- Algérie News : Quel a été le déclic pour votre engagement politique et syndical ?
Soumia Salhi : C’est à l’université, dans les luttes syndicales et démocratiques, que je suis entrée dans le militantisme. C’était une autre époque, pleine d’espoirs. Je me suis impliquée dans la longue grève de mon institut de psychologie en 1977, puis nous avons constitué un petit cercle féministe qui défrichait des sentiers nouveaux. Très vite, nous nous sommes trouvées engagées dans des initiatives publiques : expositions, ciné-club féminin... Il y a eu, à ce moment, une sorte d’ouverture politique qui nous a trouvées au stade du collectif féminin. Dans ce contexte de grèves ouvrières et d’animation syndicale, nous avons contribué en tant que collectif à l’effervescence démocratique contre la répression du printemps berbère, contre le projet du code de la famille. C’est dans ces luttes, que j’ai rejoint la mouvance de mon parti, le PST dans lequel je milite encore aujourd’hui.
- Quelle est la situation des femmes après un demi-siècle d’indépendance ?
Nous sommes encore loin de l’égalité qui nous est promise par la Constitution, mais la situation est radicalement différente. Durant les premières années de l’indépendance, les femmes sortaient rarement, même celles qui travaillaient et qui ne constituaient que 3% de la population féminine. Le plus souvent, elles étaient divorcées ou célibataires. Souvent, on arrêtait de travailler lorsqu’on se mariait. Le reste des femmes étaient au foyer. L’enfermement domestique était la norme, on n’avait pas comme aujourd’hui toutes ces femmes au marché, faisant leurs courses. L’arrivée de ces bataillons de jeunes lycéennes et étudiantes dans les rues étaient une première révolution. Car l’indépendance a d’abord signifié la scolarisation massive, ce qui a bousculé une oppression millénaire et changé les codes sociaux. Aujourd’hui, on parle de deux tiers de femmes parmi les diplômés. Les résultats du bac confirment cette majorité féminine. Ce chiffre traduit, surtout, la crise de notre système éducatif et le désintérêt des jeunes hommes pour les études qui ne garantissent plus l’avenir. Mais du point de vue des femmes, cela prouve, au moins, qu’elles ne sont plus exclues du système scolaire. Il y a, aujourd’hui, 17% de femmes qui travaillent. C’est un grand progrès mais ce n’est pas assez. Les autres sont toujours privées des moyens de l’indépendance économique. Les travailleuses des années 1960 étaient des ouvrières, des femmes de ménage, des aide- soignantes. La moitié des travailleuses d’aujourd’hui sont très qualifiées. Mais l’accès aux postes de responsabilités demeure très rare. La porte ne s’est ouverte que depuis quelques années. La rareté des femmes aux responsabilités politiques et dans les mandats électoraux est aussi criante même si la Constitution promet désormais l’imposition d’un minimum de représentation féminine. Les lois de notre pays garantissent en principe l’égalité dans tous les domaines, à l’exception notable du code de la famille qui conserve une architecture inégalitaire malgré les petites améliorations concrètes qui ont été apportées. C’est ce code qui organise la permanence de l’oppression des femmes.
- Quels sont les principaux acquis perdus jusque-là ?
En général, il y a plutôt des progrès. Même la vague rétrograde des années 1990 n’a pas empêché l’essor du travail féminin et de la réussite scolaire. L’imposition du hidjab pour réprimer la liberté des femmes, s’est retournée contre ses auteurs en facilitant la circulation des femmes dans l’espace public dans des hidjabs de plus en plus éloignés du rigorisme initial. On nous a fait reculer certes, mais les femmes sont beaucoup plus nombreuses maintenant à se réapproprier des morceaux de leur citoyenneté. La généralisation du travail précaire et la privatisation ont par contre fait perdre des acquis précieux comme le congé de maternité, les heures d’allaitement et le soutien de la collectivité au travail des femmes. Comment voulez- vous réclamer ces droits si vous êtes travailleuse non déclarée ou si vous êtes recrutée sur la base d’un contrat temporaire qui pourrait ne pas être renouvelé en cas de maternité ? Sans parler de la recrudescence du harcèlement sexuel dans ce cadre dégradé de la relation de travail.
