Professeur d’histoire et d’esthétique du théâtre à l’Ecole normale supérieure de Lyon, auteur de Politiques du spectateur : les enjeux du théâtre politique aujourd’hui (La Découverte, 2013), Olivier Neveux vient de publier Contre le théâtre politique (La Fabrique, 320 pages, 14 euros), ouvrage dans lequel il critique l’inflation d’un prétendu théâtre politique au nom d’une réelle repolitisation de l’art. Alors que s’ouvre le Festival d’Avignon (jusqu’au 23 juillet), l’historien témoigne de la vitalité d’un théâtre engagé qui s’invente loin du macronisme culturel qui ne valorise que les « premiers de cordée ».
- Le théâtre fait-il encore événement ? Ou bien les élites, politiques et économiques, ont-elles largement délaissé cette forme artistique ?
Oui, elles l’ont délaissée. Sauf en de rares occasions événementielles, le théâtre n’a plus la même centralité. Les élites n’y vont pas beaucoup. Il est possible que les plus cultivées le trouvent désormais ringard. Il est surtout probable, pour l’essentiel d’entre elles, qu’elles ne voient plus quel « profit » retirer de la fréquentation de cet art. Elles vivent mêe, parfois, cette indifférence et cette ignorance avec une certaine fierté. Cela dit, il faut nuancer la perspective catastrophique que cela dessine : la culture et l’art n’ont, par le passé, jamais immunisé ces élites contre la barbarie.
- Que révèle l’esthétique théâtrale dominante aujourd’hui ?
Il est difficile d’en synthétiser une, car elle prend des formes diverses. Peut-être est-ce d’ailleurs un signe : elle tient plus de la juxtaposition d’œuvres que d’une hégémonie combative. On peut énumérer des caractéristiques : tout aussi bien, un vieux bon goût bourgeois, conformiste, une indifférence à l’histoire des formes théâtrales qu’un attrait pour le littéral, le thématique, le direct, le kitsch métaphysique ou le réalisme psychologisant, des effets grossiers et univoques, pas mal d’emphase et de sentimentalisme, la connivence, une playlist un peu tendance et quelques noms glamour... Ce que révèlent, a minima, les esthétiques dominantes est bien que la « nouveauté » du nouveau monde est fortement éventée... Des œuvres sont jugées « radicales » ou « novatrices » alors même qu’elles ne viennent jamais que recycler, avec plus ou moins de brio, des procédés éprouvés et pourfendre ou dénoncer la méchanceté du mal et d’inoffensifs adversaires en papier. Mais ce ne sont là que des tendances, des signes et des symptômes partiels d’une logique d’ensemble qui n’est pas loin, sous de multiples aspects, du « réalisme globaliste » repéré par l’écrivaine Annie Le Brun dans l’art contemporain, et qui a pour effet d’intégrer, d’apprivoiser et de désamorcer toute critique et tout art.
Il faut soutenir, en revanche, contre tout un discours convenu et désenchanté, que ce présent est aussi et simultanément vif, voire luxuriant ; que les emballements moutonniers ne rendent pas compte de la multiplicité de tentatives, d’approfondissements, d’essais et de défis d’écriture, de mise en scène et de jeu qui, çà et là, dessinent un incomparable paysage pour l’art. La vie théâtrale est riche sinon qu’il lui manque peut-être, à cette heure, un élément essentiel si l’on en croit Antoine Vitez : « des partisans », car « un théâtre est une cause ».
- Qu’est-ce que le macronisme culturel ? Et quelle est sa politique théâtrale ?
Le macronisme culturel et sa déclinaison théâtrale procèdent de la logique néolibérale : se défier du service public. La « start-up nation » est réfractaire à l’idée d’exempter de la loi de la marchandise des sphères entières de la vie sociale. Tout doit être, à terme, soumis au régime de la concurrence, indexé sur le modèle de l’entreprise. Alors, même si la culture n’est pas, loin de là, son enjeu majeur, le macronisme s’y attaque, camouflé derrière le paravent de quelques artifices médiatiques et démagogiques.
La destruction est insidieuse, elle est en cours. Elle se mène au nom des sempiternels motifs : la souplesse, l’expérimentation (moins de labels), la modernité (plus d’interdisciplinarité), la proximité (la déconcentration des services de l’Etat) et la nécessaire « adaptation » aux temps qui viennent (l’abdication devant le privé). Chaque secteur qui a pu endurer les précédentes contre-réformes sait à quoi s’attendre avec de pareils éléments de langage. On peut reconnaître au macronisme, il est vrai, de marcher dans les pas de ses prédécesseurs socialistes et de trouver de sérieux relais dans le monde artistique qui ne rechignent pas à intérioriser cette perspective.
- Est-ce pour ces raisons que le théâtre doit, en permanence, se justifier ?
Dans le macronisme, on aime les « premiers de cordée ». On peine à imaginer d’autres sens à la vie que d’en rejoindre le très sélectif club. Le mépris suinte pour qui n’a pas le désir de leur ressembler. Ils aiment les artistes à leur image : les vainqueurs, ceux qui sont partout reconnus, qui accumulent les prix et cochent les cases de la réussite… Ils passeront sans doute à côté de tout ce qui comptera artistiquement dans cette époque. De combien d’œuvres rendues impossibles seront-ils responsables ? La raison de l’art, de l’œuvre, de la création leur est incompréhensible. Passé quelques divertissements mondains, quelques poussives ou distrayantes soirées conjugales, quelque rayonnement à l’export de la France, ils ne voient vraiment plus à quoi tout cela peut servir. Qui sont ces êtres qui préfèrent donner à leurs vies une tout autre ampleur, malgré la précarité, et passer du temps à créer de petits univers fictifs, à jouer et à rencontrer, loin de Paris, d’improbables publics ?
