Retour sur l’expérience du confédéralisme démocratique au Rojava

, par DEN HOND Chris

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Commune et démocratie directe au centre du système institutionnel, égalité totale homme-femme, économie solidaire, écologie radicale... Du chaos des guerres syriennes a émergé un projet politique et social inédit dans son ampleur et ses ambitions, celui de la Fédération démocratique de Syrie du Nord. Alternative en acte au capitalisme moderne et à l’État-nation, le « confédéralisme démocratique » tente de se mettre en place au cœur du Moyen-Orient, dans les zones contrôlées par les Forces Démocratiques de Syrie (FDS) dont les composantes kurdes constituent le fer-de-lance. Chris den Hond [1], vidéojournaliste indépendant, rédacteur au sein du webzine OrientXXI et militant, nous en rappelle les grands axes et défis.

Le Rojava est un territoire situé dans le Nord de la Syrie à peu près grand comme la Belgique et qui regroupe 4 millions d’habitant·es. L’expérience politique inédite de confédéralisme démocratique qui s’y déroule est donc massive et semble recevoir un large soutien populaire. C’est l’un des rares espaces au monde où tente de se développer un système de démocratie directe dont les prémices idéologiques sont radicalement féministes, (plutôt) anticapitaliste, foncièrement écologiste et portant même un fort ancrage libertaire visant à terme, la disparition de l’État-nation. Il s’inspire notamment de l’écologie sociale et libertaire du penseur états-unien Murray Bookchin qu’ont adapté à la situation locale Abdullah Öcalan et le PKK (Partiya Karkerên Kurdistan – Parti des travailleurs du Kurdistan, actif en Turquie). Il se présente depuis 2016 sous le nom de « Fédération démocratique de la Syrie du Nord » (FDSN), terme jugé plus neutre — Rojava étant un mot issu de la langue kurde — et recouvrant mieux la multi-ethnicité de la population.

Les idées émancipatrices sont au cœur du Contrat social de la FDSN, qui complète la Charte du Rojava, deux textes constitutionnels. Égalitaristes, ceux-ci comportent de nombreux droits culturels, sociaux qui encadrent l’action de toutes les communes et instances de coordination. Car le système institutionnel est fédéraliste et résolument communaliste : 5000 communes autonomes constituent les unités de base de ce système. Une commune regroupe environ 150 familles dans une rue d’une ville. C’est là que la population peut directement s’exprimer, prendre des décisions concrètes et se coordonner avec les autres communes. L’économie sociale prônée par les textes a vu la création d’environ 500 coopératives (comportant de 15 à 4000 travailleur-euses). Elles fonctionnent sur le principe « une personne = une voix » visant à rendre l’économie plus démocratique.

La place du PYD (Partiya Yekïtiya Demokrat – Parti de l’union démocratique) qui a initié ce processus démocratique en profitant du vide laissé par le départ des armées de Bachar el-Assad en 2011 est ambivalente. C’est lui qui a permis l’autonomisation de la Syrie du nord dans la perspective d’un système démocratique confédérale qui donne le pouvoir à tous et toutes, et a permis la protection des habitant·es du territoire dans un contexte de guerres multiples. Dans le même temps, qu’en est-il du destin de cette organisation politico-militaire qui constitue une autre forme de pouvoir en parallèle du schéma hyper démocratique souhaité ? Saura-t-elle s’effacer une fois la paix revenue ? En espérant que cette dernière advienne tant ce projet reste menacé militairement de toutes parts (par Daesh, Bachar el-Assad, et surtout par la Turquie d’Erdogan). D’une étonnante modernité face aux nationalismes, aux inégalités socio-économiques et aux défis environnementaux actuels, le confédéralisme démocratique rouvre en effet la porte d’un autre monde possible. S’il contient des contradictions, et qu’en vérifier la justesse sur le terrain est nécessaire, cette proposition politique mérite néanmoins toute notre attention.

  • AURÉLIEN BERTHIER — Comment s’est institué le confédéralisme démocratique dans le nord de la Syrie ?

