Je suis chroniqueur de Charlie Hebdo depuis avril 2001 : d’abord avec une chronique bimensuelle, qui est devenue plus irrégulière à partir de novembre 2003 (parfois encore bimensuelle, le plus souvent mensuelle ; le dernier texte publié datant du 15 septembre 2004). Philippe Val m’avait demandé de participer à la rédaction pour deux raisons principales :
- en tant qu’universitaire, pour mettre en perspective des « questions d’actualité » (au sens large, et pas seulement dans l’horizon du temps court promu le plus souvent par les médias) à partir de ressources sociologiques et philosophiques ;
- en tant que partie prenante de la galaxie altermondialiste et militant de la gauche radicale, afin d’interroger de manière critique les stéréotypes, les « langues de bois » et les mythologies « gauchistes » de ma « famille » politique.
Depuis environ un an, ma place s’est trouvée progressivement marginalisée au sein de l’hebdomadaire. J’en tire aujourd’hui les conséquences en partant. Je suis en quelque sorte un démissionnaire poussé doucement vers la porte de sortie. Je n’ai que des hypothèses sur ce processus de marginalisation, car je n’ai pas pu avoir d’explications claires au sein du journal. Cette marginalisation se nourrit à mon avis de deux logiques différentes, qui n’ont rien à voir avec un quelconque « complot » :
1) Des divergences politiques et intellectuelles croissantes avec Philippe Val semblent avoir fragilisé le statut de ma chronique dans le journal.
Ces divergences ont plusieurs dimensions et se sont approfondies au cours du temps :
- Ces divergences ont débuté alors que, contrairement à la majorité de la rédaction, j’ai critiqué dans une chronique (« Philosophie du complot », 26 mars 2003) le livre de Pierre Péan et Philippe Cohen, La face cachée du Monde (Mille et une nuits, février 2003). Il m’est apparu à l’époque que la forme très marquée par le schéma du « complot » de cet essai ressemblait fortement à celle que je critiquais avec Philippe Val chez Noam Chomsky, dans un genre sérieux, ou dans PLPL (Pour Lire Pas Lu), du côté de l’antijournalisme de poubelle.
- Mais, plus récemment, ne se contentant pas de faire l’éloge d’un livre structuré par le schéma de « la conspiration », Charlie Hebdo s’est directement mis à la fabrication de « complots », avec les articles de Fiammetta Venner sur l’islam. Recourant à des amalgames répétés entre l’islam comme religion, les différents courants de l’islam politique, l’intégrisme et le terrorisme, Charlie Hebdo — hormis quelques courageux résistants de la nuance et de la complication — s’est alors inscrit dans une croisade de la Civilisation (« européenne ») contre la Barbarie (« musulmane »). Dans cette perspective, on a été jusqu’à publiciser une fausse rumeur à propos du Forum Social Européen de Londres ou on a fait de ceux qui ne participaient pas à la nouvelle croisade (comme la Ligue des droits de l’homme) des « alliés objectifs » des intégristes islamistes, en remettant ainsi à l’honneur une formule d’origine stalinienne. Je pense comme Philippe Val qu’il faut combattre les menaces intégristes, mais ne peut-on pas le faire avec le sens des nuances et le goût de la complication de ceux qui récusent les manichéismes et l’essentialisme, c’est-à-dire avec des moyens distincts des méthodes intégristes elles-mêmes ?
- Ce sont aussi l’altermondialisme, du côté des mouvements sociaux, et l’extrême-gauche, du côté partisan, qui ont peu à peu été stigmatisés de manière systématique. D’aiguillon critique et autocritique au sein de la gauche de la gauche, les éditoriaux de Philippe Val ont déporté le journal du côté des adversaires de « la gauche critique ». Je perçois avec Philippe Val des lacunes dans les démarches hésitantes de la gauche radicale comme du mouvement altermondialiste. Mais cela n’implique pas de les doter d’une « essence » principalement négative. Combattre un supposé manichéisme par un manichéisme ne fait guère avancer l’intelligence des situations. Pourtant Charlie Hebdo a eu un temps l’ambition d’accompagner de manière critique, en pointant ses faiblesses, la réémergence d’une perspective d’émancipation à travers la galaxie altermondialiste. Cette impulsion initiale semble aujourd’hui abandonnée.
- Je suis également d’accord avec Philippe Val sur le fait que la revendication d’un « antisionisme » peut receler (mais pas nécessairement) une judéophobie larvée et que la diabolisation de l’État d’Israël ne sert pas l’horizon d’une paix juste au Proche-Orient. C’est pourquoi tous les deux nous avons appuyé, pragmatiquement, le projet d’accord de Genève. Reste qu’on ne doit pas oublier, à l’inverse de ce qu’il fait fréquemment dans Charlie Hebdo, que les Palestiniens sont, dans la situation présente, les plus opprimés et qu’on ne peut pas alors se contenter de les stigmatiser unilatéralement. L’intelligence équilibriste de l’initiative de Genève en serait sacrément déséquilibrée.
- Je converge aussi avec Philippe Val pour faire de la remontée de l’antisémitisme (auquel participe une nouvelle judéophobie s’appropriant de manière fantasmatique le conflit israélo-palestinien) un phénomène préoccupant dans la France de ce début de XXIe siècle. Mais on doit aussi considérer la vigueur du racisme anti-arabe dans notre société, redoublée par une islamophobie depuis le 11 septembre. C’est pourquoi je me bats pour une réunification du mouvement antiraciste autour d’une double lutte contre deux figures renouvelées de la xénophobie : la judéophobie et l’islamophobie. En s’opposant publiquement aux manifestations du 7 novembre dernier contre tous les racismes, en tendant à faire de ceux qui combattent conjointement la judéophobie et l’islamophobie des « alliés objectifs » de l’intégrisme islamiste, Philippe Val alimente plutôt, quant à lui, les divisions de l’antiracisme.
