La proposition d’une zone de libre-échange des Amériques (ZLÉA) est en même temps une extension et un approfondissement de l’Accord de libre-échange (ALÉ) établi entre les États-Unis (ÉU) et le Canada en 1989 puis étendu au Mexique en 1994 sous le nom d’Accord de libre-échange nord-américain (ALÉNA). Les textes essentiels, négociés dans le plus grand secret, devraient normalement être sanctionnés par les ministres des finances des 34 pays participants — tous les pays des Amériques moins Cuba — à Buenos Aires les 6 et 7 avril puis paraphés par les chefs d’État lors du Sommet des Amériques à Québec les 20, 21 et 22 avril.
L’ALÉNA oblige les gouvernements à traiter les transnationales sur le même pied que les entreprises nationales. (Bien sur, cette obligation ne s’applique pas aux ÉU qui sont les maîtres d’oeuvre du libre-échange. Ils sont assez puissants pour appliquer les accords de libre échange aux autres sans se les appliquer à eux-mêmes.) L’ALÉNA interdit d’imposer des obligations spéciales aux transnationales par rapport, par exemple, au contenu national, à l’embauche, aux conditions de travail, aux transferts technologiques et au rapatriement des profits. Mais surtout, il permet aux entreprises de poursuivre directement les États devant un tribunal spécial secret si ceux-ci adoptent des lois, règlements ou des jugements de cours qui diminuent leurs profits. Par exemple, le Canada a retiré un règlement environnemental et a compensé une compagnie américaine qui produit un additif toxique de l’essence. C’est là une méthode de contrôle direct du capital sur l’État sans même aucun souci de façade démocratique.
Pour le Mexique, l’ALÉNA a signifié le dumping du maïs américain subventionné au détriment de la viabilité des cultures vivrières du paysannat. Il a aussi servi de prétexte pour éliminer tout obstacle juridique au démantèlement de la propriété commune des terres. Son application à toute l’Amérique latine rendrait quasi impossible l’interdiction de organismes génétiquement modifiés (OGM). Finalement, l’ALÉNA a encadré le démantèlement d’une grande partie des dépenses sociales du gouvernement mexicain et a justifié d’importantes privatisations de compagnies d’État sous prétexte d’équilibre budgétaire exigé par un capital financier qui exerçait à tout moment le chantage du retrait de ses capitaux. Cette menace fut d’ailleurs appliquée à la fin 1994, à peine l’ALÉNA en place, pour exiger une baisse drastique des salaires mexicains.
On voit ce qui attend les peuples des Amériques Centrale et du Sud et des Caraïbes. De plus, malgré le secret opaque entourant les négociations de la ZLÉA, certaines fuites laissent entrevoir un approfondissement de l’ALÉNA pour faciliter la privatisation des services publics tels la santé, l’éducation et même les services sociaux sur le modèle des ÉU et au profit des surtout de leurs transnationales oeuvrant dans ces domaines. Par exemple, les gouvernements devront prouver devant les instances quasi judiciaires de la ZLÉA que les services publics sont absolument nécessaires, qu’ils ne discriminent pas contre des compagnies établies sur le territoire national si ce n’est seulement par l’intermédiaire du commerce électronique à partir d’un autre pays, et que les services publics, considérés comme des monopoles, ne sont pas anti-compétitifs.
L’ALÉ avait servi de fer de lance pour aboutir aux nombreux accords mondiaux de libre-échange qui ont donné naissance à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en 1994. Le gouvernement américain voudrait rééditer ce scénario en se servant de la ZLÉA comme moyen pour reprendre l’initiative libre-échangiste suite au triple échec de l’Accord multilatéral sur les investissements (AMI) en 1998, de la round du millénaire de l’OMC en 1999 et de la tentative avortée d’instituer une zone de libre-échange de l’Asie-Pacifique. La tentative d’imposer la ZLÉA a donc une portée mondiale.
Par la ZLÉA, le gouvernement des ÉU tente aussi de repousser l’offensive de l’Union européenne (UE) qui cherche à contester l’hégémonie américaine dans le cône sud de l’Amérique du Sud. Pour ce faire, l’UE s’appuie sur la volonté du gouvernement du Brésil de se créer une marge de manoeuvre face aux ÉU en utilisant l’accord de libre-commerce du Mercosur, avec l’Argentine, l’Uruguay et le Paraguay, pour signer un accord un libre-échange avec l’UE.
