survivance pré-capitaliste qui aurait un fonctionnement
indépendant du secteur moderne, mais comme une manifestation particulière des structures capitalistes hétérogènes à l’oeuvre dans les économies de la périphérie, en articulation étroite avec l’ensemble,
approche qu’on retrouvera ultérieurement dans les courants de la dépendance.

De même, ce n’est pas par hasard si pour une partie la démarche de reconstruction d’une économie du développement qui s’opère aujourd’hui, cherche à renouer avec une référence structuraliste. Plus
généralement une partie des acquis théoriques du structuralisme semblent aussi irréversibles en économie du développement que le sont les acquis de l’économie keynésienne pour l’économie en général.
A telle enseigne que les théories de la croissance endogène se sont données pour tâche de réintégrer les mécanismes qui relèvent des effets de structure dans une grille d’analyse compatible avec l’équilibre
général.

Revenir sur le structuralisme et le développement, aujourd’hui, revient à entreprendre une démarche rétrospective.

En effet les modèles théoriques construits par les fondateurs du courant structuraliste ont vu certaines de leurs propositions traduites en actes dans plusieurs économies du tiers-monde entre les années
50 et 70, et ce sont donc des expériences de stratégies de développement sur le terrain dont il s’agit de faire le bilan.

Ce qui signifie regarder à travers un double prisme :

  • celui de la confrontation d’un modèle théorique à son application en termes de stratégie de développement ;
  • celui de la relecture du passé à la lumière des évolutions présentes.

Là où il y a eu échec, celui-ci implique-t-il une remise en question des bases théoriques du structuralisme – c’est l’interprétation néolibérale – ou faut-il y voir au contraire un défaut d’application des prescriptions les
plus cohérentes et les plus audacieuse du structuralisme, le résultat de transformations et politiques incomplètes, insuffisantes et inabouties ?

“À bien des points de vue, les débuts de l’après-guerre étaient un âge d’or. en ce qui concerne bien sûr la croissance et l’emploi, mais en ce qui concerne aussi l’émergence d’idées et de théories nouvelles.” écrit H. Singer en 1994. “Il me semble que se répand aujourd’hui le sentiment que, pour dessiner les contours d’un avenir meilleur, nous pourrions faire pire que réanimer certaines idées et approches des années 50 et 60. “En avant vers le passé” pourrait
n’être pas un mauvais slogan.”

Au début des années 90, un tel projet pouvait apparaître comme un défi, tant les analyses structuralistes avaient été reléguées dans l’oubli ou déformées présentées de façon caricaturale dans la littérature de l’ajustement “structurel”. Or pour effectuer une relecture de ce genre, il est nécessaire d’éviter l’idéalisation du passé compte-tenu des
difficultés du présent, comme à l’opposé de s’affranchir de ces simplifications abusives. Ce qui signifie revenir sur les principaux traits de la réalité historique du structuralisme en tant que courant, sans
oublier une démarche de contextualisation historique : tenter de discerner, dans les principaux résultats théoriques du programme structuraliste, ce qui était propre à l’environnement économique de l’époque, et de qui peut légitimement être repris en compte à la
lumière des données actuelles de l’économie mondiale.

Le paradigme Centre-Périphérie

Autour du paradigme Centre-Périphérie qu’on peut considérer comme le paradigme fondamental du structuralisme, deux questions peuvent être
aujourd’hui mises en avant : l’actualité de la détérioration des termes de l’échange, la portée d’une stratégie de substitution des importations,
particulièrement autour de question des technologies ; ces deux aspects, parmi d’autres, conditionnent la validité du paradigme centre-périphérie comme grille de lecture générale de l’économie mondiale.

Les trois questions sont évidemment interdépendantes. La thèse de Prebisch-Singer de détérioration séculaire des termes de l’échange est centrale à la fois sur le plan théorique et stratégique. Théorique car elle fournit un cadre d’analyse pour penser la répartition mondiale et
sociale des gains de productivité et l’absence de diffusion du progrès technique ; stratégique car c’est elle qui fonde la nécessité d’une stratégie de développement tournant le dos aux avantages
comparatifs et orientée autour de l’industrialisation.

La détérioration des termes de l’échange : actualité

La thèse de Prebisch-Singer avait fait l’objet de vives controverses, portant à la fois sur des aspects méthodologiques (le choix des indicateurs et de la période considérée) et sur l’interprétation des
résultats (Spraos, 1980).

