Le livre, pour penser et agir

Éditer pour résister

, par LE TRÉHONDAT Patrick, SILBERSTEIN Patrick

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Comment une petite maison d’édition peut-elle, dans un secteur en pleine évolution, maintenir un catalogue pluraliste et original ? Patrick Le Tréhondat et Patrick Silberstein, membres du collectif d’animation des éditions Syllepse, répondent à Rouge.

  • L’édition est en plein bouleversement. L’emprise de grands groupes capitalistes (Vivendi, Bayard) sur des maisons d’édition réputées de gauche se renforce, et l’on constate une crise de la lecture. Syllepse semble résister à ces mauvais vents...

Patrick Le Tréhondat — Syllepse est une petite maison d’édition engagée qui fonctionne sur un mode coopératif. Nous avons une « sensibilité » qui nous permet de répondre, parfois, au besoin du moment, en toute liberté. Cependant, l’essentiel est ailleurs. Nos choix se veulent en phase avec les préoccupations sociales et politiques de la période. Nous voulons être des « passeurs », un « éditeur-transition » entre ce que nous ont légué les « vieux barbus » et ce qui s’enfante trop doucement et très douloureusement, c’est-à-dire le projet d’une autre société et les voies pour y parvenir. En publiant des livres, nous pensons aider à moissonner ce que Lefebvre appelait « la gerbe des possibles ». Nous savons que nous sommes « à contre-courant », mais il ne peut y avoir de résistance à l’air du temps que si se dégage un horizon qui éclaire les combats quotidiens.
La crise de la lecture des sciences sociales, c’est la crise « du possible ». Pourquoi lire si rien n’est possible ? Au mieux, lire devient alors un moyen d’oubli de cette absence. La résolution de cette crise ne viendra ni de la finance, ni de « trucs éditoriaux », ni du multimédia (que nous ne négligeons pas pour autant). Tout cela peut consolider un bilan d’éditeur ­ qui peut même publier des classiques du marxisme, s’il pense que le marché existe, et c’est tant mieux ­ mais cela ne permet pas de faire vivre ce que nous avons la prétention d’être. Si le livre est une marchandise, il ne faut pas pour autant laisser les marchands régenter les idées par le biais « naturel » du marché. Notre secret de fabrication, c’est de vouloir être à la charnière du monde des idées et du monde de l’action transformatrice.

  • Syllepse vient de fêter ses dix ans. La lecture de votre catalogue indique une problématique d’édition sociale et politique de gauche. Comment la définiriez-vous ?

Patrick Silberstein — Avec Syllepse, nous avons créé une maison d’édition engagée et non partisane, ouverte sur le monde des idées, de la création et de l’action. De manière pluraliste et plurielle ­une syllepse est une forme grammaticale qui privilégie les accords fondés sur le sens plutôt que sur la règle, nous produisons des livres qui ont pour vocation de redéfinir les contours d’une utopie concrète, d’interroger le quotidien, de dessiner les contours d’autres mondes possibles. Notre ambition consiste à offrir la possibilité de publier à des acteurs du mouvement social, à des auteurs individuels, chercheurs ou syndicalistes, à des auteurs collectifs. Il faut se rappeler qu’il y a dix ans Henri Lefebvre ne trouvait pas d’éditeur pour ses ultimes travaux.
Nous sommes partis d’une idée élémentaire : les mouvements sociaux produisent des idées, interprètent le monde et agissent sur lui. Nous nous sommes d’emblée conçus comme un des outils auxquels ces mouvements pouvaient faire appel. Offrir à une association de chômeurs ou à un syndicat, l’accès au livre comme vecteur de leur production intellectuelle est un exercice très stimulant. Notre bilan, c’est la diversité des signatures qui attestent de la validité et de la raison d’être de notre aventure. Car c’était et cela reste une aventure, à la fois militante, humaine, éditoriale et financière.

  • Pourquoi l’expression des mouvements sociaux, notamment ceux du champ syndical et la lutte contre l’extrême droite sont-ils fortement présents dans votre catalogue ?

Patrick Le Tréhondat — Parmi les premiers titres de Syllepse, il y a eu effectivement l’Acharnement dont l’auteur était Sud-PTT qui relatait une répression antisyndicale, et Sida’venture qui s’opposait aux délires sanitaires du FN à propos du Sida. Depuis, de nombreux autres titres et auteurs syndicaux sont venus chez nous. Ils ont des choses importantes à dire, sur leur activité, et leur vision de la société. Mais quel éditeur s’intéresse à cette production intellectuelle ? Nombre de nos « auteurs-mouvements », du moins ceux qui n’avaient jamais eu accès à l’édition, remettent en question l’apparente opposition entre l’agir et l’écrire-publier, ou entre la pratique et la théorie.
La publication de leurs réflexions les hisse comme acteurs producteurs de pratiques et de théories. Ils revendiquent de cette façon une place non subalterne dans la production du politique. Lorsque la FGTE-CFDT élabore une autre conception des transports publics, quand un collectif de syndicalistes propose une « contre-expertise » sur la question des retraites, nous avons ici à l’évidence une envie d’innovation politique forte et nous contribuons à faciliter son expression.
Devant les dangers d’extrême droite qui s’accumulaient, nous avons « naturellement » donné une large place à des livres comme ceux de Ras l’Front, de Thierry Maricourt et plus récemment la revue Mauvais Temps. À ce propos, le livre que nous avons consacré au négationnisme (Les Chiffonniers de l’histoire), nous a valu d’être lourdement condamné pour avoir rappelé l’appartenance passée d’un membre du CNRS à la Guerre sociale faurissonienne. Il est cocasse, si on peut dire, que le principal « témoin de moralité » du plaignant, a été contraint, quelques semaines après notre condamnation, à démissionner de la direction du Centre Pierre Léon pour avoir permis la soutenance d’une maîtrise négationniste.

Éditions Syllepse, 69, rue des Rigoles, 75020 Paris, https://www.syllepse.net

P.-S.

Propos recueillis par Barnabé Célin.

Rouge, 1999.

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