Représentation et révolution Réponses à six questions

, par WEBER Henri

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1) Le marxisme-léninisme considérait ordinairement la démocratie représentative comme la forme sophistiquée prise par la dictature de la bourgeoisie. D’autres soutiennent qu’il s’agit d’une conquête révolutionnaire. Qu’en est-il exactement ?
2) La stratégie bolchevique passa par une période de double pouvoir. L’instauration d’un pouvoir des Soviets face à l’Etat bourgeois ne fut-elle qu’une particularité de la Révolution d’Octobre ou correspond-elle à une nécessité pour toute révolution socialiste ?
3) Que faut-il entendre par « pouvoir des Soviets », « conseils ouvriers et paysans », « démocratie directe », « pouvoir révolutionnaire »... ? Quelles en sont les composantes sociales ? Les formes institutionnelles ?
4) La confiscation du pouvoir des Soviets par le parti révolutionnaire remonte-t-elle à Lénine ? Etait-elle inéluctable ? Prépara-t-elle le stalinisme ?
5) Comment s’articuleraient, dans un pays authentiquement socialiste, les pouvoirs du parti et ceux des conseils ?
6) Des ébauches de pouvoir révolutionnaire ne sont apparues que dans des pays au capitalisme peu développé et marqué par une défaite militaire (Russie, Allemagne, Italie...) ou dans des pays sous domination quasi coloniale (Chine, Cuba). Est-ce à dire que la révolution socialiste n’est qu’un avatar de libération nationale ? Aucun pays ayant pratiqué durablement la démocratie libérale n’a connu une tentative sérieuse de révolution socialiste sauf peut-être le Chili, où précisément les dirigeants des partis de gauche respectèrent la légalité. Est-ce à dire que la révolution prolétarienne n’est qu’un avatar de la lutte pour la démocratie ?

1) Marx et Lénine refusent de parler de démocratie en général. Dans les sociétés divisées en classes, affirment-ils, la démocratie représentative revêt chaque fois un caractère de classe précis : la démocratie athénienne est démocratie pour les hommes libres, dictature pour les esclaves ; la démocratie des communes médiévales est démocratie pour les bourgeois, etc. En ce sens, une démocratie peut être simultanément une dictature — au sens large — pour les classes formellement ou objectivement exclues du pouvoir.
Dans les sociétés capitalistes d’Occident, la démocratie parlementaire s’est historiquement présentée comme une conquête face à la féodalité et à la monarchie. Le plein essor du mode de production capitaliste exigeait la fin de tout arbitraire, de tout « bon plaisir », l’instauration d’un Etat de droit, d’un pouvoir borné par la loi et contrôlé par les citoyens imposables. Les institutions et les procédures du parlementarisme bourgeois visent à mettre sur pied une démocratie des possédants, de ceux qui paient le cens, à l’exclusion des prolétaires. Il s’agit bien d’une dictature de classe, d’une réorganisation de l’Etat qui assure le pouvoir à la bourgeoisie. Il est vrai que cette démocratie censitaire voulue par les théoriciens et les politiciens libéraux a finalement été élargie, sous l’effet des luttes ouvrières : mouvement chartiste en Grande-Bretagne, lutte pour le suffrage universel et les libertés fondamentales en France ; mobilisation contre le vote par classes en Prusse, etc.
La croissance numérique de la classe ouvrière, son poids économique et social, son aptitude à l’organisation ont rendu irrésistibles ses luttes pour l’extension des droits et libertés démocratiques élémentaires à toute la population. Non sans une résistance acharnée d’ailleurs des bourgeoisies libérales. Mais face à l’ampleur des luttes démocratiques des travailleurs, des risques de révolution sociale que leur exclusion persistante de la société politique comportaient, les bourgeoisies occidentales une à une ont adapté leur mode institutionnel de domination politique. Des concessions substantielles ont été faites aux masses laborieuses en termes de droits et de libertés démocratiques. Leurs représentants politiques ont pénétré en force dans les assemblées élues, nourrissant l’espoir d’une conquête pacifique et légale du pouvoir d’Etat. Mais simultanément, les procédures institutionnelles, minimisant ce risque (mode de scrutin, découpage des circonscriptions, filtrage de la haute administration) étaient renforcées. Et l’ensemble de ce que Gramsci appelle les « appareils d’hégémonie » c’est-à-dire des institutions dont la fonction première ou annexe est de produire le consensus, l’adhésion des masses populaires aux valeurs, aux finalités, aux options de la classe dominante — était réorganisé (qu’on songe simplement au formidable développement de l’encadrement scolaire, des médias...).
Classes montantes d’un mode de production en pleine expansion, principales bénéficiaires d’une division internationale du travail s’effectuant sous leur égide, les bourgeoisies capitalistes d’Occident comprirent les unes après les autres que le pouvoir le plus solide n’est pas nécessairement le plus impérieux ; qu’elles avaient à la fois intérêt et les moyens de dominer « au consensus » plus « qu’à la coercition ». Que le suffrage universel par ailleurs aisément manipulable pouvait aussi bien légitimer le pouvoir bourgeois pourvu qu’on se préoccupe de convaincre les larges masses de son équité et de sa sagesse... Opération somme toute aisément praticable : la masse des électeurs populaires ne se trouve-t-elle pas insérée dans des pratiques sociales et des institutions publiques ou privées qui, quotidiennement, confortent en elle la conviction de la nécessaire pérennité de ce qui est ? La classe dominante ne dispose-t-elle pas, en sus, des grands moyens d’information et de communication de masse promettant d’éclairer l’opinion ? En cas, malgré tout, de défaite électorale, ne dispose-t-elle pas de « moyens de pression » efficaces (pouvoir économique, appareils d’Etat...) pour ramener un gouvernement populaire à la raison ? Le système parlementaire de délégation de pouvoir ne permet-il pas une indépendance très large des élus à l’égard de leurs mandants, la possibilité d’un compromis entre gens responsables ? Et si tout cela ne suffit pas rien n’empêche, en dernier recours, de changer la règle du jeu et de recourir à la force ouverte... En occultant l’inégalité structurelle des classes et des individus face à un pouvoir, concluent Marx et Lénine, la démocratie repré sentative bourgeoise assure la domination des plus forts. Ses procé dures, ses institutions visent à assurer et à reproduire la domination d’une minorité privilégiée sous le mythe de la souveraineté populaire. Ce mode « démocratique » de domination de classe implique comme base matérielle une amélioration constante des conditions de vie des masses populaires sans quoi la « production du consensus » devient difficile. C’est pourquoi ce système entre en crise dans les périodes de dépression économique prolongée (cf. 1920-1940) et n’est pas « exportable » dans les pays capitalistes dominés du Tiers Monde. Dans l’un et l’autre cas, la domination de classe prend une forme beaucoup plus autoritaire et ouverte.