CHRIS DEN HOND — En Syrie, les organisations kurdes étaient partie prenante du mouvement de démocratisation qui débute en 2011. Mais elles se sont vite détachées de l’opposition syrienne organisée, comprenant rapidement que le Kurdistan n’aurait jamais une autonomie si le mouvement parvenait à renverser Bachar el-Assad. Car cette opposition, pro-saoudienne et pro-turque, avait clairement annoncé la couleur : ce qu’on veut, c’est garder un État syrien centralisateur et remplacer Bachar à sa tête, point… Les Kurdes ont donc décidé de suivre une troisième voie qui défende leurs propres intérêts. En parallèle, ne pouvant se battre sur tous les fronts, les armées de Bachar se sont retirées du Nord-est syrien et a prévalu jusqu’ici une sorte de gentlemen agreement : Kurdes et armée syrienne régulière ont ainsi évité tout affrontement frontal. Se retrouvant seuls sur ces territoires face à Daesh, les Kurdes se sont également retrouvés de facto autonomes. Le PYD, parti majoritaire dans le Kurdistan syrien, a organisé la lutte contre les forces de l’État islamique. Une lutte d’abord menée par les YPG-YPJ, bras armée du PYD, remplacé depuis 2015 par les FDS, une alliance entre combattants kurdes, arabes et syriaques. Le PYD a décidé de mettre en place dans les zones qu’ils contrôlaient le confédéralisme démocratique, un projet politique en gestation depuis une dizaine d’années. Une fois Daesh chassé du Nord de la Syrie, trois cantons (Qamishlo, Kobané et Afrin) se sont alors retrouvés gérés selon ces principes. Jusqu’à mars 2018 où Afrin passe aux mains de la Turquie.

  • AB — Est-ce que vous pouvez rappeler les grands traits du projet politique de ce confédéralisme démocratique ?

CDH — Le projet politique de la Fédération démocratique de la Syrie du Nord, est un projet pluraliste et pluriconfessionnel mis en place depuis 2014 par les populations kurdes de cette région et leurs alliés arabes, turkmènes, circassiens et assyriens. Dans le Contrat social du Rojava, un texte laïc et égalitaire, qui tient lieu de constitution, toutes les religions sont traitées sur un même pied d’égalité. Ça peut paraitre normal à nos yeux, mais c’est extrêmement novateur dans une région très fragmentée ethniquement, qui connait une montée de toutes sortes de nationalismes et une forte emprise du religieux sur le politique. Toutes les composantes de la société du nord de la Syrie sont ainsi traitées à parts égales, et voient leurs droits culturels respectés. Et sont toutes représentées dans des Conseils législatifs cantonaux.

Des élections générales sont prévues, mais ont été reportées en raison du blocus et de la guerre. Et aussi car dans le cadre de pourparlers actuellement menés avec Damas, des élections risqueraient de trop visibiliser l’autonomie dont ils jouissent de facto. En fait, dans le cadre d’une situation de guerre et de blocus, les autorités organisent des élections locales dès que c’est possible [dernièrement, Leila Mustafa a par exemple été élue Mairesse de Raqqa, ex-capitale du « califat » de l’État islamique. NDLR] ou établissent sinon des Conseils regroupant des représentants de toutes les communautés. Pour des gens qui n’ont connu que des gouverneurs de régions désignés par Bachar, c’est assez extraordinaire ! Les Kurdes essayent vraiment de nouer le plus d’alliances possible et de ne pas imposer une domination kurde. L’alliance entre les communautés semble d’ailleurs se renforcer. Il y a par exemple aujourd’hui plus d’Arabes que de Kurdes dans les FDS. C’est donc un système pas si éloigné de nos démocraties représentatives mais avec une volonté plus forte que toutes les composantes ethniques soient représentées, un meilleur contrôle des élus, des règles strictes pour limiter les mandats et une mixité parfaite, chaque poste de direction étant prévu comme un binôme homme-femme.

