À l’heure de quitter la présidence, alors qu’approche l’élection du 2 mars, Vladimir Poutine affiche un bilan économique qui peut sembler flatteur. Depuis 1999, la Russie a obtenu des résultats enviables : un rythme de croissance de près de 7 % par an, une forte progression des salaires, un recul du chômage et des excédents commerciaux et publics impressionnants. Ces résultats contrastent fortement avec la catastrophe que fut pour le pays la décennie 1990.
Ce rebond repose au départ sur les effets puissamment stimulateurs de l’importante dévaluation de 1998, puis, par la suite, sur les fortes hausses des cours mondiaux des matières premières. À partir de 2003, une nouvelle politique économique s’est affirmée progressivement, le pouvoir adoptant une posture nationaliste « développementaliste », qui n’est pas sans rappeler les trajectoires de certains capitalismes asiatiques. Cette posture se traduit notamment par une extension spectaculaire de la propriété publique, parfois via l’instrumentalisation d’enquêtes judiciaires fiscales ou environnementales laissant peu de choix aux propriétaires des actifs visés, mais souvent du fait de prises de participation par de grandes entreprises publiques dans des sociétés privées. Parallèlement, de multiples instruments de politique industrielle sont mobilisés et les investissements russes à l’étranger sont encouragés. L’objectif affiché de ce volontarisme est de préserver l’autonomie de l’appareil productif dans des domaines clés, et de transformer la rente des matières premières en un nouveau pouvoir technologique.
Il est sans doute un peu tôt pour faire un bilan de cette politique, mais les premières indications suggèrent qu’il est bien moins reluisant que le pouvoir ne le prétend. Il faut d’abord constater les limites qualitatives de la croissance. La bonne conjoncture a été soutenue par l’envol du cours des
hydrocarbures et des productions métallurgiques, qui représentent ensemble près de 80 % des recettes d’exportation. Mais la hausse rapide des importations a confirmé la dépendance pour les biens manufacturés. Sur le plan interne, le dynamisme de la demande a d’abord profité aux secteurs
abrités de la concurrence internationale, tels que la construction, le commerce et l’immobilier. La conjonction de ces éléments est typique du « syndrome hollandais » : les revenus des exportations poussant à l’appréciation du rouble, le pays se trouve privé de la carte d’un taux de change faible qui lui permettrait d’améliorer la compétitivité de ses industries manufacturières.
Dans un tel contexte, une diversification de l’économie pourrait passer par la montée en puissance de secteurs à haute valeur ajoutée, moins sensibles aux variations du taux de change. Cela permettrait aussi de faire face aux graves défis environnementaux auxquels le pays est confronté en raison de la vétusté de son appareil productif et de sa spécialisation dans des activités polluantes.
Mais une telle réorientation implique des investissements importants, une main-d’oeuvre hautement qualifiée et un compromis social permettant une forte implication des salariés. Or, aucun élément significatif n’indique qu’une telle dynamique soit en train de s’enclencher. Le taux d’investissement
situé autour de 20 % — la moitié du taux chinois — reste faible en comparaison avec ceux d’autres pays engagés dans un processus de rattrapage. Les investissements directs étrangers se concentrent dans l’extraction des ressources minérales et les services non échangeables. Et, en dépit de déclarations d’intention récurrentes, la part du produit intérieur brut (PIB) consacrée à l’éducation et à la santé recule.
Sur le plan social, le taux de chômage a certes baissé jusqu’à 6,1 % en 2007 et les salaires réels ont plus que doublé depuis 1999. Mais cela a tout juste permis au salaire moyen de retrouver son niveau de 1991 ! Facteur aggravant, les données récentes font apparaître que la forte croissance profite surtout aux plus riches. Ce n’est guère surprenant : en établissant un impôt à taux unique de 13 %, la réforme fiscale de 2001 indiquait déjà que la réduction des inégalités n’était pas parmi les priorités du gouvernement.
Le dynamisme économique des présidences Poutine n’a donc pas sorti le pays du verrouillage rentier et oligarchique hérité des années 1990. Et le modèle développementaliste esquissé semble très fragile. Alors que le pouvoir se concentre au sein d’un groupe restreint de personnes, le
caractère pléthorique de la bureaucratie et la duplication de certaines fonctions par plusieurs structures gouvernementales tendent à diluer les responsabilités, ce qui contribue à nourrir une corruption endémique. Surtout, l’implication accrue de l’État est aisément réversible. L’extension de
la propriété publique s’est effectuée sans remise en cause formelle de la libéralisation opérée dans les années 1990, si bien que les entreprises passées sous contrôle public peuvent sans difficultés retourner dans le giron privé.
Dmitri Medvedev, le successeur annoncé de Vladimir Poutine, ne vient-il pas de déclarer qu’« une partie significative des fonctions assumées par l’Etat devraient être prises en charge par le secteur privé » ? Le développementalisme russe s’inscrit donc dans une configuration institutionnelle instable. Une fragilité qui autorise une instrumentalisation de la puissance publique aux fins de recomposition de l’oligarchie.