Selon les chiffres de la Commission nationale consultative des droits de l’homme, les actes racistes et antisémites ont eu tendance à progresser en France ces dernières années. Deux nouveaux cancers viennent renforcer les formes traditionnelles de xénophobie : une islamophobie redouble le racisme anti-arabe, une judéophobie s’empare fantasmatiquement du conflit israélo-palestinien pour élargir l’espace de l’antisémitisme.
Face à ces périls renouvelés, les antiracistes se sont révélés divisés. On est ainsi invité à choisir son antiracisme de prédilection, contre les autres. Or un antiracisme découpé en tranches n’est plus vraiment un antiracisme. Que devient l’horizon du "genre humain" divisé en "communautés" revendiquant une attention prioritaire contre d’autres "communautés" ? L’éthique de l’antiracisme suppose de prendre appui sur un universalisable : le fragile pari d’une commune humanité. Des Lumières du XVIIIe siècle (tel le cosmopolitisme de Kant) au mouvement ouvrier du XIXe siècle ("L’Internationale sera le genre humain" de la chanson), les progressistes faisaient de la possibilité d’une égale dignité des êtres humains, quelle que soit leur "communauté" d’origine, un des axes de leur combat. Il est temps que les antiracistes responsables se ressaisissent. Face aux figures neuves de la haine - islamophobie et judéophobie - proclamons : "Nous sommes tous des juifs musulmans !"
"Nous sommes tous des musulmans !" Pour les Français issus de l’immigration et pour les immigrés identifiés comme "arabes", donc "musulmans", l’échec scolaire ou les discriminations à l’embauche et au logement s’ajoutent aux inégalités de revenu, les violences racistes aux discriminations. Après les crimes du colonialisme, on a géré de larges secteurs des banlieues défavorisées sur un mode néocolonial comme des "réserves d’indigènes" avec des miettes de carotte ("le traitement social du chômage" et "la politique de la ville") et le bâton (la répression policière, ses chasses au faciès et ses inévitables "bavures"). Le consensus social libéral entre la gauche et la droite sur les grandes orientations de la politique économique et sociale depuis 1983 a fait gonfler les promesses électorales non tenues, les discours faussement généreux sur "l’intégration", les coups politico-médiatiques sans lendemain, de Mitterrand à Sarkozy. Tout cela a contribué à décourager les aspirations à l’égalité républicaine, à affaiblir la vie associative, à ghettoïser des cités, à donner de l’assise à une violence de proximité.
Là-dessus est venu le choc du 11-Septembre et son effet de diabolisation de l’islam, tendant à assimiler tout musulman à un terroriste potentiel. Or, contre cet amalgame raciste, la légitime pratique de la religion musulmane et l’ignoble terrorisme islamiste doivent être impérativement distingués. Mais en France, dans la foulée, la classe politique et les médias ont pourtant focalisé l’attention publique sur le foulard islamique. Le phénomène a été inconsidérément gonflé et travesti en une question "centrale" pour notre société. Chaque jeune fille voilée, quelle que soit la singularité de son itinéraire et de ses raisons, semblait menacer la République.
Plus largement, on tendait à montrer du doigt l’ensemble des musulmans. Nous sommes agnostiques, attachés à la laïcité et féministes, mais qui ne voit pas là une stigmatisation touchant des concitoyens vivant souvent déjà la marginalisation sociale ? Les forces politiques classiques - gauche et droite libérale confondues - ont de lourdes responsabilités dans ce gâchis, plus de vingt ans après la Marche pour l’égalité des droits de 1983.
"Nous sommes tous des juifs !" Si l’antisémitisme est encore l’affaire de l’extrême droite et de l’intégrisme catholique, il touche aussi des secteurs minoritaires au sein des populations arabo-musulmanes. La fausse affaire du RER D ne doit pas conduire à oublier les agressions physiques ou les insultes dans les écoles publiques. La diabolisation de l’Etat d’Israël et une figure conspirationniste amalgamant "juifs-Israéliens-sionistes-Sharon" (toutes réalités distinctes) nourrissent cette judéophobie.
Nous sommes favorables à une paix juste au Proche-Orient supposant la reconnaissance immédiate d’un Etat palestinien dans la sécurité d’Israël. Mais rappelons que les Français de culture juive ne sont pas des Israéliens et que les Français de culture musulmane ne sont pas des Palestiniens. Autrement nous risquons de glisser sur la pente de l’essentialisation raciste, avec la création d’une "essence" mythologique du juif et d’une "essence" mythologique du musulman, quelle que soit la diversité des êtres humains singuliers.
Avec la judéophobie progresse la relativisation de la Shoah. On entend de plus en plus un nauséabond : "En Palestine, les juifs font subir l’équivalent de la Shoah aux Palestiniens." Ou, parfois avec de bonnes intentions, certains dramatisent tel acte antisémite en France en l’assimilant trop immédiatement à la Shoah. Mais, dans les deux cas, on banalise l’horreur extrême. Or, cette expérience limite d’inhumanité de l’humanité appartient à la mémoire de l’ensemble de l’humanité, comme repère commun à l’égard du "Mal radical". L’exigence de mémoire appelle un sens de la mesure dans notre expression.
Devant le regain de l’antisémitisme, la gauche radicale à laquelle nous participons n’a pas été, pour l’instant, tout à fait à la hauteur. Cela pointe certaines faiblesses intellectuelles. Pour les anticapitalistes que nous demeurons, la logique socio-économique de l’exploitation capitaliste est souvent apparue comme "principale", "la dernière instance" d’explication des processus historiques, disent certains marxistes. Or les tragédies totalitaires et/ou génocidaires du XXe siècle (génocide arménien, stalinisme, nazisme, génocides cambodgien, rwandais...), avec leurs différences irréductibles, ont montré que la barbarie n’avait pas qu’un visage capitaliste.
Par ailleurs, le féminisme, le mouvement des gays et lesbiennes ou la lutte antiraciste ont aussi mis en évidence une pluralité de modes d’oppression, pas seulement d’origine capitaliste. Pourtant certains militants radicaux ont encore du mal à admettre que des exploités puissent devenir à leur tour des acteurs de violences arbitraires et condamnables (contre des femmes, des homosexuels, des juifs...).
Le diagnostic posé, le sursaut apparaîtra d’autant plus urgent. L’appel à une grande manifestation nationale à Paris contre tous les racismes, le 7 novembre, lancé par un collectif unitaire à l’initiative de la Ligue des droits de l’homme et du MRAP, est une occasion à ne pas manquer. Ce doit être un succès. "Nous sommes tous des juifs musulmans !"
Nadia Benhelal est responsable associative et Philippe Corcuff est universitaire. Tous deux sont animateurs de la Sensibilité écologiste libertaire et radicalement sociale-démocrate (SELS).