Les quelques mois qui viennent de s’écouler auront été, pour la diffusion en France du cinéma japonais d’animation comme pour la démonstration de son ébouriffante créativité, une période faste : un thriller tortueux et tordu (Perfect Blue de Satoshi Kon) en septembre dernier, un impeccable film d’espionnage mâtiné de conte cruel métaphysique (le fascinant Jin-Roh de Hiroyuki Okiura) en novembre, une féérie pour petits et grands (Mon Voisin Totoro de Hayao Miyazaki) en décembre et enfin, il y a quelques semaines, une envoûtante épopée fantastico-médiévale, le somptueux Princesse Mononoke, chef-d’oeuvre attendu de Miyazaki. Une critique unanimement élogieuse les a salués.
Course aux profits
En aurait-on définitivement terminé avec le vieux préjugé selon lequel l’animation japonaise serait intrinsèquement laide, de mauvaise qualité et gratuitement ultraviolente ? Cette calamiteuse réputation aura en tout cas eu la vie dure. Beaucoup se souviennent encore — ex-parents inquiets ou ex-enfants téléphages... — de la guéguerre télévisuelle qui commença à diviser les foyers, au début des années 1980, lorsque les premiers Albator et Goldorak débarquèrent dans les émissions jeunesse, et qui ne fit que s’aggraver.
D’un côté en effet, nombre de studios japonais montrent une fâcheuse tendance à augmenter le rendement en diminuant le nombre d’images par seconde, et à tirer les scénarios vers le plus susceptible de « faire de l’audience » — c’est ce qui poussera un Miyazaki à monter son propre studio. De l’autre, les distributeurs français, essentiellement préoccupés de profits immédiats, ne s’embarrassent pas de savoir si les « produits » sont en adéquation avec le public visé. Au début des années 1990, si La 5 se spécialise dans le dessin animé sportif « consensuel », TF1 se retrouve au centre d’une véritable polémique. L’émission jeunesse de la société AB Production, le sinistre Club Dorothée, dont le coeur de cible ne dépasse certes pas onze ou douze ans, diffuse des séries animées ayant fait un tabac au Japon chez les adolescents, voire les adultes... Car si une certaine tradition « occidentale » considère le dessin animé comme un loisir enfantin, à quelques exceptions « contre-culturelles » [1] près, ce n’est pas du tout le cas au Japon : tout comme la bande dessinée — les fameux « mangas » — qui s’adresse à des publics très variés, le dessin animé ou anime [2] est un mode d’expression qui traverse les genres, les âges et les classes sociales. Considérations culturelles qui n’entrent pas dans le cahier des charges d’AB : au besoin, on censure. Si Ken le survivant — pseudo-samouraï post-atomique et décérébré — est trop riche en hémoglobine, on coupe les plans les plus atroces (il en reste encore assez pour faire rougir Tarantino) ; si les dialogues de Nicky Larson — détective privé érotomane et macho — sont trop épicés, on traduira love hotels par « restaurants »...

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Animation mature
On comprend pourquoi l’animation japonaise a longtemps fait figure en France de sous-culture pour ados acnéiques. En 1988, la sortie d’Akira, long métrage de Katsuhiro Otomo adapté d’un manga à succès, est saluée par la critique mais ne déplace pas les foules. Les fans de mangas et d’animes forment une tribu étrange, monomaniaque, une version light des otakus japonais. Paradoxalement, c’est le succès, au milieu des années 1990, d’une série particulièrement laide, Dragonball, qui « boostera » pour une grande part le marché français de la japanimation, ouvrant la voie des salles aux longs métrages les plus réussis des studios les plus exigeants.
Avant Totoro et Princesse Mononoke, on découvre donc en 1995 le souffle épique et la poésie de Hayao Miyazaki grâce à Porco Rosso, tribulations d’un aviateur malencontreusement transformé en cochon. Un an plus tard arrive le Tombeau des lucioles, drame de deux orphelins dans le Japon de 1945 signé par son compère du très renommé studio Ghibli, Isao Takahata. En 1997, avec le futuriste et planant Ghosts in the Shell de Mamoru Oshii, on mesure de mieux en mieux à quelle richesse scénaristique et visuelle on a affaire.
Démarrant — comme les animes les plus guimauves — par les atermoiements d’une mignonne chanteuse de girls band, Perfect Blue vire rapidement au cauchemar high-tech et use de manière vertigineuse des jeux de miroir, compensant une animation un peu déficiente (le film était à l’origine destiné à l’exploitation vidéo) et baladant le spectateur de fausses pistes en hallucinations. Dans un Japon vaincu par le fascisme, des résistants clandestins sont traqués par des unités armées qui n’ont plus d’humaine que l’apparence : la ligne claire et les aplats de Jin-Roh donnent une épaisseur étonnante à des personnages qui jouent, jusqu’au malaise, jusqu’à l’écoeurement, le jeu éternel et pervers du chat et de la souris. Mélange de poésie panthéiste et de réalisme sauvage, Princesse Mononoke sidère autant par des plans d’une beauté incontournable que par une aisance confondante de mouvements. On est bien face à une animation mature, subtile, qui n’a réellement plus rien à voir avec les comptines bien-pensantes de Disney et consorts. Riche, surtout, de déclinaisons multiples et d’un extraordinaire potentiel de liberté cinématographique. On se prend alors à rêver qu’elle puisse ouvrir ici de nouveaux espaces à l’animation française, aujourd’hui encore mal-aimée malgré les succès de Michel Ocelot...