Or toutes ces contributions ont pour point commun d’examiner la validité d’une thèse contestant l’avantage comparatif ricaridien dans son domaine de validité : un commerce international intersectoriel. Or
comme on le sait, depuis, les nouvelles théories de l’échange international ont contesté la portée de l’avantage comparatif au niveau empirique : la question de sa validité théorique se trouve relativisée
par le fait qu’il ne peut représenter qu’une portion congrue du commerce mondial, en raison de la part croissante de l’échange intra firme et intra sectoriel, d’une part, et de la régression de l’échange
proprement inter-national due au rôle croissant des unités productives transnationales.

Le premier aspect est fondamental car ainsi que trouve mise en question l’unité et la spécificité de la périphérie, constitutive de la théorie de du développement. La remise en cause de la validité de
celle-ci au cours des vingt dernières années s’est entre autres appuyée sur l’argument de la diversification des économies concernées, due notamment à la croissance pour certaines des exportations de produits manufacturés.

Partant de ce constat, Sarkah et Singer (1991) ont examiné la validité de la thèse de la détérioration des termes de l’échange, appliqués à un commerce entre économies en développement et économies industrialisées, qui serait constitué non plus d’échanges de produits primaires non transformés contre des produits manufacturés, mais exclusivement de produits manufacturés : le phénomène renverrait à la
structure des économies nationales et non à la nature des produits (grille d’analyse envisagée d’ailleurs dès les années 50 par Prebisch et Singer). Malgré des difficultés d’accès à des données statistiques
facilement utilisables, les auteurs procèdent à une étude, sur la base notamment de statistiques des Nations-Unies, en trois temps :

  • ratio des valeurs unitaires des exportations manufacturées des économies en développement sur les valeurs unitaires des exportations de produits manufacturés des pays industrialisés ;
  • même ratio sur un échantillon de quatorze pays, aux situations très diversifiées à la fois quant à la taille et quant aux exportations de produits manufacturés ;
  • même étude sur ces quatorze pays et leurs échanges avec les seuls Etats-Unis.

Cette étude est effectuée dans les deux premiers cas pour la période 1970-1987, et dans le dernier cas pour la période 1965-1985, au cours desquelles les exportations de produits manufacturés des PED augmentent considérablement.

Les auteurs, cherchant ainsi une approximation des termes de l’échange, aboutissent aux résultats suivants : une diminution moyenne de 1 % par an, aboutissant à une détérioration cumulée d’environ 20 % sur dix-huit ans. L’analyse par pays donne des résultats partagés :
une diminution pour la moitié seulement, mais plus prononcée que l’augmentation pour l’autre moitié de l’échantillon ; enfin, la détérioration des termes de l’échange est plus prononcé dans les échanges avec les États-Unis. Les auteurs constatent ensuite que si le
pouvoir d’achat global, c’est à dire la capacité globale d’importation de produits manufacturés fiancés par les exportations de produits manufacturés, augmente, c’est en raison d’un effet volume : la croissance des exportations de produits manufacturés fait plus que
compenser la diminution de leur valeur relative. Enfin l’aggravation de la brèche de productivité, au cours de cette période, entre pays en développement et pays industrialisés conduit à une détérioration des termes factoriels de l’échange encore supérieure à celle des termes nets.

Il est intéressant de constater que dans une controverse autour de cette théorie, publiée dans une livraison ultérieure de la revue (Athukorala, Bleaney, 1993), les arguments critiques rappellent ceux
critiquant la thèse Singer-Prebisch dans les années 50. Il s’agit tout d’abord de problèmes méthodologiques : le choix des valeurs unitaires relatives comme proxy pour les termes de l’échange, l’oubli des échanges intra-régionaux (reconnu par les auteurs), les variations dues à la catégorisation produits manufacturés, le poids des métaux non-ferreux, le choix de la période (au cours de la quelle on trouve la
crise de la dette de 1982). La significativité des résultats est également mise en doute. Les auteurs répondent à ces arguments en mettant notamment en avant le fait que les biais statistiques pointés ne jouent
pas plus dans le sens d’une détérioration des termes de l’échange que dans la direction inverse (Sarkhar, Singer, 1993) ; ils réeffectuent les tests en distinguant deux sous-périodes, avant 1982 et après, qui
confirment leurs résultats. Mais l’essentiel semble bien dans l’argument de fond. Les critiques ne s’y trompent pas : “Comme nouveau rebondissement de la théorie originale de Prebisch-Singer, l’analyse de
Sarkhar-Singer semble avoir un grand attrait pour beaucoup de personnes dans le monde en développement, permettant de soutenir la poursuite, ou la reprise, des stratégies de développement
autocentrées des années 50.”
(Athukorala, 1993). A l’opposé, l’auteur avance l’argument de l’une efficience supérieure d’une utilisation des facteurs de production dans les activités orientées vers l’exportation, et d’une productivité plus faible liée à la substitution d’importation. Mais Sarkhar et Singer soulignent dans leur réponse qu’il s’agit ici surtout
d’une pétition de principe.

