Les bombes n’arrêtent pas la purification ethnique

, par SAMARY Catherine

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Il n’était déjà pas facile pour des gens de gauche de se retrouver dans la rue contre l’intervention impérialiste en Irak menée pour le pétrole au nom des droits de l’homme ; parce que Saddam Hussein n’était pas politiquement défendable. Il était nécessaire et positif, mais encore plus difficile de se retrouver dans la rue à la fois contre le régime de Milosevic, responsable d’un apartheid au Kosovo, et contre les bombes de l’OTAN lancées sur la Yougoslavie. Derrière les buts officiels opaques de ces frappes, l’OTAN joue, à la veille de son 50e anniversaire, sa crédibilité et sa redéfinition dans un monde où le Pacte de Varsovie a disparu. Et derrière l’OTAN, l’enjeu est évidemment aussi le rôle et la capacité d’intervention des États-Unis comme gendarme du monde, écartant tout contrôle de l’ONU.
Il est essentiel de montrer l’incohérence des arguments évolutifs qui cherchent à légitimer cette action. Lionel Jospin nous a dit sur France 2 : « Nous n’avons pas pour objectif de démembrer la république de Yougoslavie ou d’affaiblir les Serbes en tant que Serbes ou en tant que peuple. Notre objectif reste un Kosovo pluriethnique, démocratique, où les forces politiques peuvent s’exprimer librement sans recours à la violence. » Les bombardements favorisent-ils cet objectif ? Le peuple serbe et yougoslave est plus que jamais muselé et massivement solidaire du régime au nom de l’état de guerre contre l’OTAN ; et « à l’ombre » des bombes, le Kosovo, vidé de ses observateurs de l’OSCE, est le terrain clos des pires exactions des forces militaires serbes pratiquant le nettoyage ethnique de centaines de milliers d’Albanais du Kosovo. Les États-Unis et les gouvernements européens ont laissé Eltsine bombarder la Tchétchénie, la Turquie opprimer ses Kurdes, Tudjman expulser ses Serbes... Chacun a réprimé dans le sang ses indépendantistes. L’hypocrisie des arguments et l’inefficacité des moyens (par rapport aux objectifs officiels avancés) cachent mal un dangereux fiasco.

En accord sur ces points de vue, le PCF, le Mouvement de la paix, la CGT, la LCR et LO se sont donc retrouvés dans la rue... Ce qui n’aurait pas été possible sans une heureuse prise de distance du PCF par rapport au régime de Milosevic. Cosignataire (avec notamment Pierre Vidal-Naquet, Pierre Bourdieu, Daniel Bensaïd, Suzanne de Bruhoff, Catherine Lévy, Monique Chemillier Gendreau...) d’une pétition (« Nous refusons les faux dilemmes... ») je voudrais ici insister sur une de ses dimensions qui fait débat avec et dans la « gauche plurielle » [1]. Il n’est pas vrai que les frappes de l’OTAN soient simplement un « alignement » du gouvernement français sur celui des États-Unis. Lionel Jospin a déjà dit qu’il s’agissait d’une politique « mûrement réfléchie ». Il l’a répété l’autre soir, contre les critiques de « suivisme » : « Nous avons décidé - les autorités françaises, le président de la République et moi-même - de façon délibérée, mûrie, d’intervenir dans ce conflit. Nous ne suivons pas. La France n’a pas l’habitude de suivre, elle a l’habitude d’assumer ses propres responsabilités et elle l’a fait dans cette alliance. » Soit dit en passant, « la France », c’est qui ? Qui a débattu d’un retour de « la France » dans l’OTAN ? Qui a débattu d’une politique de guerre avec la Yougoslavie ? Et « intervenir dans ce conflit » pour dire « bombarder », c’est comme « ouverture du capital » à la place de « privatisation »... Mieux vaut des mots clairs pour des politiques claires, sur le plan intérieur ou international.

Cela rejoint sans doute un débat que nous devrons approfondir au-delà des enjeux de l’élection au prochain Parlement européen : qu’est-ce qu’une politique de gauche européenne ? À quelle construction européenne participe la « gauche plurielle » française aujourd’hui ? Nous demandons un débat au Parlement sur la place de la France dans l’OTAN. Robert Hue n’a, heureusement, « pas fermé sa gueule » sur les bombardements de la Yougoslavie. Mais les attribuer aux seuls États-Unis revient à blanchir nos gouvernants, solidarité gouvernementale oblige.

Enfin, autre thème de notre pétition : on ne peut non plus se positionner seulement contre Milosevic sans défendre le droit du peuple kosovar à disposer de lui-même (dans le respect des minorités serbes du Kosovo). La rupture des liens avec la Serbie, dans une logique d’indépendance, n’était pas fatale : c’est la remise en cause du statut acquis par le Kosovo sous Tito, puis la répression des Albanais du Kosovo par Slobodan Milosevic qui fournit à la cause séparatiste sa légitimité et sa radicalité actuelle. Seule la défense démocratique et intransigeante du droit d’autodétermination permettra de combattre la logique de propriétaire dominateur de Belgrade sur le Kosovo. Les Albanais du Kosovo ont défendu ce droit pacifiquement pendant dix ans, pendant que les Serbes de Croatie tentaient de l’obtenir... en pratiquant le nettoyage ethnique de leurs voisins croates, comme à Vukovar, soutenus par Belgrade. Cela a favorisé plus tard le nettoyage ethnique dont les Serbes de la Krajina ont été à leur tour victimes. Et c’est encore cela qui a favorisé dans l’opinion publique une dissymétrie d’attitude envers le peuple serbe et le peuple albanais dont les aspirations étaient similaires...

Défendons ensemble ces droits démocratiques-là, en les traitant dans leur complexité comme droits réciproques à l’échelle balkanique (puisque le PCF propose lui aussi une conférence balkanique). Et proposons qu’une aide matérielle massive soit apportée, notamment par l’Union européenne, à tous les régimes qui coopèrent dans cette logique. Mais exprimons d’abord dans l’urgence le droit d’asile en France pour tous les déserteurs yougoslaves et les réfugiés kosovars : l’augmentation des moyens d’enquête du TPI sur le Kosovo pour que toute la lumière soit faite sur les crimes commis ; l’ouverture immédiate de négociations pour un retour des populations expulsées - donc l’arrêt des bombardements, la mise en place d’une force d’interposition sous contrôle de l’ONU et des Parlements européens, mandatée pour faire appliquer ces accords et protéger les populations du Kosovo.

Notes

[1Pétition reproduite avec la liste de ses signataires dans le dernier numéro de Politis.

Source

L’Humanité, 14 avril 1999.

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