- Catherine Samary, le 24 mai 2008.
- Débat sur Mai 68.
© Photo : M. Migneau.
Pour la première fois en quarante ans, le débat s’amorce en effet à Prague. Il s’inscrit notamment dans la foulée de la republication, par la revue Literarni Noviny de décembre 2007, de deux textes d’auteurs prestigieux — Milan Kundera et Vaclav Havel — écrits à chaud, en décembre 1968 [2]. Les deux écrivains de talent, tous deux frondeurs contre la censure de l’ancien système avant le printemps 68, étaient respectivement communiste et démocrate anti-communiste.
S’inscrivant légitimement dans le débat, Jacques Rupnik résume « en substance », dit-il, le point de vue de Milan Kundera par l’idée que « malgré son échec, le Printemps de Prague garde une portée universelle comme première tentative, entre les modèles en vigueur à l’est et à l’ouest, de concilier le socialisme et la démocratie ». Quant à Vaclav Havel, nous dit Rupnik, il répondait en 1968 à Kundera que « les conquêtes du Printemps de Prague (abolition de la censure, rétablissement des libertés individuelles et collectives) ne faisaient que rétablir ce qui avait existé trente ans plus tôt en Tchécoslovaquie, et restait le fondement de la plupart des pays démocratiques » [3]. Et les conquêtes démocratiques énumérées ici renvoient à des formulations de la Révolution de velours de 1989...
Celle-ci aurait-elle réalisé les aspirations de 1968 ?
Jacques Rupnik poursuit l’analyse en nous indiquant le pourquoi d’un intérêt renouvelé pour ce débat : « dans le contexte d’une mondialisation économique dont on découvre les effets pervers et d’une crise prématurée de la représentation démocratique, on peut trouver une actualité nouvelle aux questions sur la démocratie, le marché et la “troisième voie” que posait le printemps tchécoslovaque de 1968 ».
Il faut dire ici en deux mots que, présentée pendant quelques années comme le bon élève des privatisations libérales, avec Vaclav Havel comme président (jusqu’en 1998) et le libéral thatchérien Vaclav Klaus à la tête des réformes
économiques, la République tchèque a connu une « transition » particulière d’un système à l’autre. La normalisation soviétique s’était accompagnée d’une aide économique de l’URSS, prioritaire jusqu’en 1989. Et la Tchécoslovaquie,
contrairement à cinq de ses pays « frères » endettés [4] n’avait pas de dette en devises occidentales, et ne subît donc pas les mêmes pressions du FMI. Les mobilisations et restructurations syndicales massives du début de la Révolution de velours, combinées à cette absence de pression des créditeurs, expliquent qu’il y eut, derrière un discours « libéral », fort peu de restructuration et de chômage pendant la décennie 1990 — mais des montages financiers opaques dont le scandale éclatera, avec la crise économique à la fin de la décennie [5]... Le PCT (parti communiste tchèque), de son côté, gardant son étiquette et son discours social (non sans nationalisme xénophobe) a tiré avantage de son rejet par toute coalition gouvernementale, en augmentant son poids dans l’opposition. C’est
le parti social démocrate reconstitué et les Verts qui ont assumé les orientations les plus social-libérales pro-européennes et atlantistes, pendant que Vaclav Klaus rejetait sur des bases libérales la « bureaucratie socialiste » de Bruxelles...
L’adhésion à l’Union Européenne acquise dans le « paquet » de 2004
s’est traduite, dès les premières élections suivantes, comme dans tous les nouveaux pays membres d’Europe de l’Est, par une abstention massive (moins de 30 % de votants), le brouillage des étiquettes et la difficulté à constituer
des majorités gouvernementales dans un contexte où la « gauche » avait mené les premières offensives détériorant le niveau de vie...
D’où les « désillusions » actuelles et la « crise prématurée » de la représentation démocratique évoquées par Jacques Rupnik...
- Milan Kundera
- L’article de Kundera dans Cesku Udel (Le destin tchèque).
La démocratie des conseils ouvriers
Jacques Rupnik édulcore la « substance » du débat de 1968 : de quelle « démocratie » parlait alors Milan Kundera ?