Comme Philippe Val, on peut considérer que l’Europe est susceptible d’incarner une étape significative dans une perspective universaliste (suivant les voies du cosmopolitisme des Lumières et de « L’internationale sera le genre humain » de la gauche socialiste du XIXe siècle). Mais, contrairement à lui, on peut être plus dubitatif sur la capacité du Traité constitutionnel, qui fait du social-libéralisme un destin, à nous engager sur cette voie. Poser une cerise sociale déconfite sur un riche gâteau libéral risque de ne guère suffire à inventer un modèle social de civilisation nettement distinct d’un néolibéralisme encore hégémonique.
Ces divergences sont parfaitement légitimes et auraient pu s’exprimer dans un débat pluraliste et argumenté dans les colonnes de Charlie Hebdo. Toutefois il apparaît qu’il y a de moins en moins de place disponible dans le journal pour ce type de débats contradictoires. Le pluralisme s’effrite lentement à Charlie Hebdo, souvent en prenant appui sur des justifications « techniques »” : « manque de place » ou « pas assez dans l’actu » (entendez : pas assez collé à la définition médiatique de « l’actualité »). Par exemple, le premier texte mis en annexe de ce communiqué — et qui sera mis en ligne sur le site http://bellaciao.org/fr/ sous le titre « Complot : la pensée tu niques » — est un billet de cinéma qui a traîné plusieurs semaines dans la rédaction et qui a fini par être qualifié « hors actu », et donc non publiable. Il se trouve que parmi les « théories du complot » recensées dans ce billet, il y a « le complot islamique/islamiste », mis en avant « de Georges Bush à Fiammetta Venner dans Charlie Hebdo »...
Par contre, associées à ces divergences légitimes, il y a des postures plus contestables qui expriment une incohérence intellectuelle et éthique. Critiquer l’essentialisme d’« adversaires » en recourant à l’essentialisme, le manichéisme en recourant au manichéisme, la simplification en recourant à la simplification, les amalgames en recourant aux amalgames, la théorie du complot en recourant à la théorie du complot, etc. affaiblit la crédibilité de la ligne éditoriale de Charlie Hebdo.
2) Une tendance anti-intellectualiste participe à la récente réorientation éditoriale de Charlie Hebdo, qui s’est cristallisée dans une nouvelle maquette depuis le 27 octobre dernier.
Début octobre, je m’étais mis d’accord avec Philippe Val sur la mise en place d’une nouvelle série de chroniques mensuelles, continuant à puiser dans des ressources philosophiques et sociologiques, avec la garantie d’un certain volume de signes permettant de développer des arguments. J’ai écrit, dans cette perspective, une chronique intitulée « La quête des origines », mais qui ne devrait finalement pas être publiée dans Charlie Hebdo (elle est portée en annexe de ce communiqué et sera mise en ligne sur le site http://bellaciao.org/fr/ ). « Techniquement », ce type de chroniques trop « longues » et trop « intemporelles » ne semble plus pouvoir trouver de place dans la nouvelle maquette du journal, le double priorité à « l’actu » et aux « textes courts » étant proclamée. La forme pourrait alors emporter le fond, les standards télévisés s’imposant, par un biais qualifié de « technique », à ceux qui, par ailleurs, les dénoncent. J’aurai alors pu durer un peu plus longtemps dans le journal si j’avais accepté de transformer mes chroniques en « billets » beaucoup plus courts. Donner une légère teinte intellectuelle à des textes-clips : oui ! Amorcer l’exploration intellectuelle d’un problème : cela ne semble plus possible.
La double évolution que je pointe n’est pas inéluctable, puisque la majorité de la rédaction n’y adhère pas nettement et que Philippe Val lui-même apparaît parfois hésitant.
L’expérience que j’ai tentée à Charlie Hebdo fut pourtant, au-delà de ses défauts, intéressante dans un contexte de relations difficiles entre journalistes et universitaires. Les premiers tendent souvent à rabattre le travail intellectuel sur leurs propres standards, en privilégiant les « pensées B.-H. L. ». Les seconds peuvent être portés à cultiver un certain enfermement académique dans le ressentiment vis-à-vis du lustre d’antan dont les médias les auraient pour partie spoliés dans l’espace public. Ma chronique a participé à l’ouverture, dans le tâtonnement et l’imperfection, d’un espace « hybride » entre ressources intellectuelles et appropriabilité par des non-universitaires. J’espère que des initiatives analogues pourront être expérimentées par d’autres, dans d’autres supports, selon d’autres modalités.
Mon passage à Charlie Hebdo a suscité une série d’attentions amicales au sein de la rédaction. Je tiens en particulier à saluer Stéphane Bou, Charb, Marianne Dautrey, Luce Lapin et Tignous. Mon départ ne change rien à ma solidarité avec la rédaction en général et avec Philippe Val en particulier face aux insultes répétées et aux informations erronées diffusées par PLPL. Avec ce type de pratiques qualifiées trop aimablement de « critique des médias », on assiste, sous des apparences trompeusement « libertaires », à un retour d’une rhétorique du procès d’inspiration stalinienne.