  • AB — Et qu’en est-il de la démocratie directe souvent mise en avant dans ce projet communaliste ?

CDH — En parallèle, et c’est là qu’on touche à une organisation que nous ne connaissons pas en Europe, qui est à proprement parler révolutionnaire, c’est le système des communes. Il est notamment inspiré des théories du penseur écolibertaire américain Murray Bookchin et voit les habitant·es gérer leurs propres affaires directement à l’échelle locale. Ce sont des sortes de conseils de quartier dont le champ d’action et de décision dépasse très largement ceux qu’on connait ici. Un quartier peut être divisé en quatre ou cinq communes. Les habitant·es viennent y discuter toutes les semaines de sujets importants pour la communauté comme les violences conjugales, la montée des prix, la création de coopératives, la corrup- tion… C’est à ce niveau, en assemblée populaire que la plupart des problèmes quotidiens et locaux sont résolus. Ils prennent ensemble des décisions, en démocratie directe, la seule limite étant son inscription dans le Contrat social. Ce que fait normalement un gouvernement, ce sont eux qui le font à l’échelle locale, au niveau le plus proche du peuple. Bien sûr, il reste à voir comment ça se déroule dans les faits, mais c’est en tout cas la proposition la plus novatrice et révolutionnaire de ce système en vigueur au Rojava.

  • AB — Quelle est la place politique du PYD, dont sont issus les combattant·es des YPG-YPJ (qui ont Combattu Daesh sur le sol Syrien avec le soutien des États-Unis) dans ce système ?

CDH — À côté de cette démocratie horizontale, il ne faut en effet pas perdre de vue un certain verticalisme, celui du PYD, une organisation politico-militaire qui reste en partie à la manœuvre. Avec l’aide du PKK qui est lui issu des luttes kurdes en Turquie, le PYD est aujourd’hui majoritaire dans le nord de la Syrie. Il faut donc considérer ce projet politique à l’heure actuelle comme une combinaison entre une orientation verticaliste issu du PYD et un système horizontal qui a une effectivité démocratique réelle, qui est loin de constituer un vernis démocratique sur une organisation de type militaire. L’importance actuelle du PYD peut s’expliquer en grande partie par le contexte de guerre, contre Daesh, mais aussi contre la Turquie, et du besoin d’organiser une sécurité immédiate pour les citoyen·nes face aux guerres.

  • AB — Qu’est-ce qui menace ce projet politique ?

CDH — La plus grande menace actuellement, c’est celle d’une invasion turque de l’ensemble du territoire contrôlé par la FDNS. Outre ce nationalisme turc, la menace émane aussi des nationalismes syrien, iranien, mais aussi... kurde. Il y a en effet des Kurdes indépendantistes dans le nord de la Syrie qui suivent plutôt Massoud Barzani, ex-leader des Kurdes irakiens, et qui militent pour un Kurdistan indépendant. En Syrie, Les Kurdes ne sont pas, en majorité, pour l’indépendance. La population multiethnique qui y réside ne souhaite pas un petit État-nation — qui va de nouveau créer des minorités — mais sont plutôt en faveur de ce système de confédéralisme démocratique dans lequel, sur un territoire donné, c’est le droit du sol et non plus celui du sang qui prime. De ce fait, chaque personne ou composante de la société va bénéficier du plus de droits possible. Pour donner un exemple concret, il y a trois langues officielles au Rojava : le kurde, l’arabe et le syriaque. Et bien que les Syriaques soient une minorité chrétienne présente surtout dans quelques communes, chaque panneau routier de l’ensemble du territoire est rédigé dans les trois langues. Sous Bachar, les Kurdes et les autres peuples n’avaient pas le droit de parler ou d’être éduqués dans leur langue maternelle !

  • AB — L’idéologie défendue par le contrat social qui structure toutes les décisions des communes et autres instances possède une importante dimension anticapitaliste, écologiste et féministe... Pouvez-vous donner quelques exemples de la manière dont ces aspects se développent concrètement au Rojava ?