Le fait de signaler la poursuite et l’actualisation de ce débat dans l’histoire de la pensée du développement n’est donc pas anecdotique car les implications théoriques et stratégiques, au-delà des difficultés
méthodologiques, apparaissent clairement. Si Sarkhar et Singer ne prônent pas forcément un retour à la substitution des importations des années 50 et 60, ils n’en soulignent pas moins le fait que la diversification de leurs exportations n’a pas permis aux pays de la périphérie de sortir, justement, de la périphérie.

L’autre aspect, couramment évoqué, de l’évolution des modalités de fonctionnement de l’économie mondiale, est la transnationalisation productive et financière : la répartition mondiale des gains de
productivité, du surplus économique, passerait essentiellement par d’autres mécanismes que les échanges de marchandises, qu’elles soient primaires ou manufacturées. Au niveau factuel, on peut faire la
remarque que ce n’est pas une nouveauté, et que les réflexions structuralistes ont suscité, dans les années 60, des prolongements “dépendantiste” mettant l’accent sur le rôle des multinationales, et critiquant par ailleurs l’absence de véritable théorisation du rôle
de multinationales dans le développement dans la pesée structuraliste : globalement les premiers théoriciens de la CEPAL sont favorables à
l’investissement direct étranger (IDE), particulièrement dans le domaine des infrastructures, et une grande part des projets d’ISI a été faite en collaboration avec les firmes multinationales (FMN), notamment dans les
branches technologiquement les plus avancées. (Mattoso, Pochmann, 1998) ; C. Oman et O. de Barros (1991) ont mis en évidence le fait que le protectionnisme douanier, pas plus que les réglementations de l’IDE, n’ont fait obstacle à l’activité des FMN au Mexique ou au Brésil. Quoi qu’il en soit, l’intégration du contrôle des IDE dans le cadre d’une
politique industrielle a été peu pensé de façon systématique : l’élaboration d’une véritable stratégie de développement autocentré comprenant à la fois les mouvements de capitaux et les échanges de
marchandises reste largement à faire, afin de dépasser l’alternative entre déconnexion impossible et ouverture indiscriminée.

La question des gains de productivité

La question des gains de productivité est, on l’a vu, au coeur de la thèse de la détérioration des termes de l’échange et le reste dans sa version actualisée. H. Singer expliquait déjà en 1975 que les produits
manufacturés exportés par les pays de la périphérie n’étaient pas de même nature que ceux exportés par les pays du centre...

Ce n’est pas fortuit pour certains auteurs contemporains de la Cepal qui en font le coeur de l’analyse de Prebisch. (Di Filippo, 1998) Cependant, il convient de bien distinguer les différents niveaux auxquels se déclinent, dans l’analyse structuraliste, les problèmes du progrès technique et de la productivité :

  • la non maîtrise du progrès technique par les pays de la Périphérie ;
  • les progrès techniques plus lents dans le secteur primaire et à la Périphérie que dans l’industrie et au Centre (encore vrai aujourd’hui dans les segments de l’industrie concernés ? cf transnationalisation,
    convergence normes). citation ;
  • la mauvaise diffusion du progrès technique compte-tenu des structures internes des économies de la périphérie (enclaves, notion de capital humain). Citation ;
  • la répartition inégale des gains de productivité, théorie qui anticipe l’échange inégal. La progression des revenus à la Périphérie est plus
    faible que celle de la productivité : ce décalage récurrent est lié à la fois aux structures internationales du commerce et aux structures internes de sociétés (surpopulation et sous-emploi, concentration des terres).

