- La politique répressive que Nicolas Sarkozy a inaugurée l’année dernière contre la prostitution s’inscrit dans un paysage de la prostitution qui, en trente ans, a changé. Pouvez-vous préciser ces changements ?
Lilian Mathieu. Depuis le milieu des années soixante-dix, époque des premières mobilisations de prostituées contre la répression policière, ce milieu s’est énormément précarisé, que ce soit sur le plan économique, social mais aussi sanitaire, avec l’émergence au début des années quatre-vingt de la toxicomanie aux drogues dures et de l’épidémie de sida. Face à ces nouvelles difficultés, les prostituées se sont mobilisées et se sont montrées extrêmement responsables en adoptant immédiatement le préservatif, contrairement aux clients qui, vingt ans après, sont toujours très nombreux à demander des passes non protégées. Puis, au début des années quatre-vingt-dix, sont arrivées les prostituées des pays de l’Est, entre autres, dans un contexte où la prostitution était plutôt sur le déclin. Les proxénètes, mieux pourchassés par la police, avaient plus de mal à « organiser le marché ». Les prostituées vieillissantes n’étaient plus remplacées par les plus jeunes. L’arrivée de filles de l’Est, jeunes, sans papiers, soumises à des proxénètes violents, a bouleversé cette situation et créé des tensions entre les jeunes et les plus anciennes. Leur installation dans les centres-villes a provoqué un émoi public et médiatique important. Des associations de riverains se sont alors créées, se plaignant de troubles du voisinage.
- Le terrain était donc propice à une nouvelle répression policière, pour satisfaire notamment le riverain électeur...
Lilian Mathieu. Effectivement. Contrairement aux années soixante-dix, où la relative homogénéité des conditions d’existence des prostituées a permis une certaine solidarité, comme à Lyon en 1975 (une centaine de prostituées avaient alors occupé l’église Saint-Nizier, le 2 juin 1975 - NDLR), nous sommes aujourd’hui dans un univers précaire de survie immédiate qui empêche une lutte réelle contre les lois Sarkozy. De plus, en assimilant la prostitution à la délinquance, ce dernier a également joué du discours abolitionniste. Du fait de sa convergence avec certains courants féministes, très attentifs à la question des violences faites aux femmes et qui vont définir la prostitution comme une forme de violence, le discours va tendre à l’abolition de la prostitution en tant que telle. Et à la punition des acteurs de cette violence, les réseaux et les clients. L’ambiguïté, c’est que Sarkozy s’attaque surtout aux prostituées. Or, si on admet cette logique abolitionniste, la prostituée soumise à un réseau mafieux est une victime, non une délinquante. Et aujourd’hui, sous couvert d’insécurité, elles sont poursuivies comme des délinquantes, sans que jamais ne soit posée la question de leur sécurité à elles ! Elles vivent dans un climat de terreur permanente, mais leur sécurité, tout le monde s’en fout !
- Du coup, avec l’épidémie de sida, sont nées de nouvelles associations de santé communautaire, créées parfois par les prostituées elles-mêmes...
Lilian Mathieu. Le sida a poussé des prostituées à prendre en charge elles-mêmes la prévention. Des associations de santé communautaire ont vu le jour (Cabiria, à Lyon - lire notre reportage -, le Bus des femmes, à Paris...) dans un rapport beaucoup plus « valorisant » de la prostitution. De la représentation d’inadaptés sociaux, de personnes que des carences psychologiques et des souffrances ont entraînées comme malgré elles vers la prostitution, on est passé à des gens qui peuvent être dans « l’agir eux-mêmes », qui prennent en charge leur destin et qui ont leur mot à dire, notamment sur les politiques de santé ou les politiques sociales qui les concernent. Nous sommes donc dans deux conceptions de la prostitution radicalement opposées.
- Comment voyez-vous l’avenir de ce débat ?
Lilian Mathieu. Je suis assez pessimiste. D’une part parce que les associations qui sont en première ligne pour gérer les problèmes d’insécurité, de précarité et de santé des prostituées travaillent dans des conditions de plus en plus difficiles. Ensuite, parce que les lois Sarkozy précarisent encore plus les prostituées qui sont poussées à se cacher et se font exploiter par de nouveaux proxénètes hôteliers, ou se font massacrer à la périphérie des villes. Quant aux féministes, elles se bouffent le nez. Entre celles qui considèrent que la prostitution est un esclavage, qu’il faut forcer les prostituées à se réinsérer et qui refusent même de parler à des prostituées, et celles, complètement déconnectées de la réalité, comme la sociologue Marcela Iacub ou l’écrivain Catherine Millet, qui vont revendiquer le métier ou la liberté de son corps, la question de la précarité sanitaire, sociale, économique est occultée. La prostitution est avant tout une question sociale. Il s’agit de donner aux gens les moyens de faire des choix pour qu’ils soient davantage maîtres de leur destin, ce que font les associations de santé communautaire.