L’écologie décoloniale a pour axe prioritaire de souligner le lien étroit entre la destruction de l’environnement et celle des sociétés humaines produite par la colonisation et le racisme. Cette rupture avec la bien-pensance de la pensée écologique dominante est bienvenue. Même si nous ne partageons pas certaines analyses qui tendent à faire de la domination coloniale la matrice unique du capitalisme, le constat est clair : le double désastre a bien eu lieu.
L’étonnant est qu’il faille le rappeler, car l’attention portée aux destructions et aux modifications des écosystèmes, en particulier par la monoculture et les plantations, n’est pas nouvelle. En 1981, Eduardo Galeano, dans Les veines ouvertes de l’Amérique latine, expliquait déjà : « Le sucre a détruit le nord-est du Brésil. Cette région de forêt tropicale a été transformée en savane. Naturellement propice à la production alimentaire, elle est devenue région de famine. Là où tout avait poussé avec exubérance, le latifundio destructeur et dominateur ne laissa que roc stérile, sol lessivé, terres érodées. […] Le feu utilisé afin de nettoyer le terrain pour les champs de canne dévasta la faune en même temps que la flore […]. Tout fut sacrifié sur l’autel de la monoculture de la canne ». Que cette dimension fondamentale ait pu disparaître du débat public et que l’écologie dominante ait pu l’effacer de ses tablettes en dit long sur le succès de l’entreprise de décérébration intellectuelle néolibérale menée depuis.
Une fois le constat établi, surgit l’inévitable question qui se pose à tout mouvement de lutte : que faire ? À l’heure actuelle, le courant de l’écologie décoloniale avance peu de propositions concrètes. L’idée de réparation fait son chemin, principalement dans le domaine des biens culturels spoliés par la métropole colonisatrice. Ailleurs, le déboulonnage des statues d’esclavagistes met en évidence ce passé qui ne passe pas. Mais cela ne suffit de loin pas et force est de constater que l’écologie décoloniale reste muette sur ce qui est aujourd’hui l’arme principale d’étranglement des anciennes colonies : la dette. Ainsi dans son imposant ouvrage de 461 pages, Une écologie décoloniale. Penser le monde depuis le monde caribéen, Malcom Ferdinand n’utilise le mot que deux fois, au passage. Or la violence de l’arme de la dette, moins visible que celle des fouets et des chaînes, est pourtant massive et destructrice.
La dette, arme du néocolonialisme
Écoutons un connaisseur de premier plan, Thomas Sankara, lors de la conférence de l’Organisation de l’unité africaine en 1987, qui après avoir décrit comment la dette transformait les Africains en esclaves financiers, ajoute : « La dette ne peut pas être remboursée parce que d’abord, si nous ne payons pas, nos bailleurs de fonds ne mourront pas. Soyons-en sûrs. Par contre, si nous payons, c’est nous qui allons mourir. Soyons-en sûrs également ». Thomas Sankara fut assassiné, comme d’autres dirigeants anticoloniaux africains (Patrice Lumumba, Amilcar Cabral…). Cette violence sociale et économique de l’arme de la dette, maniée par des institutions comme la Banque mondiale ou le Fonds monétaire international (FMI) est soudainement apparue dans toute sa crudité aux yeux des Européens lorsque la Grèce fut soumise aux plans d’ajustement structurel de la Troïka (Commission européenne, Banque centrale européenne, FMI).
Reste aussi la dette écologique accumulée par les pays industriellement développés qui pendant des décennies ont émis des gaz à effet de serre au détriment de la planète entière. Grosso modo, on estime que, durant les 19e et 20e siècles, 80% du surplus de CO2 émis provient des pays industrialisés, contre 20 % pour le Sud global. Voilà ce que les pays capitalistes développés devront, d’une manière ou d’une autre payer. Pour nous, qui nous voulons internationalistes et anticapitalistes, la dénonciation de la dette odieuse et illégitime du Sud global, la revendication de son annulation est notre manière d’obtenir une forme de réparation de la colonisation.
Il ne faudrait pas que l’adjectif « décolonial » soit compris de manière trop restrictive, exonérant des pays non directement coloniaux, comme la Suisse, de leur responsabilité en matière d’exploitation des peuples du Sud. Dans un récent entretien paru dans le journal du Syndicat des services publics, Sébastien Guex, historien et professeur à l’université de Lausanne, a souligné le rôle destructeur de la place financière suisse, tant sur le plan économique qu’environnemental. Drainant des capitaux partout dans le monde, elle prive de recettes fiscales les autres Etats et appauvrit des pans entiers de la population mondiale. Soutenant les énergies fossiles, elle contribue sans retenue à la destruction du climat.
Prenons un exemple : très lourdement endetté, pillé par son élite dirigeante, le Mozambique a développé une dette « cachée » de plusieurs milliards de dollars. Cachée aux yeux du FMI, qui jugeait la situation du pays déjà proche de la banqueroute. Ce surendettement a été négocié dans sa plus grande part par la filiale londonienne du Crédit Suisse. La même banque suisse a proposé un montage financier, tout aussi frauduleux, de 2 milliards de dollars à la famille dirigeante, prêt remboursable sur les produits de l’exploitation du champ gazier découvert au Mozambique. Même des pots-de-vin de 300 à 400 millions de dollars étaient prévus dans ce projet, qui devait rester secret, car violant toutes les règles du FMI. Dette, banque suisse, fraude, énergie fossile, le compte est bon ! Et le championnat suisse de foot s’intitule fièrement Crédit Suisse Super League…
En dénonçant les pratiques environnementales et financières du principal vecteur de l’impérialisme suisse, en luttant contre son pouvoir, nous contribuerons ici à ouvrir la porte à la véritable réparation de la colonisation : mettre un terme au système inique et dangereux qui s’appelle le capitalisme. Ce qui ne se fera pas sans une solidarité active avec les luttes du Sud global.