Le Mouvement des Sans Terre au Brésil. Un premier bilan de 20 ans de lutte

, par BATOU Jean

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Le MST a tenu son 4e Congrès national, du 7 au 11 août 2001, avec plus de 11 000 délégué-e-s provenant de 23 Etats brésiliens. L’occasion de dresser un premier bilan de 20 ans de lutte.

Le Mouvement des travailleurs ruraux Sans Terre du Brésil (MST) constitue aujourd’hui l’un des plus importants mouvements sociaux d’Amérique Latine. En 1999, il organisait directement plus de 300 000 familles pauvres, parmi les 4,5 millions de Sans Terre du pays. Ce bilan est d’autant plus impressionnant que ses origines remontent à la fin des années 70. Nous profitons de la publication de deux ouvrages récents, en langue portugaise, tous deux d’un grand intérêt, pour présenter les grandes lignes d’une histoire raisonnée de cette expérience [1].

Le MST est né de la modernisation douloureuse de l’agriculture brésilienne dans les années 70, marquée par une progression rapide de la mécanisation du travail. Le développement du soja, au détriment du blé (Rio Grande do Sul) ou du café (Paraná), a entraîné un exode rural de plus en plus massif, vers des régions de colonisation (Rondônia, Pará et Mato Grosso), notamment pour l’exploitation des ressources minières et de la forêt, mais aussi vers les grandes villes industrielles. Cependant, à la fin des années 70, la fermeture progressive de ces débouchés, notamment comme conséquence de l’épuisement du « miracle brésilien », va pousser les travailleurs ruraux à lutter pour trouver un accès à la terre dans leur région.

Une seule solution, les occupations

Quelles sont les caractéristiques du MST par rapport à celles de ses prédécesseurs, engagés dans les luttes rurales du Brésil et des autres pays du Sud ? Tout d’abord, l’accent mis sur la multiplication d’occupations de masse dans tout le pays (environ 1500 en 15 ans) [2] ; ensuite, le combat pour la légalisation de ces occupations et l’organisation coopérative de la production en leur sein, avec partage de la rente ; enfin, une grande ouverture politique, sociale et culturelle au reste de la société. C’est ainsi, selon Dom Tomás Balduíno, que le MST est parvenu à assumer « les défis, les craintes et les espérances de tout le peuple brésilien [3]. »

Le MST est donc né avant tout des luttes rurales du Mato Grosso do Sul, de l’Etat de São Paulo, du Paraná, de Santa Catarina et du Rio Grande do Sul. Il a cependant aussi été influencé de façon significative par les courants pastoraux des églises catholique et luthérienne, qui cherchaient à mettre en pratique les idées de la théologie de la libération : ne plus attendre un réconfort dans l’au-delà, mais s’organiser et lutter pour résoudre ses problèmes ici-bas. La vocation rassembleuse du MST, de même que son développement national, doivent sans doute beaucoup aux préoccupations œcuméniques et unitaires de ces courants chrétiens. Rajoutons que le MST est né dans une période d’ébullition sociale et démocratique intense de la société brésilienne, au lendemain des grandes grèves ouvrières de 1978-1979 qui annonçaient la chute de la dictature, presque en même temps que le Parti des Travailleurs (PT) et la Centrale Unique des Travailleurs (CUT).

Beaucoup de références, pas de modèle

Quand on lui demande d’énumérer les penseurs qui ont pu influencer la réflexion du MST, João Pedro Stedile membre de sa direction nationale, en cite un grand nombre, tout d’abord parmi les classiques du socialisme, de Marx, Engels et Lénine, à Mao-Tsé-Tung et Rosa Luxemburg. Il mentionne aussi José Marty, Emiliano Zapata, Augusto César Sandino, le mahatma Gandhi, Patrice Lumumba, Ernesto Guevara, Fidel Castro, Martin Luther King, Amilcar Cabral, Agostinho Neto, Samora Machel, Nelson Mandela, etc., ainsi que de plusieurs brésiliens, comme Josué de Castro, Celso Furtado, Florestan Fernandes ou Paulo Freire. Il plaide à la fois pour une grande modestie face à un héritage aussi riche, qu’il recommande d’étudier en se méfiant des préventions comme des imitations irréfléchies, mais aussi pour la recherche d’une voie originale, non dépourvue d’un certain pragmatisme.