2) Le cours suivi par la Révolution russe (crise d’effondrement de l’Etat, dualité de pouvoirs, autodissolution des corps répressifs, conquête de la majorité des Soviets par les Bolcheviks, insurrection armée, guerre civile) est largement déterminé, de toute évidence, par les spécificités de l’Empire tsariste et le contexte international de la première guerre mondiale : dans aucune autre grande puissance européenne le pouvoir ne s’exerce sur un mode aussi archaïque, à l’aide d’une bureaucratie administrative et d’une caste militaire aussi délabrées ; dans aucune autre grande puissance il ne repose sur une base sociale aussi étroite (cf. l’inconsistance de la bourgeoisie russe) et ne se trouve menacé par la conjonction d’intérêts aussi puissants et divers : classe ouvrière très combative et très concentrée ; paysannerie misérable assoiffée de terre ; minorités nationales opprimées aspirant à l’autonomie, etc. Situation en tout point opposée à celle qui prévaut dans les pays capitalistes avancés d’Europe occidentale : bien avant Gramsci, Kautsky, analysant la Révolution russe de 1905, opposait Orient et Occident. Dans l’Occident avancé, berceau et place forte du mode de production capitaliste, la classe dominante est infiniment plus puis sante, économiquement, socialement, politiquement que dans l’Empire des tsars. Elle domine à l’aide de castes administratives et mili taires autrement développées, compétentes, efficaces que la bureau cratie russe. Surtout, son système de domination la démocratie parlementaire domination à l’idéologie, au consensus est autrement plus souple et partant plus solide que le règne du knout. Per mettant l’expression, et donc la gestion, des mécontentements, il évite ou limite les explosions dévastatrices. Analyse à laquelle souscrit sans réserve et explicitement Lénine, qui en conclut que la Russie tsariste présente les meilleures conditions pour le commencement de la Révolution socialiste, si l’Occident avancé réunit les meilleures conditions de son achèvement.
D’après les dirigeants bolcheviks eux-mêmes donc, la spécificité de la société tsariste induit la spécificité du processus révolutionnaire en Russie, et donc de la stratégie de transition au socialisme des marxistes russes. Mais est-ce à dire que les révolutions russes sont purs particularismes, réalités exotiques (au même titre que la Longue Marche chinoise) ne comportant aucun « enseignement universel » ?
C’est ce que prétendront immédiatement les dirigeants sociaux-démocrates, aujourd’hui, les leaders eurocommunistes, repoussant le « modèle » de la Révolution d’Octobre, au profit de la « voie démocratique, légale, pacifique et graduelle » du socialisme.
On sait que telle n’est pas l’opinion des Bolcheviks et de l’Internationale Communiste. Si Lénine met en garde les jeunes partis communistes occidentaux contre tout mimétisme, dans La maladie infantile du communisme, s’il insiste sur les différences structurelles entre « Orient » et « Occident », il ne s’efforce pas moins, simultanément, de théoriser ce qui, dans l’expérience russe, lui semble universel : la conquête du pouvoir ne peut s’effectuer que par la mobilisation des larges masses, à la faveur d’une crise révolutionnaire secouant la société capitaliste jusque dans ses fondements, crise dont les contradictions inhérentes au système assurent le renouvellement périodique.
L’irruption des masses ordinairement passives sur la scène historique suscitée par l’éclatement de la crise révolutionnaire induit un processus d’auto-organisation populaire, l’apparition de « comités » ou de « conseils » de toute nature, tentant à se substituer aux autorités traditionnelles considérées comme faillies : conseils d’atelier et d’usine se substituant au patronat dans les entreprises ; comités de quartier d’agglomération se substituant à l’administration locale dans les arrondissements, etc., mouvement d’auto-organisation des masses s’effectuant également au sein des appareils et institutions d’Etat (comité d’action universitaire, comité de soldats, mouvements de policiers, de journalistes, de magistrats, de fonctionnaires...), s’instaure une situation de double pouvoir, une crise de légitimité du pouvoir établi.