On sait peu ou pas du tout, ce que fut l’extra-ordinaire déploiement de Conseils ouvriers sous l’occupation soviétique [6]. Dès l’automne 1968, ils regroupaient plus de 800 000 travailleurs dans près de 200 entreprises. Ce mouvement, inter-agissant avec la radicalisation et l’autonomisation de la Fédération syndicale unique (le ROH) dans cette période, acquit une rapide dynamique politique de par sa jonction avec une partie de la jeunesse [7] et des intellectuels, généralement membres du PCT. Les sections d’entreprise du
PCT et du syndicat ont joué un rôle actif dans l’impulsion des Conseils (en étant d’ailleurs souvent élus à leur tête par les travailleurs) et la convocation de leur première réunion nationale en janvier 1969, soit près de six mois après
le début de l’occupation ! Un projet de « loi sur l’entreprise socialiste » y fut élaboré et présenté au gouvernement qui était alors encore dirigé par Dubcek... Leur force et légitimité était telle dans un régime se réclamant des travailleurs, que leurs propositions durent être prises en compte. Mais elles furent radicalement édulcorées par le gouvernement dans le sens d’une co-
gestion accordant aux travailleurs un tiers d’élus, avec un droit de veto à l’État et aux directeurs... Mais le mouvement poursuivit son extension : en mars 1969, lors du congrès syndical, on était passé de 200 à quelque 500 Conseils et leur nombre va croître jusqu’en juin 1969 [8] avant qu’ils ne finissent par s’essouffler, étouffés, réprimés puis finalement interdits en juillet 1970. Le rôle de « normalisateur » de Dubcek fut décisif dans ce processus, avant qu’il ne soit lui-même écarté, devenu inutile.
C’est de ce mouvement socialiste autogestionnaire que parle Milan Kundera en décembre 1968. Et loin de dire « en substance », comme le résume Jacques Rupnik, qu’il s’agit de tenter de « concilier socialisme et démocratie », il déclarait alors : « L’automne tchécoslovaque dépasse sans doute en importance le printemps tchécoslovaque de 1968 [...] Le socialisme dont la vocation est de s’identifier avec la liberté et la démocratie ne peut faire autrement que de créer une liberté et une démocratie telles que le monde n’en a jamais connues » [9].
Il ne s’agit pas d’un détail. De ce point de vue là, 1989 est un anti-1968. Milan Kundera a exprimé plus tard, comme bien d’autres, les « désillusions » sur son « passé communiste ». Mais l’enjeu ne dépend pas de sa trajectoire propre, et le sens de ce qu’il exprimait peut être repris par d’autres, hier comme aujourd’hui et demain...
C’est dire quel est le sens actuel dominant des commémorations/enterrements du Printemps de Prague. L’essentiel consiste à ignorer tout ce qui était profondément anti-capitaliste en même temps qu’anti-bureaucratique, rompant avec tout « campisme » et débordant les limites de réformes introduites par des ailes du parti unique pour régner autrement, au nom des travailleurs, mais toujours sur leur dos... Il faut donc ignorer l’Automne et ses Conseils,
ainsi que le pourquoi de leur naissance après l’intervention soviétique et non pas dans le cadre des réformes antérieures.
Réécriture de l’Histoire
- Ce même 24 mai 2008
- Petr Uhl, débat sur le printemps de Prague.
© Photo : M. Migneau.
Au plan économique, les réformes préconisées, notamment par l’économiste Ota Sik, étaient comparables au « nouveau mécanisme économique » (NEM) alors impulsé en Hongrie par le régime Kadar : il recherchait une responsabilisation et des stimulants monétaires axés sur les directeurs d’entreprise (et non pas comme en Yougoslavie, un système donnant aux travailleurs des droits d’autogestion). L’introduction de certains mécanismes de marché visant à améliorer la qualité et la diversité des productions ainsi que la productivité du travail signifiait notamment des augmentations de prix pour les biens de consommation, davantage d’inégalités en fonction des résultats et une plus grande insécurité d’emploi. La libéralisation politique et culturelle alors prônée par l’aile réformiste et qui explosa au Printemps, visait à « faire passer » les mesures économiques dont l’impopularité était exploitée par l’aile conservatrice. Les réformes s’appuyaient non pas sur eux mais sur les directeurs. Et c’est la raison profonde, au-delà de son espoir de compromis avec les soviétiques, pour laquelle Dubcek fut le bon « relais » pour normaliser ces « excès ».
