Cette attitude politique contraste fortement avec la période antérieure, celle qui s’étend de la fin de la IIe guerre mondiale aux années soixante. Or, toute approche un peu globale de la période ouverte par Mai 68 devrait systématiquement inclure un aperçu des traits dominants de la période antérieure.
En effet, cette période, que Hiroshima et Nagasaki marquaient comme horizon indépassable de la coexistence pacifique, ne pouvait qu’exceptionnellement laisser place à l’épanouissement d’une vision du monde radicale et indépendante des Etats, des blocs. Et pour cause, le spectre atomique, bien réel, justifiait toutes les compromissions, était brandi pour autolimiter, réprimer, étouffer toutes velléités de remise en cause de l’ordre mondial tel que concocté à Yalta par Staline, Roosevelt et Churchill en 1944. La vague révolutionnaire montante, produit du combat victorieux des peuples contre le nazisme, était perçue comme un danger mortel. On peut dire qu’au fond, la montée révolutionnaire issue de la lutte des peuples contre le nazisme fut dévoyée par la coexistence pacifique.
Les bureaucraties (des PC occidentaux, de l’URSS, des syndicats ouvriers, des sociales-démocraties) comme la bourgeoisie firent tout pour conserver leur pouvoir, leurs privilèges. Il faut souligner que le « monde libre » comme le « bloc communiste » sortaient renforcés de la guerre aux yeux des populations victimes de la terreur nazie. Rares étaient ceux qui comprenaient que la « liberté » des uns comme le « communisme » des autres n’étaient que paravents idéologiques et que leur implication dans l’effort de guerre ne fut jamais sans arrière-pensée : ce n’est que contraints et forcés qu’ils s’y engagèrent, le sort de leur population ne pesant pas vraiment.
Partager le monde en zones d’influences, faire respecter ces zones, mettre au pas les populations réfractaires, telles ont été les tâches de maintien de l’ordre mondial que se sont assignées les puissances impérialistes et l’Union soviétique : diviser le monde pour diviser les peuples.
Mais ce ne fut pas sans mal tant les exemples d’insubordination, à l’Ouest comme à l’Est furent nombreux : peuples dominés des colonies comme populations des pays impérialistes ou du dit « glacis soviétique » s’insurgèrent régulièrement mais en ordre dispersé.
— Dès 1945, les colonies françaises (Algérie, Madagascar, Indochine) furent le théâtre d’épisodes de répression sauvage à l’encontre des populations autochtones de la part de l’impérialisme français.
— Les révoltes ouvrières polonaise, hongroise, berlinoise s’affrontèrent aux troupes russes d’occupation dès le début des années 1950.
— La Résistance grecque, trahie par Staline et le parti communiste, dut déposer les armes en 1949 à l’issue d’une guerre civile impitoyable,
— Puis vint la cohorte des interventions militaires US de la Corée au Vietnam en passant par le bain de sang indonésien (500 000 morts en 1965), etc.
— Les dictatures fascistes méditerranéennes (Franco, Salazar, colonels grecs), bien que survivantes de la deuxième guerre mondiale étaient tolérées par les démocraties impérialistes... dont la démocratie s’arrête là où les peuples n’inspirent pas confiance ; pour les autres il y avait les dollars du plan Marshall.
— La « Terreur rouge » anticommuniste aux USA (Mc Carthy) faisait rage entre 1950 et 1954, provoquant des dizaines de milliers de révocations et d’arrestations de fonctionnaires (plus de 30 000).
— Enfin, la reconstruction des États bourgeois en Europe occidentale eut lieu grâce... aux partis communistes dans une politique de collaboration de classes pure produit de la coexistence pacifique.
Cette chape de plomb, pourtant, s’allégeait petit à petit, du fait même de l’opiniâtreté de la résistance des peuples, de la désynchronisation des rythmes de radicalisation entre les pays, les peuples, fruits des défaites passées.