Sur le fond, le MST se prononce clairement en faveur de la lutte des classes et du socialisme. Comme le dit Stedile, « la bourgeoisie, avec tout son pouvoir médiatique, son appareil idéologique, a réussi à associer le socialisme à l’arriération, au sous-développement, à un système dépassé. C’est ainsi qu’on traite de ’dinosaures’ ceux qui continuent à défendre des idées socialistes. Parmi la soi-disant gauche moderne, combien se laissent porter par cette vague ? Contre cette marée, nous continuons à défendre des idées socialistes. Un modèle s’est effondré, mais nous sommes toujours convaincus que le socialisme représente un progrès pour l’humanité, par rapport au capitalisme. »

La réforme agraire est la lutte de toutes et tous

Le MST se veut un mouvement populaire, auquel tout le monde peut adhérer. D’où son nom, qui met l’accent sur l’appartenance de classe – « Mouvement des travailleurs » – plutôt que sur l’identité paysanne. Sa structure et son fonctionnement encouragent l’implication des femmes et des jeunes. « Nous percevons que notre force réside là, note Stedile, parce que l’homme n’est pas seulement machiste, il est conservateur et individualiste. Le mouvement acquiert un potentiel incroyable dans la mesure où il inclut tous les membres de la famille. » Le mouvement ne voue pas non plus un culte aux « mains calleuses ». Même si les travailleurs de la terre forment la majorité de sa direction, il accepte volontiers en son sein d’autres qualifications, notamment intellectuelles. Ceci explique sans doute sa perception plus large de la société. Par exemple, la défense des terres indigènes fait partie du programme du MST.

Les dimensions syndicale et politique du mouvement sont aussi fortement articulées. Ainsi s’efforce-t-il de répondre aux revendications économiques les plus immédiates de ses membres, c’est-à-dire l’accès à la terre, en développant les occupations, en luttant pour leur légalisation, mais aussi pour l’organisation de la production, de la distribution et du crédit. En même temps, le MST défend une conception de la réforme agraire, qui nécessite une bataille politique d’ensemble des travailleurs en tant que classe, contre les latifundiaires et l’État bourgeois, mais aussi contre les multinationales. Il s’oppose aussi aux conséquences de la mondialisation néolibérale. Le manifeste de son dernier congrès appelait à soutenir le plébiscite populaire contre le paiement de la dette extérieure et revendiquait la constitution d’un fonds national d’investissements sociaux, alimenté par les exportations de capitaux, afin de créer des emplois et d’accroître le pouvoir d’achat de la population.

Ensemble, le rêve devient possible

Le MST n’a pas de président, mais une direction collective de 25 membres, élus pour deux ans, qui jouissent d’un soutien majoritaire au sein des Etats d’où ils sont issus. C’est pourquoi il préconise la division des tâches en fonction des choix et des compétences de chacun-e, dans laquelle il voit une source de grande richesse. Il revendique une certaine discipline, entendue comme une règle de la démocratie. Il met un fort accent sur la réflexion, sur l’étude et sur le débat, notamment pour garantir la formation des cadres. Les rencontres nationales et les congrès sont conçus comme des lieux de débat, mais aussi d’éducation pour un nombre croissant de militant-e-s (5000 en 1995, plus de 11 000 en août dernier).Ces pratiques organisationnelles visent à favoriser le développement des luttes de masse.

Pendant la seconde moitié des années 80, le MST a dû se confronter à la réaction brutale des latifundistes, avec la création de l’Union Démocratique Ruraliste (UDR), qui bénéficiera d’une grande influence dans la Constituante de 1988. De façon assez stupide, cette organisation va cependant opter pour la professionnalisation de groupes de pistoleros et se lancer dans l’assassinat de figures emblématiques, non directement liées aux mouvements d’occupation, notamment le père Josimo Tavares, en 1986 et le leader syndical des travailleurs ruraux de Xapuri, Chico Mendes, en 1988, ce qui sera ressenti comme une intolérable provocation par la société dans son ensemble, sans parler du retentissement international de ces crimes. L’UDR en sortira considérablement affaiblie.

Occuper, résister et produire

En 1989, la défaite électorale de Luiz Inácio Lula da Silva et la désignation de Fernando Collor, comme président, vont porter un rude coup au moral du jeune MST. Elles annoncent une période de répression accrue, méthodique et extrêmement dangereuse, de la part de la police fédérale surtout. Le mouvement va répondre en organisant ses coopératives à partir des occupations légalisées, à l’échelle des États, puis au niveau fédéral, ce qui donnera naissance à La Confédération des Coopératives de Réforme Agraire du Brésil (Concrab), fondée en mai 1992. Plus récemment, le gouvernement de Fernando Henrique Cardoso déclare miser exclusivement sur les mécanismes du marché : il prétend ainsi donner progressivement aux Sans Terre les moyens d’acheter un lot [4]. Pour lutter contre le MST, il compte avant tout sur une propagande massive, mais la répression n’est pas loin.

Les problèmes rencontrés par les coopératives de production a convaincu le MST de la nécessité de développer l’éducation technique et administrative de ses membres. Ce travail devait commencer bien sûr, à la base, par l’éducation des enfants des coopératives et des occupations, avec la volonté de leur faire comprendre la nécessité de la réforme agraire. Le mouvement a développé ainsi un système d’enseignement élémentaire spécifique, qui suscite l’intérêt de milieux académiques, de l’Unesco et de l’Unicef [5]. Mais il a aussi fondé un Institut Technique d’Enseignement et de Recherche en Réforme Agraire (Iterra) et un Centre des Techniques Agricoles Alternatives (Cetap). En effet, pour lui, l’alphabétisation ne suffit pas, le programme agraire développé par le MST a aussi besoin de travailleurs motivés très qualifiés.

