Le projet de loi Sarkozy, critiqué par toutes les associations de défense des droits de l’Homme et même par l’Abbé Pierre, considère les pauvres comme des « classes dangereuses » qu’il faut enfermer. Le problème disparaîtra de notre vue. Dans le même temps — comme aux États-Unis — cette répression permettra de faire baisser les statistiques du chômage. François Fillon, qui se présente comme un ministre social, veut à la fois rompre avec le traitement social du chômage — passant par la création des CES, CEC et emplois jeunes — et instaurer un RMA, revenu minimum d’activité [1]. Il préfère baisser les charges sociales des entreprises pour pratiquer une politique de l’offre... qui n’a jamais fonctionné. L’idée est simpliste. La baisse des charges sociales — en fait le salaire indirect — conduit à la baisse du coût du travail et à l’augmentation du profit et ainsi permet aux entreprises d’avoir la possibilité de financer de nouveaux investissements et de renouer avec la croissance. Cette politique a été mise en œuvre par le passé et n’a pas donné les résultats escomptés.
Une manifestation a été organisée le 11 octobre par la FNARS (Fédération nationale des associations d’accueil et de réinsertion), réunissant 4 000 personnes pour protester contre « l’insécurité sociale » voulue par le gouvernement. Une grande première. Les coupes claires dans le budget inquiètent à juste raison. Ces associations, créées le plus souvent pour suppléer aux carences de l’État, risquent de ne plus pouvoir fonctionner. Et elles sont remplacées par... la répression.
Pour répondre à cette offensive, il faut revenir sur l’analyse de la pauvreté d’un côté, et, de l’autre, sur les politiques passées d’accompagnement social des politiques économiques libérales. Depuis l’instauration du RMI (revenu minimum d’insertion) en 1988, sous le gouvernement Rocard, les études sur la pauvreté se sont multipliées. Sociologiques d’abord, avec les conceptualisations de Serge Paugam sur la « disqualification sociale » de Robert Castel préférant parler de « désaffiliation », économiques ensuite, insistant beaucoup plus sur les inégalités et sur les conséquences du chômage de masse. Plusieurs rapports du Conseil d’analyse économique (CAE), un rapport du Plan — « Chômage, le cas français » — donnant naissance à un certain nombre de politiques ciblées, dont la politique de la ville, une création de Mitterrand pour venir en « aide » aux quartiers défavorisés. La création des ZEP s’inscrit dans cette même logique.
Les statisticiens de l’INSEE comptabiliseront plus de 6 millions de pauvres, définis comme vivant au dessous d’un seuil relatif égal à la moitié du revenu médian par unité de consommation (par ménage). En 1999, il se montait à 557 € pour une personne seule et à 836 € pour un couple sans enfants. Il est question de pauvreté relative ou monétaire. Il existe d’autres façons de définir la pauvreté qui, à chaque fois, en donnent une autre vision et déterminent d’autres politiques. Le critère n’est pas neutre [2].
Le libéralisme à l’œuvre
Les causes de cette « nouvelle pauvreté » — le terme fait florès dans les années 1980 — sont connues. La plus importante, l’existence d’un chômage de masse qui déchire le tissu social, déstructuré les solidarités construites pendant la période longue de croissance dite des « Trente Glorieuses » (1945-1975) et transforme profondément le paysage économique, social et politique. Les villes apparaissent pour ce qu’elles sont, des cités dortoirs incapables de répondre à cette nouvelle réalité sociale. Elles se « ghettoïsent », offrant le spectacle de la désolation. La violence se retourne très souvent contre ces quartiers invivables au sens strict du terme. Les circuits parallèles se multiplient, condition de la survie. Des communautés se forment, avec des règles de vie propres. La crise urbaine, à l’image de celle des États-Unis — plus profonde que celle de la France parce que les inégalités y sont sans commune mesure — sévit, partie prenante de la montée de la pauvreté.
Les années 1980 seront marquées par la mise en œuvre des politiques d’inspiration libérale dans tous les pays développés privilégiant la logique de la firme, et son efficience — la baisse du coût du travail - au détriment de l’efficacité sociale et des coûts sociaux. Les gouvernements successifs n’auront en ligne de mire, et ce depuis le premier plan Barre d’octobre 1976, que l’augmentation du profit. Avec, en soubassement le théorème de Schmidt — chancelier social-démocrate allemand —, « les profits d’aujourd’hui sont les investissements de demain et les emplois d’après-demain ». Les profits ont certes augmenté mais le reste n’a pas toujours suivi.
Plus encore, la déréglementation financière a conduit à la tyrannie des marchés financiers sur le reste de l’économie. La finance a imposé ses critères de rentabilité à court terme, « gelant » les investissements en bloquant toute vision de moyen terme. L’intensification du travail est devenue le maître mot et les restructurations ont succédé aux restructurations pour hausser toujours plus la productivité du travail. Résultat, le chômage de longue durée s’est installé. Cette dimension des politiques libérales est trop souvent oubliée. Elle explique cette hausse continue du chômage et de la précarisation du travail comme de l’emploi.