3) La crise révolutionnaire comporte deux issues, rigoureusement antithétiques : une issue capitaliste, impliquant une défaite du mouvement de masse et de ses revendications ; une issue socialiste impliquant une défaite de l’ancienne classe dominante et la destruction de ses appareils de domination, en particulier les appareils de répression. La dualité de pouvoir débouche à terme sur le heurt frontal entre la classe dominante, arc-boutée sur ses corps francs et ce qui lui reste d’appareil d’Etat, et l’alliance populaire, appuyée sur le réseau des conseils et comités.
La décision revient au camp qui aura su rallier la troupe — travailleurs sous l’uniforme. Dans tout ce processus, les élections jouent un rôle important, mais secondaire, pour frapper d’illégitimité le pouvoir de la classe dominante ou pour légitimer le nouveau pouvoir populaire.
Sous couvert de différences bien réelles entre « Orient » et « Occident » conclut Lénine, certains veulent camoufler le débat entre Réforme et Révolution inauguré au début du siècle par les révisionnistes et les ministérialistes.
Dans l’Occident avancé, le travail politique préparatoire à la Révolution socialiste revêt une importance beaucoup plus grande que sous l’autocratie russe. Les modalités et les rythmes de la Révolution seront sans doute fort différents de l’expérience d’Octobre.
Mais si transition au socialisme il doit y avoir c’est-à-dire substitution d’un mode de production à un autre, d’un pouvoir de classe à un autre on assistera nécessairement à l’enchaînement : crise révolutionnaire, dualité de pouvoir, épreuve de force, destruction de l’appareil coercitif de l’Etat.
C’est bien un processus de ce type qu’on a vu s’incarner en 1918 et en 1923 en Allemagne, en 1936 en Espagne, en 1945 en France et en Italie, en 1971 au Chili, en 1975 au Portugal... Preuve que l’expérience russe comporte bien des enseignements universels, même si Lénine tend à les surestimer, ou ce qui revient au même, à sous-évaluer malgré tout les spécificités de la lutte des classes en Occident et, en particulier, le degré d’intégration de larges couches ouvrières.
Les marxistes adressent à la démocratie représentative bourgeoise trois types de critiques :
— Cette démocratie comporte une forme de délégation de pouvoir qui est en réalité abandon de pouvoir : elle s’enracine dans des collectivités purement nominales, arbitraires les circonscriptions territoriales regroupant des individus atomisés, non liés par une pratique commune, incapables en conséquence d’exercer un contrôle collectif sur leurs mandataires contrôle au demeurant nullement prévu par la Constitution. On se souvient de la célèbre diatribe marxiste du 18 Brumaire : désigner tous les cinq ou sept ans, ceux des notables qui pourront les fouler aux pieds jusqu’aux prochaines élections...
— Cette démocratie sanctionne et conforte l’expropriation politique de la société civile au profit de l’Etat, la conservation de la politique comme activité séparée, exercée par des politiciens profes sionnels ; la « classe politique ». Cette séparation de la société politique, polarisée par l’Etat, et de la société civile ; cette spécialisation d’un corps de dirigeants professionnels constituent une des modalités majeures par lesquelles s’exerce la domination de classe : elle permet le contrôle de l’Etat par intégration des élites politiques. Le troisième type de critique a été évoqué ci-dessus : la démocratie représentative bourgeoise fait l’impasse sur l’inégalité struc turelle des classes face au pouvoir. C’est l’histoire du renard libre dans le poulailler libre. La démocratie soviétique esquissée par le Lénine de L’Etat et la Révolution, les théoriciens du « conseillisme, de nos jours par certains partisans du « socialisme autogestionnaire » visent à dépasser les limites de la démocratie bourgeoise.

