Pensez-vous qu’être engagé redevienne un aspect important de la socialisation chez les jeunes ?
Bourdieu disait que « la jeunesse n’est qu’un mot » et, d’un point de vue sociologique, il est en effet nécessaire de distinguer différentes fractions au sein d’une même classe d’âge. Les processus qui prédisposent à s’intéresser à la politique (au sens large) et à s’engager dans une cause, un mouvement ou un parti sont bien identifiés et restent très stables : un bon niveau de capital scolaire, l’intégration à des réseaux de pairs eux-mêmes politisés et/ou des parents eux-mêmes investis dans l’action collective (associative, syndicale, partisane, etc.) ou intéressés par elle, à même de transmettre familialement un intérêt pour la politique. Je ne suis pas certain qu’on puisse, sur une échelle de temps limitée à quelques décennies, opposer des « jeunes d’hier » davantage ou moins politisés que les « jeunes d’aujourd’hui », et qu’on puisse identifier une sorte de « revival » de l’engagement. C’est sans doute davantage le contexte qui offre des opportunités, inégalement favorables selon les moments, à ces appétences ou inclinations à l’engagement de s’actualiser concrètement. Déjà en 1986, la réforme Devaquet avait permis à une « génération » estudiantine pourtant supposée indifférente à la politique de connaître un engagement particulièrement intense. L’épisode du CPE a certainement joué un rôle comparable et la présente réforme de l’entrée à l’université constitue elle aussi une telle opportunité. Il faudra quelques années de recul pour mesurer l’effet socialisateur réel de la participation aux luttes étudiantes actuelles.
Aujourd’hui, nombreux sont ceux pour qui l’engagement se traduit par l’application de lignes de conduites personnelles (en particulier en ce qui concerne l’écologie et la consommation : mouvement « zéro déchet », locavorisme, véganisme, etc.). Est-ce là une forme d’action collective, une mutation de la protestation sociale ?
La démarcation n’est pas simple à opérer entre ce qui relève de la conduite individuelle, guidée par une volonté de mettre des principes en application, et la participation à une démarche collective. La juxtaposition ou la conjonction de comportements singuliers produit des effets de composition qui, lorsqu’ils ont des conséquences significatives, ne peuvent plus être ignorés (la baisse de consommation d’un type de produit, par exemple) et se dotent d’une portée publique en appelant une réponse politique. Dans le même temps, les mouvements sociaux sont généralement dotés d’une dimension normative et prescriptive qui, lorsqu’ils gagnent en publicité et en légitimité, peuvent exercer une influence au-delà de leurs seuls membres actifs. Toutes les femmes qui, à partir des années 70, ont jugé que leurs relations inégalitaires avec les hommes étaient intolérables ne se définissaient pas nécessairement comme féministes et ne participaient pas aux actions du mouvement des femmes. Pourtant, l’écho des luttes féministes les a amenées à modifier leurs attitudes et leurs comportements, par exemple en se séparant d’un conjoint oppresseur ou en refusant une maternité non désirée. Comme le montre cet exemple, il n’y pas de ce point de vue de radicale nouveauté mais la persistance de l’action des mouvements comme acteurs de transformation sociale.
Sur les réseaux sociaux, des groupes montent leurs actions dans le but spécifique d’interpeller les médias et de changer l’opinion. Une nouvelle incarnation de la manifestation de papier ?
Il faut prendre garde à la fascination qu’exercent les nouvelles technologies. Celles-ci ne déterminent pas unilatéralement les formes de l’action collective et n’agissent pas sur le mode de la radicale transformation, mais elles en renforcent et en accentuent certains traits préexistants. Effectivement, la logique de la manifestation de papier – qui exerce une influence via son relais public plutôt que par un rapport de force direct – se retrouve dans l’usage contemporain des réseaux sociaux mais en dispersant les sites d’influence. Il ne s’agit plus tant de l’influence qu’exercent certains médias dominants mais davantage de celle de nœuds de transmission et de répercussion d’informations. Cela permet à certains mouvements de contourner ces médias dominants (notamment lorsque ceux-ci se montrent réticents à se faire l’écho de certaines mobilisations ou lorsqu’ils en livrent une image jugée défavorable) mais rend l’information moins contrôlable et potentiellement préjudiciable. La récente rumeur sur l’étudiant supposé gravement blessé lors de l’évacuation policière du site universitaire de Tolbiac en est un exemple.
Alors que la mobilisation sociale des jeunes s’exprime beaucoup sur Internet, dans les mouvements réactionnaires, on voit au même moment des groupes d’extrême-droite mener des actions collectives violentes, visibles et très organisées. Comment interprétez-vous cette résurgence ?
Il n’y a pas de jeu de bascule entre des mouvements progressistes qui se replieraient sur Internet et une extrême droite qui privilégierait désormais l’action perturbatrice : les néofascistes ne sont pas absents de la toile, loin de là, et les étudiants, entre autres exemples, ont montré qu’ils n’avaient pas renoncé à un répertoire d’action plus classique. La mouvance des groupuscules d’extrême droite n’a jamais disparu depuis les années 1970 et ses actions ou exactions restent une constante du paysage politique ; l’affaire Brunerie l’avait montré il y une quinzaine d’années. Orientations idéologiques et programmatiques à part, le militantisme d’extrême droite est façonné par des logiques sociales similaires à tout autre engagement et, comme indiqué plus haut, la question est sans doute celle des opportunités d’expression et de développement de ce type de mobilisation. La manière dont les gouvernements successifs ont, depuis plusieurs années, politisé la question migratoire et celle de l’Islam a aussi pour effet de légitimer les postures et les discours de ces groupuscules. De même, la relative tolérance dont bénéficient leurs apparitions publiques — dans certaines villes comme Lyon, ces groupes ont pignon sur rue et leurs actions perturbatrices voire violentes ne suscitent guère de réaction politique — contribuent actuellement à leur conférer une certaine audience.