Place aux valeurs

En 1998, le 9e rencontre nationale du MST a discuté spécifiquement des valeurs du mouvement. De ce point de vue, l’occupation constitue une expérience clé. C’est un acte collectif, non un cri isolé. De plus, « passer par le calvaire d’un campement crée un sentiment communautaire, d’alliance », surtout quand on pense que certains y sont restés jusqu’à six ans. De même, de février à avril 1997, les trois colonnes de marcheurs, dont le plus âgé avait 90 ans, convergeant sur Brasilia, sur plus de 1000 kilomètres, à l’appel du MST, ont donné à réfléchir sur l’impact moral d’un tel engagement collectif.

La coopérative conquise par une occupation est la carte de visite du MST. Ainsi, ses habitants et travailleurs doivent s’y sentir bien et fiers des résultats de leur lutte pour la terre. Un souci particulier est dévolu aux aménagements internes, à la plantation d’arbustes et de fleurs, à l’entretien des jardins, de même qu’à la qualité de l’accueil des visiteurs. La coopérative doit aussi s’efforcer de répondre aux besoins essentiels de la société en développant une production à bas prix pour un marché de masse, marquée à l’effigie du MST. Ses membres doivent être les premiers à apporter de l’aide alentour en cas de catastrophe. Des dons réguliers en nature sont aussi accordés aux hôpitaux, aux asiles, aux écoles publiques et aux crèches.
Pour un développement rural qui réponde aux besoins de la société

Le MST ne défend pas un modèle rigide de coopérative. La formule adoptée dépend de critères objectifs (capital disponible, type de productions choisies, conditions naturelles) et subjectifs (degré de conscience sociale et politique acquise par les protagonistes). Fondamentalement, il conteste la division traditionnelle entre industrie et agriculture. Il préconise une troisième voie, entre la production paysanne traditionnelle et la production capitaliste. Il cherche ainsi à développer des unités agro-industrielles dans le cadre coopératif, qui ouvriraient la voie à une véritable intégration solidaire de la ville et de la campagne. La division du travail pourrait ainsi se développer, pour le bien de la communauté, sans déboucher sur des rapports d’exploitation. Cette démarche a une valeur éducative essentielle.

Ce type de développement rural pourrait aussi se concevoir comme une alternative à l’urbanisation sauvage. Des cultures écologiques, limitant l’usage de pesticides et autres produits chimiques, qui refusent de recourir aux semences transgéniques, constituent de la même manière un modèle alternatif pour le développement du pays et le bien-être de la société dans son ensemble.

Mais il ne faut pas s’y tromper, en dépit des victoires successives et du développement spectaculaire du MST, en dépit aussi d’un mouvement d’occupations impressionnant depuis une vingtaine d’années, la concentration des terres du Brésil a progressé plus vite encore. Ce constat confirme les orientations fondamentales du MST : contrairement à la guérilla des occupations, aussi importante soit-elle, une réforme agraire d’ensemble, qui suppose une démocratisation radicale de l’accès à la terre, ne peut résulter que d’une épreuve de force politique nationale, conduite par la majorité des travailleurs en tant que classe. Les batailles actuelles visent à rapprocher l’échéance d’une telle révolution, mais aussi à en préparer les lendemains.

Notes

[1João Pedro Stedile et Bernardo Mançano Fernandes, Brava gente. A trajetória do MST e a luta pela terra no Brasil, São Paulo, éd. Fundação Perceu Abramo, 1999 et Bernardo Mançano Fernandes, A formação do MST no Brasil, Petrópolis (R.J.), éd. Voces, 2000.

[2Le Tribunal Supérieur de Justice a jugé récemment que les occupations de masse ne devaient pas être jugées à partir des dispositions du Code pénal, comme des violations de la propriété privée, mais à partir de la Constitution, qui prévoit l’expropriation des grands domaines improductifs. Cette victoire juridique a été rendue possible grâce à la multiplication des occupations initiées par le MST.

[3Cité dans Stedile, op. cit., p. 10.

[4On estime qu’il faut environ 20 000 reales, soit environ 10 000 dollars, pour garantir l’accès à la propriété à une famille sans terre, sans compter le crédit qui devrait permettre de la soutenir par la suite. Il faudrait donc dégager dans un premier temps 45 milliards de dollars pour répondre à la demande de tous les Sans Terre. Or, le gouvernement parle de dépenser 250 millions de dollars par an pour cela !

[5Voir à ce propos : Roseli Salete Caldart, Pedagogia do Movimento Sem Terra, Petropolis (R.J.), éd. Vozes, 2000.

Source

Informations et commentaires, n° 113, octobre - décembre 2000, p. 29-32.

Diffusion Web

SolidaritéS, octobre 2001. URL : http://www.solidarites.ch/journal/docs/mst.html

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