Pour une gratuité d’émancipation

, par LE MOAL Patrick

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« Ce qui compte ne peut pas toujours être compté, et ce qui peut être compté ne compte pas forcément. » Einstein

Lorsque adolescent, je commençais à m’intéresser à la politique, mon père, un ouvrier du bâtiment ancien militant CGT métallo, me résumait la différence entre socialisme et communisme dans une formule simple : le socialisme c’est à chacun selon son travail ; le communisme, c’est à chacun selon ses besoins. Je trouvais ça bien, cette perspective communiste !
On peut discuter de la pertinence de cette formule pour donner à voir un projet de société émancipée, débarrassée de l’exploitation et de l’oppression pour lequel nous militons.
Pour ce qui me concerne, je me réfère toujours à ce généreux principe d’une société dans laquelle « chacun.e agit selon ses moyens, ses facultés, ses capacités, et chacun.e dispose selon ses besoins ».

Pourquoi commencer ainsi ?
Lorsqu’on avance une revendication, une perspective de lutte, on cherche évidemment à améliorer la situation des couches et classes populaires bien sur, mais on se doit aussi de combattre l’idéologie qui sous-tend la forme de domination actuelle.
Car l’effondrement de l’expérience dite communiste au XXe siècle a suscité l’idée qu’au fond, est indépassable le marché comme système de répartition des biens, le capitalisme comme système de production. Le système marchand a pris une puissance hégémonique sur l’ensemble des activités économiques de la planète au travers de la marchandisation de toute la société, et cela a des conséquences : la perception que l’on a de la richesse, de la valeur des biens produits, est comme « obnubilée » par cette représentation marchande. On a l’impression que ce qui n’est pas payant est sans valeur.
À cela s’ajoute le management néo-capitaliste, l’esprit d’entreprise qui met chacun.e en guerre contre tout le monde, avec des effets profonds sur la segmentation de la société. Il est de plus en plus difficile de se parler d’un groupe à l’autre, or pour faire vivre un imaginaire commun un langage commun est indispensable.

Il nous faut donc lutter contre les évidences des économistes libéraux, l’amalgame entre les notions de coûts, de prix et de valeur, l’idée que tout se paie, contre l’idéologie de la concurrence impitoyable, du profit maximum... il nous faut retrouver la capacité d’imaginer un autre monde, de donner des perspectives illustrant d’autres valeurs, d’autres références.

La promotion de gratuité est un des moyens qui permet cela.
Car la gratuité n’est pas principalement une mesure sociale, ou de charité, c’est avant tout une mesure politique.
Sagot Duvauroux l’explique brillamment : « Imaginons, par exemple, que je sois puériculteur dans une crèche. J’ai dans ce cadre une activité éducative rémunérée, c’est-à-dire que ma force de travail est une marchandise, qui a un coût, avec un barème selon lequel on va me payer. De retour à la maison, avec mon enfant en bas âge, je fais les mêmes gestes éducatifs. Jamais je n’irais penser que les gestes « sans prix » effectués pour mon enfant ont moins de valeur que mon activité rémunérée avec les enfants des autres. »

Pour la promotion de la gratuité, nous ne partons pas de rien.
Nous vivons dans un pays [la France] où la part de services très largement « libres d’accès », c’est-à-dire gratuits ou presque gratuits est importante.
Malgré les attaques répétées, un budget équivalent au budget de l’État sert encore à permettre le libre accès, ou le quasi libre accès, de tou.te.s aux soins : tendanciellement chacun.e cotise selon ses capacités, chacun.e est soigné selon ses besoins. Des biens tout à fait marchandisables sont répartis de manière non marchande. Rares sont les gens qui se plaignent d’être en bonne santé sous prétexte que leurs cotisations servent à financer les soins des personnes malades.
Bien sûr ce principe est mis en cause, car le dogme libéral est démenti par les faits. La tragédie des communs, la surexploitation de ressources mises en commun [1], des libéraux ne se produit pas : est-ce globalement que gens abusent des soins ? Malgré l’effritement auquel on assiste, le libre accès aux soins demeure encore intégré dans la représentation profonde que nous avons de notre société et de ce qui fait notre vie en commun.