Il faut alors, pour mériter d’exister, produire quelque profit immédiat. Les artistes doivent se justifier de faire ce qu’ils font et se trouver une utilité consistante.
Qu’ils aillent, par exemple, remédier à ce que les destructions méthodiques des services publics produisent de souffrance accrue et d’inégalité. Qu’ils contribuent à la pacification sociale. Qu’ils vantent les mérites de la République. Ou qu’ils fassent resplendir la grandeur artistique française. Leur utilité doit pouvoir se quantifier dans quelques tableaux comptables ou être, a minima, clairement exposée dans les dossiers de financement, et surtout être intelligible pour l’entendement technocrate.
Alors certes, depuis quelque temps, le nouveau ministre [de la culture, Franck Riester], bien inaudible par ailleurs, a décidé, notamment pour se distinguer de sa prédécesseure, de « remettre l’artiste et le créateur au cœur des priorités du ministère ». Quel aveu : il en avait effectivement disparu au profit d’une légitime mais inefficace attention portée à l’éducation artistique. Il est probable, toutefois, que le ministère n’ait désormais plus assez de poids : il ne saurait freiner, à lui seul, des tendances historiques aussi lourdes.
- Pourquoi assiste-t-on à une telle mise en valeur du caractère politique du théâtre, de la part des artistes, des programmateurs ou des institutions ?
C’est, je crois, la conséquence de ce constat : retrouver sa place perdue, lorsque le théâtre représentait encore quelque chose – aussi fantasmatique soit ce temps. Il faut aussi répondre à la demande implicite de l’Etat et des élus locaux : « Servez à quelque chose. » Il faut enfin démentir le procès en « dépense improductive » et en luxe inutile culpabilisateur par gros temps de crise.
- La réalité sociale et environnementale — migrants, exclus ou réchauffement climatique — est très présente sur les scènes. Est-ce un signe de la vitalité politique du théâtre ou celui d’une uniformisation de sa fonction sociale ?
On convoque, il est vrai, fortement, depuis quelques années, la vie sociale au théâtre. Ce dernier se fait l’écho de souffrances et d’expériences de vie. Les artistes partent en quête de « paroles authentiques », loin des poèmes dramatiques, ils se documentent, s’inspirent des sciences sociales. Ce parti pris est l’objet de justifications progressistes : faire apparaître et entendre l’invisible social, c’est-à-dire à la fois ce qui structure la société et ce qui est ignoré, caché, exclu. Cela produit parfois de grands spectacles. Mais si on rapporte cette démarche à la question politique, trois écueils majeurs apparaissent.
Le premier tient à l’exhibition complaisante et lacrymale des misères du monde. Combien de spectacles n’ont pour enjeu que de venir vérifier bontés et empathies unanimement partagées de la scène à la salle ? Ensuite, il existe comme une foi dans la puissance révélatrice du théâtre : l’humanité manquerait de connaissance pour appréhender la souffrance, lui faire un sort ou s’en révolter. L’apport du philosophe Jacques Rancière sur les dangers politiques de la hiérarchique « logique explicatrice » – il faut des explicateurs – est éclairant. La politique doit-elle vraiment se confondre avec la pédagogie ? Quel est ce présupposé qui vient faire du théâtre l’émancipateur de nos consciences ? Enfin, un thème social ou politique ne suffit pas à faire « politique ». Il faut une opération, une traduction dans d’autres formes et d’autres perspectives que celles du seul constat et de l’indignation.
- Mais le théâtre doit-il nécessairement se politiser ?
Le théâtre est en partie saisi dans des enjeux politiques. Il prend place dans un présent inégalitaire, dans des rapports de force, il produit lui-même des rapports d’exclusion et de domination. Le théâtre est aussi un lieu où des salariés souffrent. Il est traversé par des luttes. Il manipule des mots, il expose des corps, il produit des représentations. C’est une pratique sociale. Bref, en un sens, il est politique malgré lui. La question porte sur sa politi- sation : le choix d’inscrire l’œuvre et sa pratique dans une dynamique politique. Bien sûr, il ne peut y avoir nulle obligation. « Toute licence en art » (selon l’ex- pression d’André Breton). Et l’on voit des œuvres majeures qui s’en défient. Pour autant, on se gardera bien de frayer avec les esthètes qui défendent la nécessité pour l’art de ne jamais s’en mêler. L’histoire des théâtres politiques et militants est, en effet, riche d’inventions, de formes, d’expériences. Elle contribue à l’importance de cet art. Mais elle l’a fait, quand elle y est arrivée, à la condition de venir perturber les rapports convenus, policés et attendus du théâtre et de la politique. Cela suppose de ne pas se rallier à une conception consensuelle de la politique, de porter la contradiction et le con- flit dans le présent, et de participer alors, à sa façon, précisément en interrogeant cette façon, au mouvement réel qui abolit l’ordre dominant.