Stratégie révolutionnaire et stratégie réformiste

, par MANDEL Ernest

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Au cours des trente dernières années, le débat « Comment sortir du capitalisme ? » a peu à peu cédé la place à un débat moins ambitieux « Comment résister au rouleau compresseur du nélolibéralisme ? », dans lequel la perspective d’une rupture radicale avec le système capitaliste s’est largement estompée. Ouvrant pour la première fois depuis plus de trente ans la perspective d’une rupture réelle avec la politique néolibérale, la victoire de Syriza va certainement redonner des couleurs au débat sur les stratégies de lutte contre le capitalisme.

En contribution à ce débat que nous pensons vital, nous publions un texte important d’Ernest Mandel (1923-1995), économiste et théoricien marxiste internationalement reconnu, qui fut aussi militant et dirigeant de la Quatrième Internationale (trotskiste) pendant près de cinquante ans.

Ce texte date de 1978 et intègre donc des réflexions qui couvrent un siècle et demi d’histoire du mouvement ouvrier et révolutionnaire. Mais cette date est aussi significative parce qu’elle marque la fin d’un cycle de remontée des luttes qui a duré vingt ans (les révolutions anticoloniales et anti-impérialistes, Mai 68, le Chili d’Allende, la Révolution des Œillets au Portugal…) avant une longue période de recul, ouverte symboliquement en 1979 par les élections de Ronald Reagan aux Etats-Unis et de Margaret Thatcher en Grande-Bretagne.

Ce texte ne peut donc être pris comme un « dernier mot » sur le thème de la stratégie révolutionnaire, d’abord parce qu’en la matière, le « dernier mot » n’existe pas et, plus simplement, parce qu’une série de phénomènes postérieurs à 1978 – la chute des régimes prétendument « socialistes » en URSS et ailleurs, les défis posés par l’extension rapide et profonde de la mondialisation, l’urgence écologique de plus en plus dramatique, le développement de nouveaux mouvements (alternmondialistes, indignés),… – ne sont, et pour cause, pas intégrés dans le raisonnement. Avanti

Mon livre Critique de l’eurocommunisme a suscité deux critiques publiées dans El Pais, l’une de Julio Rodríguez Aramberri (18/05/78) et l’autre de Jorge M. Reverte (02-05/78). Vu l’importance du débat stratégique, je crois opportun de répondre sur le fond des divergences qui séparent les eurocommunistes et social-démocrates, d’une part, et les marxistes révolutionnaires, de l’autre, plutôt que de m’étendre sur l’aspect purement polémique du débat.

Je me permettrai seulement à ce propos de souligner, comme l’a fait en détail mon camarade Miguel Romero dans Combate du 22 juin 1978, que notre vieil ami Aramberri confond suffrage universel et assemblées de type parlementaire, caractérisées par la séparation des fonctions législatives et exécutives, ce qui n’est pas le cas des assemblées de type conseils ouvriers. Autant je considère qu’après la victoire de la révolution socialiste l’utilité de telles assemblées à côté de celles de type « conseils » est un problème purement tactique, autant je suis aussi un partisan intransigeant du suffrage universel avant, pendant et après la prise du pouvoir par les travailleurs.

Mais allons au cœur du véritable débat, qui est d’ordre stratégique. Notre critique de la stratégie gradualiste et réformiste « vers le socialisme », que partagent les eurocommunistes avec la social-démocratie classique, repose sur une cohérence interne de prémisses analytiques socio-économiques et politiques et de conclusions révolutionnaires.

1. Depuis 1914, le capitalisme a achevé sa mission historiquement progressiste. Les pré-conditions matérielles pour la construction d’une société sans classe, sans exploitation, sans pression ni violence entre les hommes, existent à une échelle mondiale. Mais la substitution du capitalisme exige également des pré-conditions sociales et politiques, c’est à dire subjectives. En l’absence de ces pré-conditions, le régime capitaliste agonisant continuera à survivre et la nouvelle société qu’il porte dans ses flancs ne verra pas le jour. Telle est la tragédie fondamentale du XXe siècle : l’Humanité paie un prix trop élevé pour cette survie. Deux guerres mondiales, d’innombrables guerres locales, des régimes politiques totalitaires, la réapparition à grande échelle de coutumes barbares comme la torture, Auschwitz, Hiroshima, la faim dans le Tiers-Monde, les menaces qui pèsent sur l’environnement : nous ne pensons pas exagérer en affirmant que la survie du capitalisme a coûté au genre humain deux cent millions de morts. La lutte pour le socialisme international est à la fois possible et nécessaire. Il est aussi, littéralement, une question de survie pour le genre humain.