CDH — L’aspect féministe a été tellement décrit dans tous les médias que je ne sais que rajouter. Sinon que la lutte contre les violences faites aux femmes est une priorité, notamment par l’instigation de tout un réseau de Maison de la femme (Les Kongra star). Il y a une égalité de fait dans la répartition du pouvoir puisqu’à tous les échelons de la direction, il y a coprésidence homme-femme. La prise de pouvoir par les femmes est vraiment stimulée… La première chose qu’un visiteur non averti constatera, c’est d’ailleurs la place importante dans la femme dans la communauté kurde. La dimension écologiste reste difficile à déployer dans la guerre et avec un sous-développement économique notamment dû au blocus. Il y a certes une poignée de coopératives où on applique cette écologie radicale, où on récupère tout. Mais le modèle écologiste d’envergure prôné par le Contrat social est encore loin d’être réalisé. Tout est freiné par la guerre et le blocus. La décision a été prise de refuser les OGM mais dans une zone très agricole comme le Rojava, il est pour l’instant difficile d’empêcher l’utilisation de pesticides. Beaucoup de systèmes d’extractions artisanales de pétrole extrêmement polluants sont en activité. On attend d’ailleurs l’ouverture d’une raffinerie plus moderne et moins polluante qui reste empêchée en raison du blocus qui rend impossible l’importation de pièces détachées. Car tout est bloqué à la frontière, par la Turquie, mais aussi par les Kurdes irakiens. Et comme le régime de Bachar ne reconnait pas le gouvernement autonome du nord de la Syrie, il n’y a pas non plus d’échanges directs avec le reste de la Syrie.

  • AB — Ce projet politique de confédéralisme démocratique, multiconfessionnel, multiethnique, et de démocratie locale pourrait-il s’exporter dans d’autres zones du monde enlisées dans des conflits liés à la présence de multiples peuples et confessions ? permettrait-il de déjouer les pièges ethniques au Moyen-Orient ?

CDH — Absolument. Sur les territoires israélo-palestiniens par exemple, on pourrait imaginer avoir un seul État démocratique ou chaque communauté et chaque religion seraient traitées de manière égale. C’est une vieille revendication palestinienne qui redevient de plus en plus un mot d’ordre dans le mouvement palestinien, à mesure qu’on s’aperçoit que la solution à deux États n’est pas réaliste. Et ce en raison de l’échec des intifadas successives — du fait de la répression israélienne —, du mur, des bantoustans et des nombreuses colonies juives en territoires palestiniens… Ce pourrait être un Etat (ou une autre forme de regrou- pement, comme la confédération), où une personne = un vote, où chaque composante de la société israélo-palestinienne serait respectée, représentée et mise en discussion permanente à l’échelle locale, ce qui entrainerait une dyna- mique de justice et d’égalité face à la montée de nationalisme de tous bords. De même en Turquie, où les Turcs ne représentent qu’une des 52 ethnies du pays, un tel système permettrait d’enrayer les souffrances des minorités dues au nationalisme turc qui n’accepte aucune diversité, ni en Turquie ni autour.

  • AB — Et dans des pays plus proches de nous ? Les Balkans par exemple. On sait par exemple que le Kosovo est une source de conflit inextricable entre Albanais et Serbes car c’est un territoire sur lequel vivent ces deux populations. Le communalisme tel qu’il est développé au Rojava pourrait-il pacifier et fluidifier leurs rapports ?

CDH — Dans les Balkans, suite au communisme autoritaire, les populations se sont lancées dans la création d’États-nations sur base d’une langue ou d’un peuple. Or, la contribution d’Abdullah Öcalan et de Murray Bookchin, c’est bien celle de dire que la création d’un État basé sur une seule nation et un seul peuple est quelque chose de complètement contre-productif : ce n’est plus aujourd’hui un combat moderne. À l’époque où un pays se fondait dans un ensemble plus grand comme un Empire, le nationalisme a pu être progressiste et permettre d’établir certains droits. Mais dans le monde actuel, la création de nouveaux États-nations crée des tensions artificielles avec les minorités présentes sur ces territoires.
Par contre le concept d’une fédération démocratique et multiethnique d’un certain territoire avec les territoires limitrophes, et où les frontières peuvent — petit à petit — disparaitre, cela stimule la volonté de vivre ensemble. C’est le meilleur antidote contre les nationalismes meurtriers.

