Jeux Olympiques de Sydney

Les records du sport-business

, par TRÉPÈRE Galia

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Les efforts et les exploits des athlètes font encore vibrer et rêver, mais il y a longtemps que le sport de haute compétition n’est plus l’expression de l’équilibre physique naturel et de la maîtrise du corps. Marchandisé par les sponsors et les chaînes de télévision, gangrené par le dopage, il est devenu, pour les athlètes eux-mêmes, un nouvel esclavage.

Les premiers jeux Olympiques modernes, en 1896 à Athènes, étaient ceux de l’avènement de l’impérialisme, la vitrine idéalisée des nations qui étendaient alors leur domination sur le monde entier ; ceux de Sydney, un siècle plus tard, sont ceux de la mondialisation triomphante et de la marchandisation du sport. Pas de conflits entre grandes puissances comme lors de la guerre froide, pas d’intrusion fracassante de la révolte des peuples opprimés comme avec les poings levés des athlètes noirs américains à Mexico en 1968, mais la fausse apparence d’une paix mondiale et de la reconnaissance, le temps d’une cérémonie d’ouverture, de la dignité des peuples opprimés.
C’est Cathy Freeman, l’athlète porte-drapeau des Aborigènes d’Australie, qui a allumé la flamme olympique. Colonisés dans leur propre pays, leurs droits de citoyens reconnus seulement en 1967, les Aborigènes, qui représentent 2,3 % de la population, sont maintenus dans des conditions de vie déplorables, et les organisateurs craignaient que leurs manifestations ne viennent troubler l’image des Jeux, symbole de l’entente entre les peuples. Les apparences sont sauves : juste après sa victoire sur 400 mètres, Cathy Freeman a brandi ensemble les drapeaux aborigène et australien. Mais les revendications des Aborigènes, qui auront utilisé ces Jeux pour dénoncer le sort qui leur est fait, demeurent : l’exigence, en particulier, de faire reconnaître par le gouvernement australien les exactions qu’ils ont subies pendant plus d’un siècle d’oppression.

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Sponsors et chaînes de télévision

« Plus haut, plus vite, plus fort » et « plus d’argent », pour parodier la devise du Comité international olympique (CIO). Tous les records auront été battus pour cette 101e édition des Jeux : 10 200 athlètes en provenance de 200 nations, mais surtout 3,7 milliards de téléspectateurs, et un budget d’organisation de plus de 13 milliards de francs, deux fois plus qu’à Barcelone en 1992, et 50 % de plus qu’à Atlanta il y a quatre ans. Sans compter les frais engagés par le gouvernement australien pour doper des infrastructures dont bien peu serviront à la vie quotidienne de la population. L’aéroport de Sydney a été agrandi pour 2,4 milliards de francs et relié au centre-ville par une nouvelle ligne de chemin de fer, dont la construction a coûté 2 milliards, et une voie rapide que très peu d’habitants de Sydney pourront emprunter, faute de sorties en nombre suffisant. Ce sont autant de marchés juteux pour les groupes de travaux publics, qui s’ajoutent à celui, énorme, d’un parc hôtelier dont le groupe Accor a remporté le contrat exclusif : il dispose ainsi désormais de 4000 chambres à Sydney sous les bannières de ses marques Sofitel, Novotel, All-Seasons, Mercure, Ibis et Formule 1.
Bien servis également, les sponsors, et en premier lieu les onze sponsors officiels des Jeux (entre autres Coca-Cola, McDonald’s, IBM, Panasonic, Kodak). Moins bien, au goût de Coca-Cola, qu’en 1996, alors que la ville choisie pour les Jeux était Atlanta, le siège du groupe, mais tout de même Ils ont pu pavoiser Sydney de leurs annonces publicitaires, et en envahir les écrans télévisés. Ce qui ne les a pas empêchés, ces dernières années, de s’indigner de la corruption du CIO et de réclamer sa réforme, depuis qu’il avait été révélé que ses membres avaient touché de grosses enveloppes en échange de leurs votes au moment du choix des villes devant accueillir les JO. En fait, le mécontentement des sponsors vient surtout de ce qu’ils s’estiment lésés par le CIO au profit des chaînes de télévision.
Car c’est cela, la grosse affaire des Jeux ces dernières années : les retransmissions télévisées, et les pages publicitaires qui vont avec. Les compétitions peuvent être regardées par 3,7 milliards de personnes dans 220 pays, et les groupes de médias détenteurs de droits de rediffusion ont payé plus de 9 milliards de francs pour les obtenir. Pour les chaînes françaises, France Télévision et Canal +, l’opération est, paraît-il, relativement peu rentable au regard du coût exorbitant de ces droits, alors que le décalage horaire empêche les records d’audience et diminue d’autant le prix du spot publicitaire. À voir Mais le maître des Jeux en ce domaine, c’est le groupe américain NBC, qui a payé 5 milliards de francs pour obtenir l’exclusivité de diffusion sur tout le territoire des Etats-Unis et leurs 303 millions de téléspectateurs potentiels. Premier bailleur de fonds des JO, et membre du CIO, NBC a eu droit à tous les égards des organisateurs. Que son directeur des sports réclame la construction d’une tour suffisamment haute pour pouvoir filmer Sydney, et les organisateurs des Jeux s’exécutent. Exige-t-il que tous les fils électriques qui gênent la vue de la ville depuis cette tour soient enterrés, c’est fait, quel que soit le coût des travaux. La chaîne réclame-t-elle le droit d’avoir un site Internet présentant en exclusivité les épreuves en direct, le CIO s’empresse d’interdire la diffusion sur le Web par tout autre site que « nbc.com ».