On commence à repérer des signes de dynamisme révolutionnaire : de la résistance on passe peu à peu à l’offensive. Une expérience en nourrissant une autre se dessine une re-synchronisation des rythmes. La victoire sans partage de la bourgeoisie et des bureaucraties staliniennes obtenues à la Libération sur le dos des peuples aura été de courte durée : dès août 1948, Tito rompt avec Staline et en 1949 la Chine secoue le monde, échappe au marché mondial, y compris à la volonté des Soviétiques, la tendance « tend » à s’inverser.
La fonction de la révolution coloniale
La révolution chinoise est en effet la première expérience d’envergure, après la Yougoslavie de Tito, bousculant l’échiquier de Yalta, qui plus est sur un pays immense dotée de la population la plus importante du monde. Loin du schéma stalinien préconçu imposant un bloc de classe avec la bourgeoisie nationale dite progressiste, les maoïstes renouent en pratique avec l’indépendance de classe, s’assignant des tâches relevant de la révolution socialiste (la réforme agraire). Cette révolution signera le début du déclin de l’emprise stalinienne sur le mouvement ouvrier mondial. La scission du mouvement communiste mondial est en germe et explosera dès 1956 (Krouchtchev) dégageant ainsi d’autres voies de radicalisation : les pro-chinois scissionnent les partis communistes, des oppositions trotskistes et « italiennes » commencent à se structurer à l’intérieur.
C’est probablement la lutte héroïque du peuple vietnamien contre les impérialismes français puis US qui aura le mieux concentré les contradictions de la période : issue d’une tradition stalinienne pure sucre, la direction du PCV sut se dégager de la gangue idéologique stalinienne, parlant notamment de « révolution ininterrompue par étapes » (!) renouant ainsi empiriquement avec la révolution permanente. Comprenant que face à l’impérialisme le plus fort du monde, seule la mobilisation de toute la population serait à même de l’emporter : les tâches de libération nationale furent couplées à la réforme agraire radicale. Jouant la bureaucratie soviétique contre la chinoise, elle les mit en concurrence pour obtenir le maximum d’aide. La durée de la lutte de libération des Vietnamiens (de 1946 à la victoire de 1975, soit trois décennies) est probablement celle qui a le plus contribué à l’identification d’une génération nouvelle de révolutionnaires.
En France, la solidarité avec le FLN algérien jouera le même rôle, découpant parmi les partisans de la « Paix en Algérie » un large pan qui s’identifiera avec la lutte armée algérienne et fera siens ses objectifs : indépendance nationale et socialisme, sans concession, avec personne.
Ces expériences auront dégagé la voie : on peut résister à l’impérialisme, on peut imposer la révolution aux bureaucraties... et surtout on peut vaincre.
Le fatalisme « ou guerre atomique ou coexistence pacifique » était brisé.
C’est dans cette brèche que Cuba s’engouffre, à quelques kilomètres des côtes nord-américaines, et impose une révolution socialiste en 1959.
Les décennies précédant l’année 1968 voient ainsi progressivement s’affirmer des remises en cause de l’ordre mondial, des directions renouant empiriquement avec la révolution. Les noms de Mao, Ho Chi Minh, Castro, Ben Bella, Ben Barka, puis Guevara symbolisent le renouveau de la Révolution à une échelle de masse.
C’est Che Guevara qui ira le plus loin dans l’analyse, laissant tomber tout le fatras idéologique stalinien, il renouera explicitement avec la révolution permanente. Son « révolution socialiste ou caricature de révolution » de même que « créer deux, trois, de nombreux Vietnam » expriment de façon éclatante que la révolution est plus actuelle que jamais, qu’elle passe par l’accomplissement des tâches de répartition socialistes de l’économie et par l’internationalisme : l’extension des foyers révolutionnaires.