Il ne s’agit pas de renoncer à la représentation, à la délégation de pouvoir, au profit d’une « démocratie directe » exercée par le peuple assemblé. Mais de faire en sorte que cette délégation de pouvoir ne soit pas abandon de pouvoir. Comment ? En instituant le principe du contrôle des élus par leurs électeurs, sanctionnés par un droit réglementé de révocation. Et pour que ce droit puisse s’exercer, qu’il ne soit pas purement formel, en enracinant la représentation dans des collectivités réelles : collectivités de travail (entreprises, casernes, universités, etc.) ou communauté de voisinage (quartiers, villages). De sorte que le collectif des électeurs ne cesse pas d’exister après les élections, qu’il ne se dissolve pas dans divers groupes d’appartenance, mais que s’identifiant à une collectivité vivante, active pas trop étendue, il soit à même de peser sur le comportement de ses élus, et éventuellement de les remplacer, s’ils perdent sa confiance.
Au principe de contrôle et révocabilité des élus, d’enracine ment de la représentation dans les collectivités de travail, de limitations du salaire des fonctionnaires élus, s’ajoute le principe de non-cumul des mandats et de rotation aux fonctions électives et dirigeantes. Principe appliqué aujourd’hui à la fonction de Président des Etats-Unis lequel, comme on sait, ne peut se présenter plus de deux fois mais qui peut être généralisé aux fonctions les plus modestes. Il s’agit de réaliser ainsi cette « déprofessionnalisation de la politique » [1] qui est une condition de la réappropriation réelle du pouvoir par la société : assurer un niveau de formation, de culture permettant à un maximum de citoyens d’exercer les fonctions élec tives les plus diverses. Et veiller à ce que le plus grand nombre de citoyens possible se succèdent effectivement dans l’exercice de ces fonctions. Ce principe de rotation aux responsabilités est la condition d’une véritable socialisation du pouvoir. Enfin, cette démocratie prolétarienne n’est concevable que sur la base d’une socialisation des grands moyens de production, de circulation et d’échange. Cette socialisation étend les principes démocratiques à l’entreprise et à l’économie (soumise, en démocratie parlementaire, à un pouvoir semi-despotique). Elle prive la grande bourgeoisie des moyens de manipuler l’opinion.
La démocratie conseilliste s’efforce donc de réduire au minimum la distance entre dirigeants et dirigés, par un ensemble de procédures que ses théoriciens n’ont qu’esquissé. L’unité politique de base est le conseil d’entreprise, regroupant les élus de ce que les Italiens appellent les « groupes homogènes » : délégués de chaîne, d’atelier, de service, de département ; travailleurs que rassemble quotidiennement leur activité productrice, qui se connaissent et peuvent donc se concerter. Le conseil d’usine envoie ses délégués au conseil local ; qui envoie ses délégués au conseil régional ; qui envoie ses délégués au conseil national (le « Conseil central des Conseils de la Constitution soviétique » de 1918). Ce dernier désigne et contrôle le gouvernement, de même que les Conseils centraux des régions contrôlent l’administration locale.
Les grandes options nationales du Plan par exemple la détermination donnent lieu à de vastes débats dans toute la pyramide conseilliste, suivis de réélection. Ainsi cette pyramide se renouvelle rapidement par la base, traduisant au plus près la totalité des travailleurs...