- Quels sont les grands défis que doit relever la femme algérienne et plus spécifiquement la femme engagée ?
Il y a un seul objectif acceptable, l’égalité des droits et la parité dans tous les compartiments de la vie sociale.
- Dans le monde du travail, les femmes sont-elles toujours désavantagées ?
Oui. Il y a toujours une rareté des femmes aux postes de responsabilité malgré une grande qualification.
- Quels peuvent être les obstacles au progrès des femmes algériennes ?
Les pratiques sociales et les mentalités évoluent en faveur des femmes avec les transformations structurelles objectives. La situation économique actuelle produit le chômage massif des diplômés et un développement massif de subterfuges comme les emplois du filet social. C’est nuisible au progrès des femmes. Car c’est en se faisant respecter dans de vrais boulots de médecins ou d’enseignantes que la femme s’est imposée. Si la crise perdure, de nouveaux drapeaux misogynes vont venir nous faire régresser en accusant les femmes de causer les problèmes.
- Que pensez-vous du nouveau Code de la famille ?
Le code de 1984 est préférable à la situation réelle vécue par nos mères et nos grands-mères. Celui de 2005 est meilleur que celui de 1984 puisqu’il reconnaît l’apport économique de la femme, supprime l’obéissance au mari, mais il reste profondément injuste, profondément inégalitaire puisqu’il maintient la femme sous tutelle. Qu’on le sache : une femme peut être ministre ou présidente de la République mais elle n’est pas maîtresse de sa vie et a besoin d’un tuteur pour la marier. Elle peut être répudiée sans discussion mais elle a besoin de procédures compliquées et humiliantes pour se libérer de son mariage. C’est une violation de la Constitution. Et d’abord, c’est une violation de nos droits d’êtres humains et de citoyennes.
- Quels sont les espoirs portés par toutes ces femmes qui sont en première ligne pour le combat pour la démocratie et les libertés individuelles ?
Cela fait plusieurs générations que les femmes contribuent aux combats politiques de leur époque. Trop souvent, elles acceptent de mettre leur engagement au service de courants qui ne font aux femmes que des concessions verbales et qui ne se mouillent pas dans la société réelle pour faire régresser les moeurs patriarcales. J’ai souvent entendu dénoncer le Code de la famille par des gens qui maintiennent leurs soeurs, leurs épouses, leurs filles dans un statut encore plus minorisé que celui de ce Code. Le combat pour le droit des femmes n’est pas une abstraction. Il concerne la remise en cause d’une oppression millénaire qui nous concerne tous.
- Où placeriez-vous la femme algérienne parmi les femmes arabes ?
Les femmes des pays du Golfe sont les plus opprimées. Les Maghrébines sont en meilleure posture. Les lois tunisiennes sont très en avance et ce depuis l’indépendance. Mais la réalité de l’oppression est à peu près semblable dans les trois pays du maghreb. Il y a des nuances dans les retouches apportées au code algérien et à la moudawwana marocaine mais il s’agit de projets jumeaux. Je pense que la grande accumulation de femmes diplômées en Algérie et surtout l’importance des contingents d’emplois féminins décents dans le secteur public nous donnent un moyen de pression pour faire progresser la société.
- Quel message souhaitez-vous adresser aux femmes à l’occasion ?
Il ne faut pas se laisser faire ! Les transformations objectives sont en notre faveur : masse des diplômées, emploi féminin mais la bataille pour les idées est importante. Ce sont nos luttes depuis l’indépendance qui ont assuré les progrès actuels. La situation de ma mère ne ressemble pas du tout à celle de ma fille. Cela ne s’est pas fait tout seul. Nous avons lutté contre ceux qui ne voulaient rien faire bouger. Nous avons résisté à ceux qui voulaient la régression. Sans nos luttes, ces transformations n’auraient pas eu lieu aussi profondément dans la société. Cette oppression a des formes spécifiques dans notre société mais elle existe partout dans le monde. L’oppression des femmes n’est pas une identité culturelle. Elle existe partout dans le monde et partout nous la ferons reculer par nos luttes.