D’autre part, sa défiance envers les pressions bureaucratiques chinoises et soviétiques à l’œuvre à Cuba, au Vietnam, n’aura de cesse ; il leur reprochera de « ne pas avoir rendu inviolable le ciel du Vietnam » ; d’avoir donc composé avec l’ennemi impérialiste.
La révolution permanente à l’œuvre, en actes, réaffirme le vieux concept de l’actualité de la révolution. Elle le rend palpable, mieux : incontournable.
En dépit de ces avancées, la période souffre d’un lourd handicap qui resurgira au plus fort des journées de Mai en France.
Malgré de louables initiatives, des efforts sans relâche, aucune direction marxiste révolutionnaire ne se dégage.
La constitution de fronts de solidarité internationale ne saurait remplacer une direction comme le fut la IIIe Internationale jusqu’au début des années vingt (voir par exemple le rôle révolutionnaire du PCF dans la guerre du Rif au Maroc en 1921, ou lors de l’occupation de la Ruhr en Allemagne 1923-1925 par l’armée française).
L’Organisation de Solidarité des Peuples d’Asie d’Afrique et d’Amérique latine (OSPAAAL) fut créée en 1966 à La Havane. Sa fonction était de développer l’information sur les guérillas en cours, de tenter de les coordonner, d’organiser la solidarité avec les militants arrêtés, de dénoncer les répressions.
Son organe la « Tricontinentale » fut interdit en France pendant longtemps, et imprimé à Cuba. Quoique tendant à jouer un rôle de centralisation des luttes à l’échelle du monde, cette organisation ne fut jamais un exécutif de la révolution : elle ne détenait aucune légitimité organisationnelle auprès de quiconque, la plupart de ses initiateurs furent assassinés dans les années qui suivirent. Ce fut pourtant l’expérience la plus avancée, hormis la IVe Internationale, de constitution d’une direction révolutionnaire dans les années soixante. Ce fut la recherche empirique d’une Internationale révolutionnaire alternative.
L’année 1968 devrait être vue aussi sous cet angle : comme le produit naturel de la montée révolutionnaire internationale des peuples, et aussi donc comme le produit de la carence d’une direction révolutionnaire « à la hauteur ». Sur ce sujet voir dans cette revue l’article de Robert Pelletier.
Si pour nous Mai 68 c’est surtout une grève générale ouvrière (150 000 000 de journées de travail « perdues » en France cette année-là), elle n’aura été possible que parce que d’autres dans d’autres pays auront fait la démonstration que l’oppression était résistible. Quel que soit le régime, colonial (Algérie, Vietnam), néo-colonial (Afrique noire, Amérique latine), fasciste (Asturies, Pays basque espagnol, Grèce), démocratie occidentale (grève générale belge de 1963), pays du socialisme « réel » (Yougoslavie, Pologne, Hongrie), les peuples ont pu imposer leurs luttes et parfois leur solution.
La grande leçon à tirer du processus des libérations nationales (voir l’apartheid, les colonies portugaises...) qui va culminer dans les années soixante-dix, c’est que jamais un État, un appareil militaire n’a pu durablement s’opposer à un peuple en lutte doté d’une direction déterminée à vaincre.
Mai 68 est en cela redevable aux luttes de libération nationale que ce sont elles, malgré leurs limites, les trahisons, les échecs dont elles ont souffert, ce sont elles qui ont gardé intacte la flamme de la faisabilité d’une alternative à l’ordre existant, et ce pendant des décennies, à contre-courant souvent, en tout cas rarement avec le soutien qu’elles méritaient de la part du mouvement ouvrier international.
Est-ce un hasard si ce sont les organisations politiques les plus liées à ces luttes de libération nationale qui ont au mieux pu s’investir dans la montée des années soixante et soixante-dix et pu faire le lien avec la génération des années vingt et trente en se réappropriant le programme marxiste révolutionnaire, replaçant au centre de la stratégie de prise du pouvoir, la classe ouvrière ? La JCR/LCR, au travers de la IVe Internationale en est un bon exemple.