Les causes de l’abstention et du vote Front national
Serge Paugam, à propos de son dernier livre le Salarié de la précarité (Seuil), a raison de souligner que « la précarité ne se réduit pas aux formes atypiques du contrat de travail (CDD ou CTT) ou le temps partiel, elle renvoie aux mutations simultanées du travail et de l’emploi. Les employeurs demandent de plus en plus d’autonomie dans le travail, avec une pression constante des contraintes de temps qui ne passent plus par les contremaîtres mais par le JAT, le juste à temps, par le client. La direction fixe des objectifs qui supposent une attention continue du travailleur. La responsabilité de la réalisation de l’objectif lui incombe.
Il a le sentiment qu’il ne sera pas “capable” ou qu’il est “inutile”. Dans les deux cas, le “stress” augmente, la santé se dégrade. Avec aussi l’amertume de ne pas être considéré à sa juste “valeur” en termes de salaire comme de carrière, justifiant un désintérêt du travail. Cette mutation du travail se combine avec les formes de la précarité de l’emploi, provoquant dégoût et apathie. Même avec un CDI, il est possible de constater cette angoisse liée au sentiment de manque de sens de son travail » [3] Il transpose son analyse de la disqualification sociale dans le domaine de l’emploi et du travail pour signifier que la pauvreté « de masse » s’est cristallisée dans les mutations profondes du travail, avec l’élargissement de la flexibilité. Les conséquences sont similaires en termes de retrait de la politique et du syndicalisme. Il explique ainsi l’abstention et le vote Front national. Il faudrait ajouter pour être complet, à notre sens, les effets des politiques libérales. Elles provoquent à la fois une crise politique structurelle — les frontières entre la droite et la gauche s’estompent — et une forme plus autoritaire de l’État pour répondre à cette crise.
Les théorisations se sont transformées. Les sociologues américains ont été le plus loin — Denis Kessler les a lus — en rendant responsable le pauvre de sa pauvreté, en corrélant la pauvreté avec un faible quotient intellectuel. Pourquoi les « aider » dans ces conditions ? Le faux concept « d’employabilité » justifie, lui, le rejet d’une partie des salariés, ceux qui sortent du système scolaire sans diplôme.
Renouer avec les droits de toutes et de tous
Dans l’avant-dernière période, de 1997 à 2000, la croissance a permis, c’est visible, une diminution du chômage. Mais pas de la pauvreté [4]. Et surtout pas du sentiment de pauvreté, d’exclusion, d’être des laissés-pour-compte. Des quartiers entiers sont restés en dehors de la croissance. Plus encore, les créations d’emplois se sont traduites par un approfondissement de la précarité, que nous connaissons bien dans le second degré. Les MA ont été intégrés. Les nouveaux recrutés sont devenus contractuels ou pire vacataires. Le même processus a existé dans les entreprises privées. Le temps partiel s’est éclaté.
Désormais, il est possible d’être pauvre — un salaire en dessous du seuil de pauvreté — et d’avoir un emploi. Une enquête du CREDOC (de 1996) indique que des SDF sont aussi salariés. Le progrès ! Le gouvernement précédent avait conscience des effets des politiques économiques libérales qu’il continuait de suivre. Il avait mis au point, suivant ses prédécesseurs, une série de mesures sociales destinées à limiter la pauvreté. Ce faisant, il a stigmatisé des populations. Les « pauvres » d’abord désignés comme tels, les « quartiers défavorisés »..., déstructurant plus encore les solidarités. Sans parler des « effets de seuil » — le dépassement d’un revenu minimum prive de toutes les « aides » — renforçant le racisme et provoquant de l’amertume. Ces politiques « ciblées » ont alimenté toutes les haines. Le Pen a surfé sur elles, exigeant plus de mesures sécuritaires, plus de remise en cause des libertés démocratiques. Il a été entendu.
L’individualisme règne en maître du fait même de la pression du libéralisme qui s’installe comme référence. Rompre avec les politiques libérales pour renouer avec l’éthique. Lutter contre la pauvreté, c’est imposer les droits de toutes et de tous. Pour combattre toutes les discriminations. En plus, c’est de bonne politique économique. Dans la récession qui s’annonce, augmenter le marché final est aussi une bonne idée...
Bibliographie sélective
- Économie et statistique : Mesurer la pauvreté aujourd’hui (n° 308-309-310) et les Travailleurs pauvres en France (n° 335), INSEE.
- Serge Paugam : la Disqualification sociale. Essai sur la nouvelle pauvreté (PUF) et le Salarié de la précarité (Seuil), ainsi que, sous sa direction, L’exclusion, l’état des savoirs (La Découverte).
- Conseil d’analyse économique : Pauvreté et exclusion (n° 6) et Inégalités économiques (n° 33), Documentation française.