Du bonapartisme républicain

Mais de quelle république nous parle-t-on ?

, par ARTOUS Antoine

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Ainsi donc, la mondialisation et le cadre européen défini par Maastricht ne remettraient en cause que notre « souveraineté nationale ». Certains de nos républicains, de droite comme de gauche, se tendent la main pour nous exhumer un bonapartisme désuet. Antoine Artous livre ici son point de vue.

Défense de la « République une et indivisible », de la « République égalitaire » ou dérive vers une conception « fédéraliste, régionaliste, différentialiste » de la république. Les formules sont de Sami Naïr, vice-président du Mouvement des citoyens, commentant le 23 août, dans Le Monde, le plan Jospin sur la Corse ; mais nombre de « républicains », qui ont alors élevé la voix, auraient pu les signer. Il a fallu que ce soit Rocard qui, dans Le Monde du 31 août, rappelle que « le droit à la résistance à l’oppression est un des droits fondamentaux de l’Homme et du citoyen » et que l’Etat français s’était construit sur la base d’une oppression spécifique du peuple corse.
Lors du référendum sur le quinquennat, on n’a pas entendu nos partisans de la république — comme le faisaient naguère nombre de juristes « républicains » — remettre en cause l’élection du président de la République au suffrage universel, dénoncer le pouvoir constituant dont, progressivement, s’est doté un Conseil constitutionnel non élu, et réclamer que la seule source de légitimité populaire réside dans un Parlement « élu au scrutin égal, c’est-à-dire se rapprochant le plus possible de la proportionnelle ».

Politiques de main tendue

Ces dernières formules sont d’Anicet Le Pors qui, tout en situant dans le camp des républicains en ce qui concerne la Corse, défendait ces positions lors de l’université d’été de la LCR. C’est tout à son honneur, mais il a bien été le seul. Dans Le Monde, Sami Naïr réussit le tour de force de proclamer, à propos de la Corse, la « République égalitaire » en danger, sans dire un seul mot sur la constitution de la Ve République, dont les institutions ont fonctionné durant des années comme des machines à broyer la tradition démocratique républicaine. Quant à Jean-Pierre Chevènement, il propose l’évolution vers un système présidentiel.
Toujours dans Le Monde, Sami Naïr joue le rabatteur à gauche, du côté des « mouvements sociaux ». Tout en ajoutant que, sur le fond, c’est « l’avenir de la collectivité nationale » qui est en jeu et que, dans ces conditions, le clivage fondamental est celui opposant les « républicains » aux libéraux de droite et de gauche ; même si, par ailleurs, il existe entre républicains d’« irréductibles divergences sociales ». Bel exemple d’esquisse de ce que pourrait être un bonapartisme républicain prenant appui sur les crises politiques et sociales secouant « la collectivité nationale » sous les effets de la mondialisation et de la construction européenne. Et, au-delà de la politique de pression immédiate sur le PS et des appels du pied à un certain électorat du PC, la seule logique possible dans laquelle s’inscrit Jean-Pierre Chevènement après son départ du gouvernement est bien celle d’un bonapartisme républicain de gauche. Pasqua joue sur le même créneau, mais sur la base d’un populisme de droite. Vues sous cet angle, les mains tendues entre les républicains « des deux rives » ne sont pas innocentes.
On dira que le trait polémique est forcé ; un peu, car il ne souligne pas suffisamment des aspects contradictoires. Mais il ne faut pas sous-estimer la logique d’un discours structuré autour de la référence à la république, comprise non pas avant tout comme une forme politique démocratique radicale, mais comme une caractéristique du peuple français en tant que nation et qui se cristalliserait dans une forme étatique particulière, l’Etat républicain — dont l’Etat français serait le modèle. Dès lors, « en cassant la nation, on se prive d’un des derniers contrepoids au triomphe de la globalisation », s’émeut Sami Naïr. Ajoutons que ces formules grandiloquentes montrent bien la dimension fantasmatique de ces discours qui essaient, à toute occasion, de réactiver un imaginaire nationaliste, sous sa forme républicaine. Car sérieusement et quoiqu’on en pense, les propositions de Jospin pour la Corse ne mettent pas vraiment « la patrie en danger ».
Reste que ni Sami Naïr, ni Jean-Pierre Chevènement — ni beaucoup d’autres républicains — n’ont pris une telle posture déclamatoire lorsque le gouvernement Jospin a multiplié les dénationalisations, ou pour critiquer une politique de remise en cause du service public. C’est que, sur le fond, ils ne proposent pas une politique qualitativement différente. D’où cette dramatisation, tentant de raviver un nationalisme républicain sur lequel pourrait s’appuyer ce que j’ai appelé, faute de mieux, un bonapartisme républicain de gauche.
Dans ce positionnement politique, une dimension renvoie au profil particulier de Chevènement. Mais au-delà, il ne faut pas oublier que cette thématique de la défense de la république face au libéralisme rencontre quelque écho. D’autant qu’elle est nourrie par une profonde déconfiture idéologique du PS et du PC. Plus généralement, les luttes actuelles d’émancipation manquent d’un horizon structurant. La tonalité dominante est plutôt celle de la résistance à une mondialisation qui pousse à la déstructuration des Etats nationaux et des formes de souveraineté populaire comme des acquis sociaux qui, tout au long du siècle dernier, se sont cristallisés en leur sein.
En France, l’Etat-nation s’est structuré à travers la république, en laquelle s’est inscrite une forme de souveraineté nationale et populaire qui a été l’enjeu de batailles et a eu, sans nul doute, des fonctions progressistes. Mais justement, la crise de l’Etat-nation se traduit en France par la crise, irréversible, de l’Etat républicain qui a commencé à se construire à la fin du XIXe siècle. Si le niveau national reste encore un cadre incontournable pour l’exercice d’une souveraineté populaire, il serait illusoire — pour ne pas dire plus — de donner comme horizon politique aux luttes de résistance la réactivation de la république comme tradition nationale française. Même en s’accrochant à une version de gauche — la république sociale — de cette tradition.

Démocratie citoyenne

Si l’on veut faire référence à la tradition républicaine issue de 1789 dans ce qu’elle a de plus universaliste, c’est la république comme forme démocratique radicale qu’il faut défendre. La république, c’est une conception citoyenne de la démocratie, une approche qui fait de l’exercice du pouvoir politique par les citoyens et l’extension permanente de la citoyenneté un élément clé de la démocratie. À l’opposé d’une approche libérale, française ou anglo-saxonne, qui se contente de définir la démocratie comme simple « Etat de droit », comme simple cadre formel permettant aux individus privés de vaquer à leurs affaires dans une société civile qui aurait trouvé une forme d’autorégulation naturelle : le marché.
Si, à travers le monde, une certaine tradition démocratique radicale issue de la Révolution française a fortement marqué les mouvements d’émancipation, c’est bien cette conception citoyenne de la démocratie. Et non une forme d’Etat — l’Etat national républicain français — qu’il faudrait proposer comme modèle aux autres peuples du monde. Mais ici, c’est une autre discussion qui commence.

P.-S.

Rouge, 2000.

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