Déjà, les ÉU ont réussi à empêcher le Chili de se lier davantage au Mercosur. De même la crise de 1999 a conduit le Brésil a dévalué sa monnaie, ce qui a accentué la contradiction avec l’Argentine qui a persisté dans sa politique ultra-monétariste de parité du peso avec le dollar américain. La tentative d’imposer la ZLÉA exacerbe donc les contradictions inter-impérialistes tout comme celles entre les pays impérialistes et les pays dépendants et même entre ceux-ci.
Cependant, la conjoncture d’aujourd’hui n’est plus celle du début des années 90. Alors, le capitalisme triomphait du collectivisme bureaucratique. L’impérialisme donnait une leçon aux pays dépendants en écrasant l’Iraq pour qu’ils acceptent les programmes d’ajustement structurel (PAS) du FMI et les tous les accords de libre-échange qu’on leur imposerait. Les rivalités inter-impérialistes s’apaisaient sous l’effet des marchés qui se remettaient à croître. Les ÉU devenant le consommateur mondial de dernier ressort grâce à la reprise américaine d’après 1991, alimentée par un processus d’endettement phénoménal, qui drainait les capitaux du monde entier dont ceux des bourgeoisies de l’Amérique latine et même du Canada. Cette bonne conjoncture avait permis à la grande bourgeoisie américaine de vaincre les oppositions internes favorisant soit le protectionnisme, soit les ententes bilatérales permettant aux ÉU d’écraser leur adversaire.
Aujourd’hui, depuis la crise asiatique, les contradictions inter-impérialistes ne cessent de s’aiguiser. La nouvelle intifada palestinienne, après la défaite israélienne au Sud-Liban, encourage les peuples des pays dépendants à relever la tête. Même les gouvernements du Sud y trouvent une source de résistance dans l’intérêt de leur propre bourgeoisie. Mais surtout, à la suite de l’insurrection zapatiste contre l’ALÉNA le premier janvier 1994, les paysans, les femmes, les jeunes et les minorités de couleur, soit les exclus du néolibéralisme, montent à l’assaut du ciel néolibéral. Les contingents syndiqués commencent eux aussi à se joindre au mouvement de résistance à la globalisation, surtout en Amérique latine. Ces forces se sont développés à l’intérieur même des ÉU comme l’a montré la manifestation de Seattle. Le Forum social mondial de Porto Alegre, en écho à l’appel zapatiste, aura initié un début de coordination, de programme et de plan d’action de ce nouveau mouvement de résistance à la globalisation.
L’impérialisme américain a bien senti la menace. Il se remilitarise avec son bouclier spatial en avant-garde. Il s’accommode fort bien d’un durcissement de la répression en Palestine. Au niveau des Amériques, il a lancé le Plan Colombie. Cette intervention militaire, par l’intermédiaire de la Colombie et des autres pays andins en forte ébullition sociale mais vulnérables à la mainmise américaine, menace l’Amazonie, le ventre mou du Brésil. Le Plan Colombie, c’est la poigne de fer pour obliger les Amériques à s’agenouiller devant la ZLÉA.
Les rassemblements de Buenos Aires et de Québec seront les premiers moments de la riposte d’ensemble des peuples des Amériques, au-delà des ripostes nationales, contre l’offensive de l’impérialisme. Leur vigueur marquera la force, ou la faiblesse, du coup d’envoie et le rythme de l’escalade qui devra suivre. Cette unité des peuples des Amériques ne peut se faire que sous le même mot d’ordre parapluie : « Non à la ZLÉA » comme l’ont décidé les organisateurs de la manifestation de Buenos Aires. On voit mal le Sommet des peuples, organisé par l’Alliance sociale continentale (ASC), une fédération des syndicats et ONG des Amériques, arriver à une autre conclusion. Il faut d’abord dire non à l’inacceptable avant d’élaborer une plate-forme de combat alternative dont la déclaration finale du Forum social mondial, signé par l’ASC, donne les grandes lignes.Celles-ci sont l’annulation de la dette du tiers monde, l’abolition des paradis fiscaux, la taxation des transactions financières, la fin des privatisations, la réforme agraire au bénéfice des familles paysannes, un réinvestissement massif dans les politiques sociales et environnementales, une hausse importante du salaire minimum et de l’aide de derniers recours, la libre circulation des personnes et la protection des droits syndicaux.
Marc Bonhomme, Parti de la Démocratie socialiste, 2001.