Or, si plusieurs pays ayant pratiqué des stratégies d’ISI ont connu pendant deux décennies une croissance indéniable de leur revenu par tête et de leur appareil industriel, les raisons de la perte progressive
d’efficacité de l’investissement industriel sont bien connues : il s’agit en particulier des goulots d’étranglement imputables à la faible disponibilité des devises, rendant de plus en plus difficile le ranchissement des étapes successives de la substitution d’importations. Or ce blocage renvoie à la persistance de la dépendance technologique des économies, que le processus ne parvient pas à surmonter. On peut noter à cet égard la tendance au
mimétisme technologique inhérent à ces stratégies et au choix d’industries intensives en capital (Rosier, 1983). Dans la même optique a pu être analysé l’échec de la transformation du mimétisme en apprentissage cumulatif : on peut faire l’hypothèse que c’est l’objectif de rattrapage technologique en tant que tel, mettant au centre des critères uniquement quantitatifs, qui est ici en cause. Dans cette optique, les stratégies de planification de l’industrialisation “développementistes” mises en oeuvre pourraient être considérées comme n’ayant pas poussé assez loin sur le terrain la rupture inaugurée par la théorie du développement par rapport aux théories de la croissance, s’arrêtant largement en chemin de la modification de la répartition des revenus, de l’organisation du travail, et du modèle social contenu dans les technologies.

Or aujourd’hui, cette question est plus que jamais d’actualité, pour plusieurs raisons : d’une part les effets d’hystérésis liés au retard technologique et l’absence de convergence des économies sur ce point
ont été mis en évidence par les développements théoriques contemporains ; cela n’est pas incompatible avec le fait que l’activité des FMN aboutit à une convergence mondiale des normes de
productivité, alors même que les rémunérations du travail restent beaucoup plus faibles à la Périphérie, et que l’absence de diffusion nationale des technologies transférées se vérifie toujours ; sans oublier bien sûr les questions juridiques d’appropriation des technologies qui vont prendre une importance croissante dans le cadre de l’Organisation mondiale du commerce.

Rôle de l’État

Les stratégies d’industrialisation volontaristes sont inséparables d’un rôle actif et central de l’Etat : on retrouve là encore une fois un aspect commun à l’ensemble du consensus du développement à l’époque ; à des degrés différents selon les auteurs, la démarche aboutit à une conception de la stratégie de développement comme conditionnée par un “big push”. Comme dans l’approche keynésienne, le rôle de l’Etat est censé être complémentaire de celui du marché. Son rôle est double : réaliser directement les investissements là où l’initiative privée est absente (infrastructure, industries stratégiques) ; et élaborer une planification. Il s’agit donc bien d’une intervention orientée vers le long terme et non d’une régulation conjoncturelle de l’économie.

Mais au-delà de la théorie, l’Etat concret qui a mis en oeuvre ces stratégie est, dans la plupart des cas, un Etat nationaliste, “populiste” dans la cas de l’Amérique latine, qui sur la base d’un compromis entre
différentes classes sociales, se donné pour tâche la modernisation de l’appareil productif du pays.

Cette dimension de compromis social peut expliquer certain décalage entre réformes de structure préconisées, surtout à partir des années 60 (réforme agraire, réforme fiscale, attitude par rapport à l’inflation), conformes à l’analyse qui est faite des blocages structurels au développement. Comme on le sait, les stratégies suivies sur le terrain dans les différents pays sont restées très en retrait par rapport à
ces prescriptions.
Les réformes fiscales en Amérique latine sont restées lettre morte au cours de cette période.