Hypocrite traque du dopage

Publicité, droits de retransmission, sponsoring, salaires mirobolants pour des champions obligés de recourir au dopage : il y a bien longtemps que les jeux Olympiques n’ont plus grand chose à voir avec « l’esprit olympique » défini au début du siècle. Il s’agissait alors d’élaborer un idéal prétendument universel de qualités physiques et morales, reflet idéalisé des couches privilégiées des grandes puissances, mythe accrédité par des élites de sportifs suffisamment riches pour être amateurs, en même temps que de prôner la paix et l’amitié entre les peuples du haut de tribunes offertes par la poignée des Etats qui étaient en train de réduire les trois-quarts de la planète à l’esclavage colonial.
L’amateurisme a fait long feu avant même que les sportifs professionnels soient autorisés officiellement, dans les années 1980, à participer aux JO. Toujours promotionnés et rétribués (directement ou indirectement), comme autrefois, par des Etats dont ils ont pour mission de grandir le prestige national, les athlètes sont surtout devenus aujourd’hui de simples marchandises, hommes et femmes « sandwich » de leurs sponsors dont ils sont souvent les salariés, champions de spectacles générateurs de profits. La presse a rappelé, à l’occasion de sa fuite précipitée de Sydney, cette anecdote sur Marie-José Perec, explosant au cours d’une émission de télévision parce que les cameramen n’avaient pas assez filmé à son goût les badges publicitaires qu’elle arborait sur ses vêtements.
C’est cet affairisme qui est à l’origine du développement du dopage, auquel pratiquement aucun athlète ne peut échapper. Mais, pour que les affaires marchent, il faut que les idoles gardent leur auréole de champions « naturels ». Officiellement, le dopage est traqué. Ces Jeux seront « les plus propres de l’histoire », ont clamé le CIO et son président, l’ancien édile du franquisme, Juan Antonio Samaranch. Jamais les athlètes n’auront été plus contrôlés : 3 200 tests ont été prévus, dont 2 000 dans la période des compétitions. Certaines délégations nationales ont renvoyé chez eux, par précaution, plusieurs de leurs athlètes. Des contrôles positifs retentissants ont été annoncés, comme ceux concernant la jeune championne roumaine de gymnastique Andreea Raducan, ou « le mari de Marion Jones », le lanceur de poids américain C. J. Hunter.
Un nouveau test prétendument efficace pour déceler la prise d’EPO (l’érythropoïétine, qui permet de faire monter le taux de globules rouges, porteurs d’oxygène, dans le sang) a été inauguré à Sydney. Mais de l’aveu de plusieurs sportifs ou de médecins, non seulement l’efficacité de ce test est très limitée, mais il y a surtout bien d’autres produits ou pratiques quasiment indécelables, comme par exemple certaines hormones de croissance qui permettent d’augmenter le volume des muscles. Depuis quelques années, les témoignages accusant les pratiques de dopage se sont multipliés, et certains des acteurs eux-mêmes, sacrifiés dans les « opérations mains propres », ont parlé. Ainsi l’ancien entraîneur de l’équipe cycliste Festina, interviewé dans le journal La Tribune, dénonce-t-il : « Les médias laissent accroire que la situation du dopage s’améliore. Mais c’est une vision fausse. En réalité, il y a une criminalisation rampante des institutions. [...] La vraie clé du problème est dans l’attitude des fédérations et des sociétés privées qui ont leur chiffre d’affaires pour unique objectif. » Et aux Etats-Unis, il y a trois mois, c’est l’ancien directeur de la commission dopage du Comité olympique américain qui a accusé ce dernier d’avoir blanchi 50 % des athlètes américains contrôlés positifs au cours des dernières années. Il est vrai que cette commission est financée elle-même par des sponsors !

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Réconcilier l’homme et son environnement

Ce n’est malheureusement pas le souci de la santé des athlètes, champions actuels ou espoirs de champions, dopés et bientôt ­ ou peut-être même déjà ­ génétiquement modifiés, qui est à l’origine de cette traque du dopage. Il s’agit plutôt de préserver la qualité de la marchandise, son image, sa « traçabilité », car la pression de l’opinion publique fait qu’il n’est plus « normal » de se doper. Ces mots sont cyniques, mais ils expriment la réalité des rapports marchands qui sont au coeur du sport de haute compétition.
Le marché aux athlètes exige que les performances soient sans cesse dépassées, la plupart des produits dopants ont comme fonction essentielle de retarder les signes naturels de fatigue, qui conduisent en temps normal à ralentir ou arrêter ses efforts. L’athlète qui ne perçoit plus ces signes dépasse ses limites physiologiques, use prématurément son corps et raccourcit sa durée de vie, et plus rapidement encore si les substances absorbées perturbent, comme c’est souvent le cas, son équilibre nerveux.
Le sport, l’activité censée être la plus propice à l’épanouissement physique et psychique de l’individu, la plus apte à améliorer son équilibre et la qualité de ses relations avec son environnement, devient ainsi, perverti par les rapports marchands, le lieu d’un esclavage et d’une aliénation. Comme il est également perverti par l’exacerbation de la concurrence qui conduit à exalter l’individualisme, l’élitisme, là où l’émulation permettrait à chacun, grâce aux autres, et non contre eux, de donner le meilleur de soi-même, quelque chose de plus que le fair play ou l’esprit d’équipe, qui sont loin d’avoir disparu, même sur les stades des jeux Olympiques.
C’est pourtant cet apport du sport qui est, la plupart du temps, recherché par ceux qui le pratiquent aussi bien sur les terrains que devant la télévision. Ce n’est ni l’esclavage des rapports marchands, ni la concurrence à tout prix, même si les individus ont bien du mal à échapper à une logique qu’ils ne maîtrisent pas, celle imposée par les rapports sociaux qui font de tout une marchandise.

P.-S.

Rouge, 1999.

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