La réécriture de l’Histoire consiste à ne retenir du Printemps de Prague que ce qu’un régime capitaliste peut soutenir et que 1989 a proclamé — l’arrêt de la censure, les libertés individuelles et collectives permettant des élections.
Mais on se tait sur les aspirations sociales et socialistes, sur l’Automne des Conseils, et sur les rapports complexes entre les institutions du régime et la société tout entière. Et l’on omet les portraits de Che Guevara que l’on voit pourtant apparaître dans les archives des manifestations du Printemps [10].
Une variante d’enterrement de cet Automne-là consiste à présenter 1989 comme un anti-1968, mais en ne retenant de ce dernier qu’une affaire interne au PCT pendant que la « société » (distincte de tout « socialisme ») n’était censée aspirer qu’à une libéralisation à l’occidentale, vite réprimée...
Beaucoup de commentaires soulignent, à juste titre, les différences Est/Ouest dans les années 1968 [11] que la simultanéité des mouvements n’autorise pas à gommer — ne serait-ce qu’une aspiration légitime à pouvoir consommer (ou pas) ce dont regorgeait la « société de consommation » alors critiquée à l’Ouest... Les incompréhensions ou décalages initiaux sur les « libertés dites bourgeoises » ont été réels, s’exprimant notamment lors des rencontres à Prague avec Rudi Dutschke. Mais Jacques Rupnik présente ces différences sous deux angles (outre les différences de répression subies [12]...) : « le marché et le capitalisme étaient rejetés par le gauchisme français, alors qu’Ota Sik, à Prague proposait une “troisième voie” entre l’étatisme socialiste oriental et le capitalisme occidental », nous dit-il. Il estime qu’il s’agissait par là de « dépasser la division de l’Europe » héritée de Yalta : « le “retour à l’Europe”, le slogan de la “révolution de velours” de 1989 était déjà présent dans les aspirations tchécosloslovaques de 1968 ». Mais il reste ainsi à la superficie autant du « socialisme oriental » que du « marché » et des
réformes soutenues par Dubcek : cette supposée « 3e voie » n’en était pas une et s’affrontait au contraire aux aspirations socialistes profondes contre le règne du parti unique, nourries par le système. Enfin, les aspirations réelles dans la jeunesse de tous les continents à un monde sans frontières et ne respectant pas les partages d’influence entre grandes puissances, s’articulaient
à des revendications et solidarités égalitaires...
Rejet du « campisme », d’un monde bi-polaire...
- Affiches spontanées contre l’invasion
L’impossible domination soviétique avait pour pendant l’échec étasunien au Vietnam. Le partage des zones d’influence entre grandes puissances n’était plus respecté en Europe de l’Est par plusieurs PC au pouvoir qui voulaient simplement être maîtres chez eux et y trouver une certaine légitimation : outre le non alignement impulsé par la Yougoslavie titiste, l’Albanie et la Roumanie condamnèrent l’intervention soviétique. Et à Prague même, comme en 1956 en Hongrie, le Kremlin dut renvoyer une deuxième vague de troupes pour éviter un « langage » commun entre soldats soviétiques et population assiégée... La difficulté de réprimer un soulèvement ouvrier légitimé par l’idéologie même du système fut patente.
La Yougoslavie titiste connaissait au même moment, avec une histoire et un scénario différent, des points communs : radicalisation de la jeunesse et de l’intelligentsia communiste, autonomisation des syndicats et convergences
de leurs aspirations sur des bases critiques du parti au pouvoir et de ses réformes. À Belgrade, la jeunesse et ses enseignants marxistes, comme les syndicalistes, rejetaient l’extension d’un marché source de chômage et d’inégalité (celui que prônait justement Ota Sik et Dubcek), expérimentés en Yougoslavie depuis 1965. Ils exigeaient une planification autogestionnaire et
dénonçaient la montée d’une « bourgeoisie rouge »... Comme à Prague, il s’agissait du rejet de toute transformation de la force de travail en marchandise « jetable », par la consolidation d’un statut autogestionnaire des travailleurs — comme le prônait la « loi sur l’entreprise » adoptée par les
Conseils ouvriers de Tchécoslovaquie... Finalement, l’impérialisme occidental visible au Vietnam et dans le Tiers-Monde n’offrait pas un visage attractif pour les jeunes qui, sous divers cieux, de Prague à Berlin, de Tokyo à Mexico, refusaient tout impérialisme...