  • AB — En janvier 2018, l’armée Turque a envahi le canton d’Afrin qu’elle occupe depuis lors. Quelle est la situation actuelle sur place ?

CDH — En janvier 2018, la Russie fait un deal avec la Turquie les autorisant à « entrer » à Afrin à condition que les Turcs ne cherchent plus à renverser le régime de Bachar el-Assad mais aussi qu’ils acceptent un afflux de djihadistes vers Afrin et Idleb, ces deux « zones de désescalades » sous contrôle turque... Les Kurdes — dont l’Occident s’est servi pour combattre Daesh – ont donc perdu Afrin après 3 mois de résistance et tout le monde a regardé ailleurs...
Or, pendant la guerre civile syrienne, Afrin était une des rares zones en sécurité. Les Yézidis s’y étaient réfugiés après les massacres effroyables commis par l’État islamique en 2014 à Sinjar. Aujourd’hui, c’est une zone où grouillent les djihadistes, rassemblés au sein de l’Armée syrienne libre (ASL) qui, bien loin de ses objectifs démocratiques des débuts, n’est plus qu’une milice supplétive de l’armée turque. Leur projet politique est d’imposer la charia et de garantir le contrôle de la Turquie sur certaines zones de la Syrie. Concrètement, la Turquie gère Afrin comme un protectorat. Dans ce système colonial, la langue kurde n’est plus autorisée au côté de l’arabe à l’école et a été remplacé par le turc.
Les enfants doivent faire le salut au drapeau turc et à Erdogan chaque matin. Human Rights Watch et la Commission d’enquête de l’ONU parlent de pillages, d’expropriation, d’enlèvement contre rançon et d’assassinats pratiqués par l’ASL – avec la bénédiction des autorités turques – à l’encontre des populations. Un nettoyage ethnique est en cours. Les militant·es kurdes ou les personnes suspectées de l’être, y sont persécuté·es et disparaissent.

  • AB — Quelles chances la FDSN a-t-elle de survivre, alors que la guerre opposant le gouvernement central à Daesh et l’opposition Syrienne semble toucher à sa fin ?

CDH — C’est une vraie course contre la montre : plus on leur laisse le temps et l’opportunité de mettre en place un vrai système démocratique direct, plus ce système a des chances de se pérenniser. Des pourparlers ont actuellement lieu avec Damas. Les Kurdes, qui contrôlent près de 30% du territoire syrien, demandent une décentralisation et une large autonomie (mais pas l’indépendance) non seulement culturelle et linguistique mais aussi économique voire militaire. La réponse de Damas est ambigüe. Il y a plusieurs sons de cloches : Ali Haïdar, ministre de la réconciliation, s’est prononcé contre toute autonomie et pour une réintégration pure et simple de la zone dans la Syrie. Mais Walid al-Moualem, ministre des Affaires étrangères a laissé entrevoir qu’une certaine autonomie était possible. Je crains fortement que ce ne soit la ligne centraliste qui l’emporte et qu’on aille vers un conflit sanglant (qui verrait sans doute la FDNS se faire écraser).
En fait, tout va dépendre des grandes puissances : les États-Unis vont-ils laisser tomber les Kurdes ? La Russie va-t-elle obliger Bachar à lâcher du lest sur cette question ?

  • AB — À l’instar du chiapas, assez oublié aujourd’hui, le Rojava est peu mis en avant par les gauches européennes quand il s’agit de présenter des alternatives. Ils sont pourtant tous deux des initiatives qui défient la modernité capitaliste. Pourquoi les gauches, en recherche permanente d’alternatives, en parlent si peu ? Pourquoi le confédéralisme démocratique mis en place en Syrie n’est-il pas, à minima, source de débats ?