4) Les mauvaises langues prétendent que le conseillisme des Bolcheviks fut purement tactique. C’est la thèse d’Oscar Anweiler, par exemple (Les Soviets en Russie). Selon lui, Lénine utilise le mot d’ordre : « Tout le pouvoir aux Soviets » en vue de désintégrer le pouvoir de ses adversaires kerenskystes, et créer ainsi un vide que son parti s’empresserait de combler. Le conseillisme des Bolcheviks serait, selon cette hypothèse, le rideau de fumée idéologique sous lequel le « parti d’avant-garde » instaurerait sa dictature. Hypothèse discutable, qui rend mal compte de la pratique des Bolcheviks au pouvoir en 1917-1918. Pendant près d’un an ceux-ci ont loyalement joué le jeu de la démocratie soviétique (au point que le Conseil central des Conseils de Sibérie pouvait dénoncer le traité de paix de Brest-Litovsk, signé par le « Conseil des Commissaires du Peuple », c’est-à-dire le gouvernement soviétique !). Version plus subtile de la même thèse : que les Bolcheviks aient été sincères ou sournois, peu importe. Ils étaient sans doute sincères, mais l’utopisme de leur projet institutionnel appelait la vengeance du réel : la démocratie des conseils fait la partie belle aux particularismes nationaux, régionaux, corporatistes, etc. Mais elle n’institue pas une efficace instance de synthèse et de centralisation, un lieu d’élaboration de la « volonté générale ». La politique ayant horreur du vide c’est le parti centralisé qui assume tout naturellement cette fonction.
Face à la poussière chatoyante des conseils, il finit par concentrer la réalité du pouvoir. L’impraticable démocratie des conseils fraie la voie à la dictature du parti unique.
Il y a sûrement une part de vérité dans cette thèse, mais l’argumentation semble fallacieuse : on ne voit pas pourquoi les conseils ne parviendraient pas à se doter d’instances de centralisation ; pourquoi les « Conseils centraux des Conseils » ne parviendraient pas à jouer le même rôle que les assemblées nationales, régionales, municipales en système parlementaire bourgeois.
Ce qui est indiscutable, par contre, c’est que le projet de démo cratie conseilliste était parfaitement irréaliste, impraticable, sur les bases économiques, sociales, culturelles de la Russie de 1920. (Ce dont convenait d’ailleurs Lénine.) Et très probablement, même sur les bases de l’Europe occidentale dévastée par la guerre (ce dont il ne convenait pas).
Pour fonctionner réellement, la démocratie conseilliste exige en effet un haut niveau de conscience et d’activité des masses, donc des conditions économiques, sociales, politiques, culturelles déterminées ;
— le temps de travail doit être massivement réduit, sinon les producteurs n’ont ni le loisir, ni l’énergie de gérer les entreprises et l’Etat. Cette réduction implique à son tour un haut niveau des forces productives, et en particulier un haut niveau technologique ;
— les besoins élémentaires des citoyens doivent être couverts : si le peuple consacre l’essentiel de ses forces à la lutte quotidienne pour la vie il n’y a pas d’autogestion concevable ;
— le système social doit être relativement consolidé. Si la guerre intérieure ou extérieure menace, la militarisation de toute la société est inévitable. Les appareils d’Etat, au nom de l’efficacité, court-circuiteront les processus démocratiques ; le bon fonctionnement de la démocratie conseilliste présuppose encore un haut niveau de culture, de qualification et de conscience de classe des travailleurs, des traditions démocratiques profondément ancrées dans toutes les sphères de la vie sociale ; le développement et non la liquidation de tous les droits et libertés démocratiques conquis par les travailleurs sous la démocratie représentative bourgeoise.

Il va sans dire qu’aucune de ces conditions n’existant dans I’URSS des années 20, le mouvement des Conseils d’ouvriers, de paysans et de soldats s’est vidé de toute substance, non sous les coups de Lénine et des Bolcheviks, mais sous l’effet de l’extrême misère des masses, du bas niveau des forces productives, de la désagrégation avancée de la société russe au terme de trois ans de guerre civile et de quatre ans de guerre mondiale...