Sont également gratuits l’essentiel de la voirie, l’éclairage public, l’école où l’accès se fait sur le seul critère d’être un enfant. S’ajoutent à cela des expériences locales de gratuité des transports en commun, de l’eau...
À partir de cette situation, il s’agit ici de réfléchir comment il est possible d’étendre plus largement la gratuité, le libre accès, car cela est bénéfique à la société, la solidarise.
Nous voulons à substituer à la valeur marchande... la valeur d’usage,avec un objectif social, offrir à tou.te.s les services essentiels, mais aussi avec l’enjeu de desserrer l’étau de la marchandise, d’augmenter la part des échanges qui échappent au marché. Nous voulons instaurer le plus largement possible le « à chacun selon ses besoins… » contre « à chacun ses moyens financiers ».

Cette question peut donc être un champ de bataille central.
Mais cette notion de gratuité est l’enjeu d’une bataille idéologique.
Il nous semble essentiel d’écarter des conceptions de la gratuité qui ne sont pas conformes à un projet émancipateur.
— Nous combattons la notion libérale de biens communs qui relèveraient de qualités intrinsèques des dits biens, dont le périmètre serait délimité à priori, comme les forêts, les mers, etc. Aucune chose n’est commune par nature. Une chose est rendue commune par des pratiques collectives : un bien commun nécessite des choix, une gestion et des institutions.
— Nous combattons la gratuité « naturelle » de formations sociales reposant largement sur naturalisation des rôles sociaux et rapports de domination (notamment des femmes).
— Nous combattons enfin les gratuités à caractère marchand qui sont autant de rapports sociaux « dissimulés ». Chacun sait que le gisement commercial des décennies à venir est celui de la gestion des informations à des fins rentables. À chaque fois qu’un service est gratuit est mis en place sur le net par exemple, c’est parce qu’on te fourgue de la pub : lorsque le service est gratuit, c’est l’individu qui est le produit.

En outre, nous défendons une gratuité qui tient compte de la finitude de la planète, du fait que la valeur d’usage qui est la vraie richesse est à la fois le produit du travail
et de la nature.

Pour redevenir des partageux, nous devons donc défendre une perspective de gratuité construite :
la délimitation des biens communs d’accès libre doit relever de choix de société, de délibérations politiques, parce qu’on décide que le respect de certaines choses et êtres est plus important que la recherche d’une prétendue efficacité économique.
Le politique, la délibération, doivent être centraux pour réapprendre à définir les besoins sociaux à partir de la valeur d’usage en tenant compte de la nécessaire préservation du « système terre », des exigences fondamentales de la dignité humaine.

Il s’agit donc de travailler collectivement à définir ces besoins essentiels aujourd’hui, comme la gratuité de l’eau vitale, des transports en commun, de la restauration scolaire, des services funéraires, etc. il y a aussi d’autres idées à discuter comme celle d’une sécurité sociale du logement qui permettrait, en cas de perte d’emploi ou de crise personnelle, de ne pas être chassé de son logement.

Pourquoi pas avoir la perspective d’étendre cette gratuité construite jusqu’à la prise en charge « gratuite » de tous les besoins fondamentaux à mesure de leur évolution historique.
Il est clair que ce n’est économiquement concevable qu’avec la restitution à la collectivité de toutes les ressources et toutes les richesses produites par les efforts de tou.tes.

Tous ces petits bouts de gratuité ne font pas une révolution… mais montrent qu’il est à la possible de vivre autrement.
Et cela donne du sens à la politique, celui de contribuer à effectuer librement des choix de société à partir de besoins identifiables, en conquérant de nouveaux bastions, au lieu de nous cantonner trop souvent à une attitude défensive des services publics existants.

Contre l’idée qu’il n’y a qu’à vivre selon ce qui est décidé par le pouvoir dominant, par les rapports marchands, nous proposons que soient débattus et décidés collectivement les besoins qui doivent Car la gratuité produit un espace où tout le monde est à égalité, elle permet de ne plus faire la distinction entre les riches et les pauvres en attribuant à tou.te.s le même accès.

Enfin l’extension de la sphère de la gratuité est une très efficace façon de contrer l’idée que l’évolution du monde est inéluctable, qu’aucun autre mode n’est possible.

À chaque fois que l’on rogne de l’espace, de la puissance au libéralisme, à la tendance à la privatisation généralisée, au règne de l’argent, on permet à l’histoire de s’ouvrir à nouveau, on crée de l’espoir pour une société émancipée.

P.-S.

Fondation Copernic, août 2018. url : https://ue2018.org/IMG/pdf/gratuite_uems.pdf

Notes

[1L’idée que le champ de paturage commun à tout le village devient champ de boue, car chaque acteur mettra le plus de bétail possible sur ce champ.

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