CDH — J’ai énormément pensé à cela et argumenté avec mes propres camarades dans des gauches de toutes sortes et je n’ai aucune réponse... On passe son temps à râler sur le capitalisme et à dire combien il faudrait changer de système, et lorsqu’on a une proposition sur la table, on ne l’étudie même pas... Au moins, le Chiapas, qui continue d’ailleurs d’exister et entretient certains liens avec le Rojava, avait à un moment soulevé énormément d’espoir. La déclaration de la forêt Lacandone du 1er janvier 1996 et l’insurrection zapatiste avait montré une nouvelle voie possible quelques années après la chute de l’Union soviétique, où la gauche ne savait plus où aller. « Un autre monde était possible » nous disait-il, ce qui a pu faire naitre et irriguer tout le mouvement altermondialiste, suscité des milliers d’articles, de débats et d’actions. Aujourd’hui, la FDSN, c’est un projet politique encore plus important que le Chiapas au niveau de l’impact populaire et de l’application pratique de théories très radicalement à gauche. Dans un contexte où on manque de perspectives, ça devrait être une source d’énergie et de réflexion mais au lieu de ça, il suscite essentiellement à gauche méfiance et critiques, à l’exception notable du mouvement libertaire.

  • AB — Est-ce qu’il n’y a pas un risque, celui du romantisme et de fantasmer une expérience politique pas si idéale ? Ne serait-ce qu’en raison de ce paradoxe de départ : c’est quoi le sens d’une expérience démocratique instituée par un leader charismatique comme Öcalan (qui fait l’objet d’un certain culte de la personnalité) et d’organisations fortement militarisées comme le PKK ou le PYD ? Rappelons que le PKK — même si c’est contesté — est dans la liste des groupes terroristes du conseil de L’Europe son homologue syrien, le PYD, considéré comme terroriste par Ankara, est en revanche soutenu par les occidentaux en Syrie.

CDH — Je préfère un peu de romantisme qui favorise une dynamique plutôt qu’une hypercritique qui l’étouffe. Chaque mouvement et expérience révolutionnaire a connu cette part de romantisme. Le tout est de ne pas perdre une approche critique tout en reconnaissant quand même la valeur de ce qui est en train de se passer. Les gens du PYD et du PKK qui mènent cette expérience au Rojava savent très bien qu’il s’agit d’une expérience historique unique : pour la première fois, ils peuvent mettre en place leurs idées et développer un projet de société alternatif. Si des choses devaient mal se passer – en premier lieu l’autoritarisme – ce serait su et diffusé très vite, ce qui disqualifierait l’entièreté du projet. Il faut savoir que le PKK n’est pas qu’une organisation militaire mais aussi politique. Il a réalisé une mise à jour idéologique drastique, passant du marxisme-léninisme indépendantiste au confédéralisme démocratique. Ils bénéficient d’un large soutien populaire leur permettant de prendre des initiatives et de stimuler des processus politiques nouveaux comme ce communalisme radical. D’un autre côté, c’est vrai, ils maintiennent un niveau d’armement et de réponse armée et ce, tant qu’il n’y aura pas d’avancée concrète en Turquie ou en Syrie : dans le contexte tendu de cette région, c’est ce qui avait permis aux Kurdes de reprendre Kobané puis de chasser Daesh, mais aussi de mener une guérilla contre la répression décidée par Erdogan. Mais en même temps, le PYD comme le PKK ont toujours stimulé la participation démocratique, dont les élections, quand elle devient possible, avec tous les dangers d’emprisonnement, d’interdiction du parti – mais aussi de défaites électorales – que ça suppose.

  • AB — La Turquie connait depuis 2015 une forte répression du mouvement Kurde. Comment s’exprime-t-elle ?