En ce qui concerne les réformes agraires, on distingue très grossièrement trois cas de figure sur le continent : les pays qui dans le cadre d’un processus révolutionnaire ont procédé à des transformations
relativement profondes de leurs structures agraires : c’est les cas du Mexique et de Cuba ; on peut aussi mentionner la brève expérience de l’Unité populaire chilienne ; en second lieu, les pays qui, souvent avec le
soutien de l’Alliance pour le Progrès, ont tenté des réformes agraires à visée modernisatrice, dans le but de limiter le pouvoir de l’oligarchie foncière et de consolider l’alliance populiste, mais sans aller très loin
ni pour se donner les moyens de sortir d’une agriculture de rente ou d’autosuffisance, ni pour satisfaire les revendications des paysans sans terre : c’est le cas de la Bolivie ou du Pérou ; et enfin les pays
où tous les projets de réformes agraires sont restés lettre morte et ont butté contre la résistance violent de l’oligarchie : le Brésil en est le cas emblématique. Or il est à noter que la stratégie de développement menée au Brésil jusqu’au coup d’état militaire de 1964 est souvent considérée comme un des exemples les plus cohérents de stratégie d’industrialisation après substitution des importations. De la même façon, dans les années 60, au moment où le Mexique mène lui aussi ce type de stratégie, le processus de réforme agraire marque le pas, alors qu’il avait connu une forte accélération dans les décennies 30 et 40, sous la présidence de Lazaro Cardenas qui coïncidait avec la première phase, dite spontanée, de substitution des importations.

Au-delà de l’absence de réforme agraire, les stratégies d’inspiration structuralistes sont donc souvent accusées d’avoir sacrifié la paysannerie et l’agriculture au nom d’une priorité à l’industrialisation. Il est vrai qu’au cours de cette période le revenu agricole a progressé beaucoup moins vite que celui du reste de la population, que la productivité a stagné (mis à part des expériences localisées et peu généralisables comme la révolution verte dans certaines régions du
Mexique), que l’exode rural s’est poursuivi et que globalement l’articulation agriculture-industrie ne s’est pas améliorée.

Devant l’existence de cette impasse apparente de la stratégie de développement, encore une fois deux types d’explications sont possibles :

Soit une explication qui se réfère à la cohérence économique interne des modèles structuralistes et remet donc en cause, en dernière analyse, les hypothèses de base de celui-ci. C’est ainsi qu’on peut
considérer comme le font les analyses libérales que ces stratégies ont souffert dans leur conception même d’un double biais, biais urbain et biais industrialiste, accordant, par les biais des subventions, tarifs,
mesures de protection, etc. divers avantages à l’industrie comme secteur et aux salariés de celle-ci comme couche sociale, au détriment de l’agriculture et de la paysannerie. On retrouve donc la remise en
cause du choix d’une industrialisation volontariste tournant le dos aux avantages comparatifs. La suppression de tout cet arsenal protecteur devrait permettre d’améliorer la productivité dans l’agriculture et d’augmenter le revenu des agriculteurs.

Cependant cette explication ne revient pas véritablement sur le problème des structures foncières. Au contraire, la réorientation
agro-exportatrice préconisée dans cette logique aboutit à une concentration accrue des terres, comme on l’a vu dans le cas du Chili et comme on le voit aujourd’hui dans le cas du Mexique. C’est oublier
d’autre part que l’industrialisation dans l’optique structuraliste ne revenait pas en principe à développer le secteur industriel au détriment des autres, mais à favoriser l’existence d’un pôle de développement à partir de l’industrie, censée diffuser au reste de l’économie le progrès technique et les gains de productivité. Dans la plupart des cas cela ne
s’est pas produit. Mais on eut se demander alors si cette carence est due à une intervention de l’Etat trop importante ou au contraire à une planification insuffisante de ces effets d’entraînement qui, de part la
nature même du sous-développement, ne pouvait être laissés au seules forces du marché.

La question de l’inflation est un autre exemple de politique restée en retrait par rapport aux analyses théoriques et butant sur les nécessaires transformations structurelles : bien avant les crises
hyperinflationnistes des années 80 en Amérique latine, un premier débat sur l’inflation avait eu lieu à la fin des années 50, au cours duquel les analyses structuralistes avaient déjà affronté les critiques
orthodoxes : cependant, les mesures véritablement mises en oeuvre s’en tiennent au volet conjoncturel, sans véritablement tirer les conséquences de l’analyse qui est faite des racines structurelles de l’inflation, renvoyées dans les analyses à la concentration des
pouvoirs et des revenus.

On peut donc se demander — et c’est une lecture que l’actualité des hypothèses évoquées suggère d’autant plus — si la principale limite des stratégies de développement inspirée par la CEPAL n’a pas été
d’être insuffisamment structuraliste sur le terrain.

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P.-S.

Article paru dans Monde en développements, n° 113-114, 2001/1-2.

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