Il est vrai que les 448 articles du projet de la Convention de Giscard ont peu de choses à voir avec ce qu’on appelle habituellement une constitution et relèvent plus d’un traité ou de directives. Mais c’est justement le problème. Par la volonté de tous les gouvernements de l’Union européenne, ce texte, qui fixe une orientation politique, économique et sociale, aura valeur constitutionnelle, donc valeur d’obligation tant que l’unanimité des pays de l’UE ne le remettra pas en cause. Chirac et les partisans du oui au PS et chez les Verts vont donc nous demander de voter pour un choix de société qui sera ouvertement capitaliste, dominé par le marché et la libre concurrence, militariste et lié à l’OTAN, répressif et fermé aux immigrés, imperméable aux revendications féministes et écologistes. Rien que cela.
Jusqu’à présent, les partisans du oui ont amusé la galerie en essayant de montrer que ce texte allait, au moins, permettre une « meilleure gouvernance » de l’Europe élargie, en esquivant le seul débat qui nous intéresse : de quelle Europe s’agit-il ? Or cette Europe n’est pas la nôtre et ça n’est pas à nous de leur donner des conseils pour mieux la gérer et pour mieux nous écraser.
Après la diversion sur la gouvernance, on a eu celle sur l’adhésion de la Turquie, comme si, là encore, c’était à nous de décider à la place du peuple turc. Faux débat et hypocrisie ont dominé un débat aux relents racistes, dont le fond est la défense de l’héritage chrétien, sans oublier la possibilité pour les bourgeoisies européennes d intégrer une telle économie sans augmenter d’un centime le budget européen. En revanche, qui peut croire que les droits de l’homme bafoués par les militaires turcs seraient la cause des hésitations alors que les droits des femmes bafoués en Irlande, en Pologne ou au Portugal n’ont jamais été un obstacle à leur intégration ?
Le pourquoi de cette constitution est clair. Dans le cadre du partage du gâteau de la mondialisation libérale, les bourgeoisies européennes ont besoin d’un outil légal pour rentabiliser au maximum leur course au profit, détruire en partie les acquis sociaux et démocratiques, et enfin criminaliser toute velléité de résistance sociale. Tout le reste n’est que poudre aux yeux habilement cachée derrière une phraséologie ronflante sur le plein emploi ou les libertés démocratiques (la fameuse charte des droits fondamentaux est en deçà du droit français et de la Déclaration universelle des droits de l’homme). Face à cette déclaration de guerre contre le monde du travail, on comprend la gêne du PS, qui, avec ses complices du PSE, a dirigé l’Europe (treize pays sur quinze) pendant des années en approuvant, de Maastricht à Barcelone, en passant par Amsterdam, toute la construction libérale de l’Europe et son cortège de privatisations. Politique qui n’a malheureusement pas empêché le PCF et les Verts de rester solidaires au gouvernement... Rappelons aussi que, le 24 septembre 2003, le Parlement européen a donné un avis favorable au projet Giscard par 335 voix contre 106 et 53 abstentions, les députés PS français votant pour à l’unanimité (un seul Vert français votant contre, avec les députés PCF, LO-LCR). Aujourd’hui, poussés par la préparation de la présidentielle et les débats internes de son parti, Fabius et une partie du PS prennent position pour le non, et cela ne peut que nous réjouir, même s’ils n’en donnent pas le même contenu que nous. En effet, l’ancien ministre des Finances ne s’est jamais opposé à la logique des traités, à l’indépendance de la Banque centrale européenne ou au pacte de stabilité. Mais sa prise de position témoigne au moins de la popularité du non. En revanche, cela ne peut que nous inciter à renforcer dans la campagne la force du camp pour un non anticapitaliste et antinationaliste qui ne soit pas un fourre-tout anesthésiant.
L’Appel des 200 lancé par la Fondation Copernic est une bonne base politique, et une bonne alliance pour créer partout des collectifs capables d’entraîner un vote majoritaire. Pour cela, il nous faudra relier la campagne internationaliste du non à la résistance contre l’offensive patronale en cours et la définition en positif d’une autre Europe. À nous de faire le lien entre la construction d’une Europe libérale et les privatisations, les délocalisations, la multiplication des fermetures d’entreprises et, surtout, aujourd’hui, la destruction de tous les acquis sociaux.
En refusant l’Europe de Chirac, Blair ou Schröder, nous infligerons une nouvelle défaite à la droite française et ouvrirons sans doute une véritable crise en Europe. Certains la redoutent. Pas nous. Mieux vaut une crise provoquée par la volonté des peuples que par les contradictions entre gouvernants. La construction d’une Europe au service des travailleurs et des peuples telle qu’elle se dessine en pointillé à travers les mobilisations en cours et les forums sociaux, comme ceux de Saint-Denis ou de Londres, passe par ces épreuves. Mais elle réclame aussi plus que jamais la construction d’un débouché politique anticapitaliste autre que celui du PS et de la gauche plurielle.