5) Si l’on ne peut pas attribuer à Lénine la responsabilité de la dégénérescence de la démocratie soviétique au profit de la dictature du parti comme il est aujourd’hui de mode il n’en reste pas moins que les théorisations marxistes sur la démocratie socialiste sont balbutiantes, embryonnaires et laissent en friche de nombreux et redoutables problèmes.
En ce qui concerne les rôles respectifs des partis et des conseils, les choses sont — on l’a vu — apparemment claires. La démocratie conseilliste présuppose non pas l’abrogation mais le développement de toutes les libertés « formelles », donc le pluripartisme. Son fonctionnement est proprement inconcevable sous régime de parti unique. Ces partis confrontent leurs propositions, présentent leurs candidats aux diverses fonctions électives. Mais ce sont les conseils qui tranchent. En eux réside la souveraineté populaire. Le rapport entre partis et conseils est du même type que le rapport partis assemblée élue souveraine en démocratie représentative bourgeoise.
Les partis proposent, les conseils disposent. Les problèmes sont ailleurs : le mode d’élection indirecte, « en cascade » préconisé par les conseillistes favorise-t-il réellement le contrôle des élus par leurs mandataires ? Dans les questions d’intérêt local, assurément. Mais en ce qui concerne la vie politique nationale, voire internationale ? De quel pouvoir réel dispose l’ouvrier d’usine sur le député au Conseil central des Conseils, désigné par les élus des élus de ses élus ? Le principe conseilliste de la non-séparation des pouvoirs législatif et exécutif ne favorise-t-il pas la concentration du pouvoir vers le haut ? (Au nom de ce principe, les comités exécutifs, leurs bureaux, etc., prennent des décisions et les exécutent immédiatement, quitte à demander ratification au Soviet.) Le principe de la révocabilité de la réélection des délégués, s’il n’est pas strictement réglementé, ne favorise-t-il pas l’exacerbation de la lutte des partis pour le contrôle des Conseils, une position perdue pouvant toujours être reconquise par le bas ? (Conseil de ville repris par le biais des Conseils d’usine ; Conseils d’usine repris par les Conseils d’atelier, etc.). Et surtout, le système est confronté au problème du champ de compétence des divers niveaux. Que reste-t-il de la souveraineté des Conseils locaux, s’ils sont juridiquement astreints à appliquer les ordonnances des organes supérieurs comme le stipule la Constitution soviétique de 1918 ? Lorsque ces organes supérieurs non seulement contrôlent leur budget, mais encore leurs décisions, avec droit de veto ?
En un mot la conception de la démocratie socialiste, du dépassement de la démocratie parlementaire bourgeoise constitue un vaste champ de recherche pour les marxistes contemporains : champ largement en friche, malgré le débat des années 20, opposant conseillistes bolcheviks aux kautskystes et austro-marxistes. Ces derniers préconisaient un système mixte, combinant la démocratie parlementaire et la démocratie des conseils. Pour Kautsky, la souveraineté populaire devait demeurer l’apanage du Parlement élu au suffrage universel, sur base territoriale. Le réseau des Conseils devait s’articuler sur les institutions parlementaires, en vue d’accroître en leur sein l’influence spécifique des salariés ; les Conseils doivent assumer les fonctions de proposition, de pression et de contrôle sur les assem blées parlementaires élues, mais seules ces dernières étaient habilitées à prendre des décisions. Conception intégrant les institutions conseillistes aux institutions du parlementarisme bourgeois, en position subalterne. L’austro-marxiste de gauche Max Adler préconisait, quant à lui, un partage des compétences moins défavorable aux Conseils : leurs instances régionales et nationales sont dotées de large pouvoir en particulier, ils décident le Plan, désignent le gouvernement conjointement avec l’Assemblée nationale, disposent d’un droit de veto sur les décisions de cette dernière... [2]. Les Bolcheviks, quant à eux, ne sont pas hostiles par principe, du moins jusqu’à leur propre mésaventure de l’Assemblée constituante, à une articulation entre les institutions héritées du parlementarisme bourgeois et les nouvelles institutions conseillistes.
Surtout dans les pays de vieille tradition démocratique, où les travailleurs sont très attachés aux institutions et aux procédures « démocratiques-bourgeoises » qu’ils considèrent, en partie avec raison, comme leurs conquêtes. Même après la dissolution de l’Assemblée constituante russe, où les Bolcheviks se retrouvent fort minoritaires, en décembre 1917, polémiquant contre Kautsky, Trotsky reconnaît qu’il eût été préférable, pour la Révolution russe, de parvenir à combiner les deux formes d’institutions démocratiques plutôt que de substituer la seconde à la première [3]. Le désaccord de fond réside plutôt dans le type d’articulation proposé de part et d’autre. Les Bolcheviks font des instances centrales soviétiques le lieu réel du pouvoir, des assemblées parlementaires des contrepoids. Les sociaux-démocrates et aujourd’hui également les eurocommunistes préconisent rigoureusement l’inverse.