2. La crise structurelle du capitalisme, ouverte en 1914, débouche périodiquement sur des crises socio-politiques caractérisées par des explosions impétueuses de luttes de masses qui menacent objectivement l’existence du mode de production capitaliste et de l’Etat bourgeois. En nous limitant seulement à l’Europe et aux cas les plus évidents : la Russie en 1917 ; l’Allemagne en 1918-1979, 1920, 1923 ; l’Italie en 1919-1920, 1945-1948, 1969, 1974-1976 ; l’Espagne en 1931, 1934, 1936-1937, 1975-1976 ; la France en 1936, 1944-1947, mai 1968 ; le Portugal en 1974-1975 ont connu ce type de crises. Celle-ci crises résultent de l’aggravation de contradictions de classe objectives, périodiquement inévitables dans un régime secoué par une crise structurelle historique. Répétons-le : périodiquement et non de manière permanente et continue.

On ne peut comprendre l’histoire réelle de la lutte de classes dans l’Europe du XXe siècle ni avec la formule simpliste « les masses s’intègrent sans cesse plus dans le système », ni avec l’autre formule, non moins simpliste, « les masses sont toujours disposées à renverser le régime ». Il est évident qu’il y a une combinaison alternative entre ces deux types de conduite.

3. Chaque fois qu’il y a une montée impétueuse de la lutte des masses, chaque fois qu’il y a une exacerbation explosive des contradictions de classes, la vie politique s’oriente inévitablement vers l’épreuve de force frontale entre les classes. Ceux qui pratiquent la politique de conciliation de classe dans le but d’éviter cette épreuve de force ne peuvent empêcher l’éclatement de ces faits, comme les événements tragiques au Chili l’ont récemment confirmé. Ce qu’ils parviennent à éviter, c’est uniquement une préparation adéquate de leur propre classe et des larges couches des masses travailleuses, rendant ainsi inévitable la victoire de la réaction bourgeoise. Dans cette épreuve de force frontale, l’appareil d’Etat bourgeois intervient toujours massivement et de manière décisive contre les travailleurs, et cela quelle que soit la forme parlementaire-démocratique de cet Etat. Quand Jorge Reverte suggère que, précisément pour cette raison, la défaite des masses dans cette épreuve de force serait inévitable, nous lui répondons que cela n’est pas démontré. Il y a trois exceptions importantes : la Russie de 1917, le putsch de Von Kapp en Allemagne en 1920 et les cas de Madrid, Barcelone, Valence et Malaga en juillet 1936. En outre, nous lui répondons que la stratégie opposée est une stratégie vouée à un échec certain. Dans aucun des cas d’exacerbation des contradictions sociales depuis 1914 la démocratie parlementaire n’a pu se sauver par une politique de conciliation de classe et de reculs afin d’éviter l’épreuve de force. Cette politique a partout succombé devant des régimes autoritaires et dictatoriaux.

4. L’histoire a confirmé depuis 1914 l’impossibilité de renverser le régime capitaliste en utilisant les institutions de l’Etat bourgeois, même démocratico-parlementaire. Ces institutions ont été conçues pour défendre et non pour abolir le régime de la propriété privée. Au moment décisif, cette fonction apparaît toujours d’une manière particulièrement brutale. En outre, non seulement Lénine et Trotsky mais aussi Rosa Luxemburg et Gramsci, et, avant eux Marx lui-même, ont démontré que, de par sa propre nature sociale, le prolétariat ne peut s’organiser en classe dominante dans le cadre de ces institutions parce que cela exige, pour ce faire, des institutions d’un type particulier qui sont précisément celle du type des conseils ouvriers de la Commune de Paris ou des soviets.

L’expérience historique confirme que chaque fois qu’il se produit une montée impétueuse du mouvement de masse elle se termine en crise pré-révolutionnaire ou révolutionnaire, car le prolétariat tend instinctivement à créer ses propres organes.

Il existe une tendance embryonnaire à l’apparition d’organes de ce genre quand surgit une crise révolutionnaire où le prolétariat est dominant au sein des masses laborieuses, ce qui est empiriquement démontré. Et cela confronte les marxistes à un choix décisif. Ou bien agir pour renforcer, généraliser, centraliser ce pouvoir naissant des travailleurs, ou bien limiter, fragmenter, noyer ou subordonner ce nouveau pouvoir naissant au nom de la souveraineté et de la primauté des institutions de la démocratie bourgeoise. La première orientation permet la victoire de la révolution socialiste, évidement sans la garantir. La seconde garantit la victoire de la contre-révolution bourgeoise.

5. L’émancipation des travailleurs ne peut être l’œuvre que des travailleurs eux-mêmes. Dans la construction de la société socialiste, le parti ou les organisations politiques peuvent et doivent orienter et éduquer les masses, mais elles ne doivent pas s’y substituer. Si le stalinisme exprime la variante la plus brutale de ce substitutisme, la social-démocratie parlementaire et électoraliste en représente une autre, non moins dommageable.