CDH — L’idéologie « une langue – le turc, une nation – la Turquie, un peuple – les Turcs » est très prégnante et apprise dès l’enfance dans les écoles. Malgré ces tentatives d’assimilation qui existe depuis 81 ans (et qui qualifient les Kurdes de « Turcs des montagnes »), le peuple kurde continue néanmoins d’exister. Et ce à travers leur lutte, qui a vraiment pris forme dans les années 70 avec une mobilisation de toute la gauche turque. Grâce à elle, divers peuples de Turquie, comme les Kurdes, mais aussi les Arméniens Assyriens, ont pu relever la tête et lutter pour leur reconnaissance culturelle. Le HDP — (Halklarin Demokratik Partisi – Parti démocratique des peuples), issu du mouvement politique kurde mais qui regroupe tous les mouvements de la gauche non-kurdes de Turquie — a obtenu 14 % des voix aux élections de 2015, ce qui a donné un groupe de 80 députés à l’Assemblée nationale. Cela a empêché Erdogan d’avoir la majorité des 2/3 qu’il convoitait pour imposer le changement de Constitution renforçant les pouvoirs présidentiels. Or, Erdogan a ce rêve de devenir une sorte de nouveau sultan du Moyen-Orient. C’est pourquoi il s’est lancé dans une guerre larvée contre les organisations kurdes qui menacent à ses yeux ce dessein. Elles ont malheureusement mordu à ses provocations en érigeant des barricades dans les villes kurdes de Turquie. Poussant Erdogan à écraser militaire- ment ce mouvement kurde. C’est un retour en arrière de 25 ans. C’est terrible parce que les acquis du mouvement kurde et de ses alliés démocratiques étaient considérables.

  • AB — Pourquoi Erdogan est si populaire ? La Turquie est-elle en voie de dictatorisation ?

CDH — On assiste à une augmentation de la place de la religion en politique un peu partout : tant du côté musulman qu’en Israël, en Suède ou même au Brésil. Cette dynamique joue en faveur d’Erdogan, qui représente l’opposition nationale contre le système laïque dictatorial de l’armée turque de jadis. Aujourd’hui, il surfe sur cette vague et la poussée du mouvement musulman conservateur et utilise le poids croissant de religion contre ses opposants.
En fait, l’année décisive pour Erdogan a été 2015 : la réussite du projet du Rojava dans le nord de la Syrie d’un côté, les succès électoraux du HDP en Turquie qui devenaient trop puissants d’un autre... C’en était trop, il a considéré que ça menaçait son projet et a décidé de taper fort. Il a pris « l’opportunité » du coup d’État manqué pour assoir son pouvoir et s’installer un peu plus comme l’homme fort. Un prétexte idéal.
Erdogan gouverne à présent avec l’extrême droite du MHP (Milliyetçi Hareket Partisi – Parti d’action nationaliste) dans le cadre d’un régime extrêmement autoritaire. La peur est généralisée : les gens ont peur de parler, de s’exprimer, de manifester. Il y a des dizaines, des milliers d’enseignants et de fonctionnaires qui ont été licenciés, déplacés ou limogés. La situation politique est donc extrêmement préoccupante.
Et les puissances internationales n’exercent pas beaucoup de pression sur la Turquie pour changer les choses. Or, pour revenir à la FDNS, menacée de tous côtés, seule une protection de la communauté internationale permettra sa survie et donc le développement d’un système politique pluraliste comme il n’en existe nulle autre au Moyen Orient.
Et quelle articulation entre l’État et les communes qui sont censées constituer la base démocratique ? Les structures de l’État sont en effet pour l’instant encore en place et en activité, les communes devant, en les marginalisant petit à petit, s’y substituer in fine.
Enfin, tous ces changements institutionnels ont-ils sur le terrain les effets émancipateurs désirés par ses théoriciens et fonctionnent-ils pour réguler la vie quotidienne, avancer vers une société plus égalitaire et assurer les droits de tous et toutes ?

Chris Den Hond est un des auteurs qui a supervisé l’ouvrage La commune du Rojava, L’alternative kurde à l’État-nation, (Syllepse, 2017).