6) Les Révolutions socialistes ont triomphé en effet, contrairement au pronostic marxiste de base, dans des sociétés semi-féodales, grosses d’une révolution démocratique bourgeoise, et dans des pays semi-coloniaux confrontés au problème de leur émancipation nationale. Ces pays se sont avérés beaucoup plus vulnérables aux secousses révolutionnaires que les pays capitalistes avancés ayant réalisé de longue date leur révolution bourgeoise, précisément parce qu’ils concentrent en leur sein les contradictions propres au développement capitaliste et celle héritée de l’« Ancien régime ». Auxquelles s’ajou tent, pour les colonies, les contradictions spécifiques nourries par l’exploitation et l’oppression impérialistes. Est-ce dire que les révolutions prolétariennes ne sont que des avatars de la lutte pour la démocratie ou pour la libération nationale ? Autrement dit, est-ce que ces révolutions sont inconcevables dans les pays indépendants et démocratiques, en particulier les démocraties opulentes d’Occident ? Cette question renvoie en réalité à une autre : est-ce que dans les pays occidentaux la bourgeoisie capitaliste est parvenue à maîtriser les contradictions du système ? À assurer, tant bien que mal, une croissance harmonieuse de l’économie, un consensus croissant entre les citoyens ? A-t-elle finalement donné tort à Marx et raison à Tocqueville ? Si l’on répond par l’affirmative à cette question, il est clair qu’il ne saurait y avoir de perspective révolutionnaire en Occident. Pour qu’il y ait révolution sociale, il faut non seulement qu’une majorité de la population aspire à vivre autrement, mais encore qu’il y ait crise objective du système, incapacité des classes dominantes à gouverner, et en conséquence, accumulation des problèmes non résolus, exacerbation des antagonismes sociaux, montée aux extrêmes.
Si cet élément de crise objective n’existe pas, la révolution socialiste est privée de base matérielle comme de fondement politique. Les pays capitalistes avancés viennent de traverser trente ans d’expansion économique sans précédent. Au cours de cette période ils ont donné effectivement l’impression de maîtriser leurs contradictions, de renforcer leur base consensuelle. D’où l’euphorie dominante des idéologies, à peine entamée, depuis 1973, par le retourne ment de tendance. Mais cette longue période d’expansion soutenue qui manifestement s’achève a elle-même succédé à une phase prolongée de dépression et de crise : la noire période de l’entre-deux-guerres. Au cours de ce sombre quart de siècle, l’Occident avancé et démocratique a connu des crises révolutionnaires caractérisées : qu’on songe à l’Allemagne de Weimar, à l’Italie, à la France de la Libération... Certes, la bourgeoisie occidentale constitue une classe dominante autrement plus puissante, expérimentée, efficace que les oligarchies du Tiers-Monde. Lui infliger une défaite est en consé quence beaucoup plus difficile, et exige une stratégie autrement sophistiquée que l’implantation d’un foyer guérillero dans la Sierra Maestra. Mais il est vrai, comme le pensait Marx et comme l’ont confirmé deux siècles d’histoire du capitalisme, que dans ce mode de production, toute rationalisation partielle engendre à terme un plus vaste désordre au niveau global, des situations révolutionnaires se feront à nouveau probablement jour dans les métropoles capitalistes, comme l’annoncent les mai 1968 français et italien. Savoir si elles déboucheront sur des révolutions victorieuses est une autre histoire.

P.-S.

Pouvoirs, n° 7, novembre 1978 (nouvelle édition avril 1981), p.33-45. URL : https://revue-pouvoirs.fr/Representation-et-revolution.html

Notes

[1Cf. Jacques Julliard, Contre la politique professionnelle, Ed. du Seuil.

[2Max Adler, Les Conseils ouvriers, Ed. Maspero.

[3Léon Trotsky, Communisme et terrorisme, Ed. 10/18.

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