Il est impossible d’apprendre à nager sans se jeter à l’eau. Il est impossible d’orienter la classe ouvrière sur la voie de l’auto-émancipation et de l’auto-organisation dans la révolution, et après la révolution, sans s’initier dès maintenant à ces pratiques. Pour cette raison, une stratégie qui aspire réellement à la construction du socialisme, c’est à dire une société autogestionnaire de producteurs dans le sens le plus large du terme, doit s’assimiler de manière prioritaire toutes les pratiques qui développent la confiance des masses en elles-mêmes, leur volonté et leur capacité de résoudre par leur propre effort leurs propres problèmes. Cela signifie, indépendamment du fait qu’il y ait ou non une situation révolutionnaire, de favoriser l’éclosion de comités unitaires dans toutes les luttes quotidiennes ; de favoriser la lutte pour le contrôle ouvrier sur la production (et d’autres formes populaires de contrôle dans d’autres secteurs de l’activité sociale) ; de favoriser l’élection démocratique de comités de grève et leur fédération. De l’habitude acquise avec ces pratiques naîtront les conseils de travailleurs dans les prochaines crises révolutionnaires, que personne ne peut provoquer ni prévoir à date fixe, mais auxquelles il s’agit de préparer patiemment et systématiquement l’avant-garde et les masses, non seulement par la propagande, mais aussi par la pratique quotidienne.

6. Cette stratégie, dite « transitoire », recouvre en réalité une conception de la politique qui est diamétralement opposée à celle des réformistes. La différence ne consiste pas dans le fait que les révolutionnaires méprisent ou sous-estiment les revendications immédiates, les libertés démocratiques, les luttes pour les réformes, l’activité parlementaire, etc. Elle réside dans le fait que les révolutionnaires situent ces luttes dans le cadre d’une conception de la politique qui repousse catégoriquement l’introduction de la division bourgeoise du travail au sein du mouvement ouvrier. Elle n’admet pas que la politique se réduise essentiellement à des jeux parlementaires et à la sélection, à des manœuvres entre « professionnels de la politique », y compris les manœuvres au sommet des organisations ouvrières, tandis que les masses sont traitées comme des sujets subalternes ou comme des figurants tout juste bons à voter ou à lutter de temps en temps dans des grèves économiques.

Pour nous, il s’agit d’éduquer les masses pour qu’elles s’occupent elles-mêmes, collectivement, de la politique. Pour cette raison, le sens d’un programme de transition est, avant tout, la résolution des problèmes actuels brûlants par des mobilisations unitaires et par l’action directe des masses. Notre politique de front unique se situe dans ce cadre. La dynamique de cette stratégie est d’amener les masses à se poser et à résoudre finalement de la même manière le problème du pouvoir politique.

Ceci implique de ne pas tourner le dos à la moindre revendication élémentaire, qu’elle soit démocratique, économique, culturelle, écologique et de ne fermer les yeux devant aucune réalité subjective, y compris les illusions électorales et parlementaires de masses elles-mêmes. Mais ceci implique aussi que ces tactiques et ces préoccupations doivent s’intégrer dans une stratégie d’ensemble qui tend au renforcement du potentiel de lutte et d’élévation du niveau de conscience anticapitaliste des masses. Ceci implique qu’on évite toujours de subordonner la défense de leurs intérêts immédiats à de savants calculs électoralistes et qu’on évite toute fragmentation artificielle de ses combats par crainte d’aggraver les tensions politiques et sociales. Comme on peut le constater, cette stratégie de rechange que nous proposons n’est pas seulement plus révolutionnaire et plus réaliste, elle aussi mille fois plus démocratique que celle des réformistes et des conciliateurs.

À la lumière de cet exposé, on pourra comprendre à quel point l’accusation d’ « immédiatisme » et de « passéisme » dirigée contre « Critique de l’eurocommunisme » est hors de propos. Loin de se fonder sur des dogmes abstraits ou sur des modèles historiques dépassés, notre critique résulte d’une analyse de la société capitaliste occidentale et de ses contradictions internes d’aujourd’hui. D’autre part, elle se fonde sur une compréhension marxiste de la dialectique entre les moyens et les fins. La tragédie du réformisme naît avec la fameuse formule d’Edouard Bernstein : « Le mouvement (c’est à dire la tactique) est tout ». L’histoire se prononce contre cette hypothèse. Certaines orientations, certaines tactiques – tant celles de la social-démocratie classique comme celles du stalinisme – ne nous mènent pas vers une fin socialiste, et elles ne peuvent le faire dans la mesure même où elles minent la conscience de classe et la capacité d’auto-émancipation du prolétariat au lieu de les développer. C’est à partir de cette vérité élémentaire qu’il s’agit de discuter une stratégie de rechange, sauf si on fini par admettre franchement que le socialisme est impossible.

C’est parce qu’ils se rendent compte de la cohérence interne de notre raisonnement que Julio Aramberri et Jorge Reverte ne peuvent s’opposer frontalement à notre critique et se contentent de rester aux marges du problème. Ne serait-il pas préférable d’approuver franchement notre projet stratégique – la voie révolutionnaire vers le socialisme est l’unique voie possible – et s’intégrer consciemment dans sa réalisation politique et organisationnelle, vu le terrible destin qui nous menace si les prochaines occasions révolutionnaires sont gâchées en Europe, comme cela s’est passé depuis plus d’un demi siècle ?